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Par BELALA Islam ( doctorant en philosophie)
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PHILOSOPHIE
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« La recherche que nous entreprenons n’a rien d’ordinaire,
elle demande, à mon avis, un regard bien aiguisé ».
Platon, République, II, 368c1.
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Platon ainsi que la philosophie platonicienne ont souffert de beaucoup d’accusations à travers les siècles : totalitarisme – quoique anachronique –, agressivité envers les condisciples du philosophe et ses contemporains, mépris du corps, trahison de Socrate, plagiat… etc. Dans un dossier que je souhaiterais intituler de manière caustique « Apologie de Platon », je ferai en sorte de répondre à quelques accusations. L’« Apologie de Platon » n’aura pas pour but de faire le ménage dans l’histoire de la philosophie pour présenter le Platon pur, comme si j’étais le seul à avoir tout compris de Platon plus de deux millénaires après. Loin de moi cette idée. L’« Apologie de Platon » n’aura d’autre prétention que la volonté de répondre aux accusations lancées contre Platon et sa philosophie. Certaines accusations sont peut-être légitimes alors que d’autres non… en tout cas, c’est ce que nous verrons.
Très souvent, la philosophie politique platonicienne se réduit à la cité idéale et au philosophe-roi, que l’on classe dans l’utopisme et on n’en reparle plus du tout. En fait, cette condamnation hâtive de la politique platonicienne vient justement de la non-prise en compte du contexte historique et politique d’Athènes d’une part et des allégations platoniciennes en rapport avec ce contexte historique et politique d’autre part2. D’autant plus que la philosophie politique de Platon est beaucoup plus riche que cela et je le prouve en choisissant la vieille opposition des concepts de loi et de nature pour aborder le domaine politique platonicien.
Tout d’abord, le terme grec que l’on traduit par nature est φύσις, et il ne désigne pas tout à fait la nature comme on l’entend en français, car le terme nature s’est imprégné de la dimension latine, celle de natura, qui renvoie à la naissance uniquement. Le concept grec, quant à lui, possède une triple terminologie et φύσις signifie, à la fois, pousser, croître et se développer. Ainsi, φύσις désigne l’action véhiculée par le verbe φύεσθαι, qui renvoie tout d’abord à l’acte de naître, de croître et pousser et ensuite au résultat de naître, de croître et de pousser3. On comprend alors que la φύσις est ce qui arrive d’un seul coup et qui n’est pas sujet à un processus qui soumettrait une chose à l’obligation d’être, puisque ce concept désigne à la fois l’origine et le résultat, en passant par le développement de la chose, ou comme le dirait Pierre Hadot de manière très appropriée : « La représentation fondamentale qui s’exprime dans ce mot est donc celle d’un surgissement spontané des choses, d’une apparition, d’une manifestation des choses résultant de cette spontanéité »4. La φύσις s’apparente alors à ce qui est nécessaire alors que le νόμος, la loi, pourrait être rapproché de la contingence et de la convention, et c’est à partir de cette remarque que j’ai jugé pertinent d’aborder la philosophie politique de Platon.
Ce que l’on pourrait, d’ores et déjà, trouver surprenant est le fait de vouloir parler de la politique platonicienne, tout en choisissant le concept de νόμος, de loi, comme angle d’attaque. N’est-il pas plus adéquat de s’interroger directement au sujet de la πόλις, la cité, et de la πολιτεία, la constitution ? C’est possible effectivement. Cependant, l’acte de légiférer est tout aussi politique que l’acte de gouverner car« il faut rappeler que pour les anciens l’éthique, le politique et le juridique constituent un seul et même domaine »5 et il n’est donc pas légitime d’exclure le concept de loi dans la recherche politique. De plus, ce qu’il faut avoir à l’esprit est le fait que la loi grecque est une loi qui émane des Grecs eux-mêmes, contrairement à la loi juive (et puis plus tard, à la loi chrétienne et musulmane) qui est une loi révélée donc indiscutable, théoriquement et de point de vue du dogme. Ce processus de légifération est en soi-même une démarche politique en ce sens que le législateur, par le biais de la loi, dresse les devoirs et les droits des citoyens de la cité.
L’analyse de la loi dans la philosophie de Platon permet en réalité d’effectuer une analyse de la πολιτεία de manière indirecte. Ainsi, une loi qui donne trop de libertés pourrait s’apparenter à une démocratie et inversement, une loi qui est trop répressive ne pourrait être qu’un régime tyrannique. Avec cet exemple, nous apprenons clairement que la loi définit la constitution en fonction du clivage entre « la servitude et la liberté »6 : « l’Empire [perse] n’est pas dirigé comme il faut, parce que le peuple est maintenu dans un état de servitude trop grand et que les dirigeants ont un pouvoir excessif »7, et « une liberté absolue vis-à-vis de toute autorité ne l’emporte pas »8, car la politique et le régime démocratique deviennent une « théâtrocratie »9 en ce sens que
[l]es gens, parce qu’ils se croyaient compétents, ne furent plus retenus par la crainte, et l’assurance engendra l’imprudence. En effet, cesser de craindre l’opinion d’un meilleur par effronterie, c’est là vraiment l’imprudence dépravée, résultant d’une liberté par trop audacieuse10.
C’est la loi qui détermine la servitude ou la liberté, elle détermine par conséquent la tyrannie ou la démocratie. Un système politique juste (qui est la préoccupation principale dans la philosophie politique platonicienne) est donc celui dans lequel la loi établit des devoirs et des droits de manière équitable. La loi devrait alors s’éloigner de la théâtrocratie (et la démocratie athénienne) et éviter de donner un pouvoir de domination arbitraire au tyran (comme c’est le cas pour l’empire perse).
Qu’est-ce donc une loi ? Elle semble être, à première vue, une finalité imposée par le législateur à tous les citoyens. Au tout début du premier livre des Lois, Platon soutient que le « législateur […] n'[aura] jamais et principalement en vue, en dictant les lois, autre chose que la vertu la plus élevée »11. On remarque alors que cette visée finaliste de la loi est purement formatrice, car elle inculque aux citoyens « la vertu la plus élevée », autrement dit l’ἀρετή, l’excellence. La loi forme ainsi le καλὸς κἀγαθός12, l’homme beau et bon, le citoyen parfait. Il faudrait alors préciser exactement ce qu’est la nature de la vertu pour comprendre de quelle manière elle peut être l’objectif de la loi. « En un sens très large, la vertu d’une chose ou d’un être, c’est sa propriété caractéristique, l’excellence de l’action dont est capable l’agent, soit par nature, soit par institution, soit en vertu d’un dessein prémédité (…) »13. La vertu serait donc la disposition naturelle, ou acquise par l’éducation, à agir adéquatement en fonction de ce qui est possible à faire. C’est en ce sens que Socrate affirme que la vertu du juge est de reconnaître la justesse des affirmations de l’orateur et la vertu de l’orateur, quant à lui, est de dire la vérité14. Le juge agit alors adéquatement (et de manière vertueuse) quand il reconnaît la vérité dans les allégations des orateurs et de même pour l’orateur quand il s’efforce de dire uniquement la vérité. On comprend alors que la vertu, à ce stade de la réflexion, est purement et simplement en relation avec la fonction. C’est pour cela que Léon Robin, dans la citation précédente, parlait de « la vertu d’une chose ou d’un être », car un instrument, par exemple, peut posséder une vertu, chez les Grecs, s’il remplit excellemment la fonction pour laquelle il a été conçu, contrairement à aujourd’hui où la vertu n’est réservée qu’à l’être humain. S’il l’on revient à présent à mon propos initial, à savoir que la loi ne vise que la vertu des citoyens, on pourrait dire que la loi ne fait que s’adresser à la partie rationnelle de l’homme afin de le faire agir adéquatement. Au sujet de la loi, je ne vais pas en dire davantage et cela suffira pour la cohérence argumentative à venir. Je reviendrai plus en détail ultérieurement pour discuter le rapport de Platon à la loi.
La nature doit être prise en considération, puisque la loi s’adresserait à ce qui est naturel chez l’homme, à savoir son λόγος15. Qu’est-ce alors que la nature ? N’est-il pas problématique de mettre sur le même plan le concept de loi et de nature alors que les préplatoniciens (à savoir les penseurs présocratiques) ainsi que les contemporains de Platon (les sophistes) ont opposé ce couple de notions de manière si radicale qu’il est impossible de tout remettre en question ?
Cette opposition est d’ailleurs connue par Platon, qui en fait référence dans les dialogues. Platon fait ainsi dire à Hippias dans le Protagoras :
Vous qui êtes ici présents, (…), je pense personnellement que vous êtes tous des parents, des proches et des concitoyens non pas selon la loi, mais selon la nature ; le semblable, par nature, est parent du semblable, alors que la loi, ce tyran des hommes, impose de force bien des choses contre nature16.
L’opposition est donc très nette dans cet extrait, puisque la nature crée la parentalité et la concitoyenneté alors que la loi divise et impose, tel un tyran. On pourrait voir alors chez Hippias une idéalisation de la nature et un mépris des lois qui imposent des choses contraires à la nature. Cette interprétation pourrait être justifiée, puisque Hippias semble porter un intérêt tout particulier concernant la question de la loi et soutient que les lois peuvent être dommageables si elles sont mal faites17. On retrouve alors chez Hippias cette prudence vis-à-vis de la loi et cette conviction de la possibilité d’erreur. Cette critique de la loi en faveur de la nature fait d’Hippias un partisan de la conception du droit naturel18. Hippias est-il donc un idéaliste, c’est-à-dire qu’il appelle à ne suivre que la nature et à mépriser les lois ? Selon Jacqueline de Romilly, c’est une erreur de faire une telle interprétation : « Le bon Hippias n’a manifestement rien de tel à l’esprit. En fait, il ne prêche même pas le mépris des lois. Il se livre à une constatation de pure théorie : il analyse, il distingue »19. La remarque d’Hippias dans le Protagoras de Platon n’est donc pas une marque d’idéalisme et le seul aspect moral que l’on peut retenir dans cette distinction de nature et de loi chez Hippias est la « concordance entre les êtres »20. Et cette interprétation sur la concordance nous semble tout à fait logique puisque, si l’on relit plus attentivement le Protagoras, on se rend compte que l’intervention d’Hippias par la distinction des notions de nature et de loi n’a pour objectif que la réconciliation de Protagoras et de Socrate afin de poursuivre le débat au sujet des sophistes21.
Force est d’admettre que cette distinction ne nous avance pas dans notre réflexion, car la définition de la nature est encore vague. J’ai dit plus tôt dans la partie introductive que le concept de φύσις désigne non seulement l’origine d’une chose, le processus de croissance ou d’évolution de cette chose mais également le résultat de la croissance d’une chose. Qu’en est-il alors de Platon ? Platon va considérer la nature comme étant le domaine de recherche des présocratiques par excellence. Il s’agit, en effet, de se débarrasser des mythes et des interventions divines pour expliquer le monde et son fonctionnement sans convoquer des forces surnaturelles. Thalès, en tête de file, innove dans le domaine de la recherche sur la nature en essayant pour la première fois dans l’histoire de la pensée occidentale d’expliquer le monde non plus par les dieux mais uniquement par les éléments physiques et matériels ; il s’agissait donc de tenter d’expliquer le monde par lui-même et de ne plus céder aux superstitions. Ainsi, chez les penseurs présocratiques, l’ἀρχή, le principe ou la cause première, qui met en route toutes choses, reste un principe physique : l’eau pour Thalès, le feu pour Héraclite…
Platon ne se laissera évidemment pas convaincre par une telle approche matérialiste de la nature. Dans le Phédon, Platon expose une critique d’Anaxagore (et des présocratiques en général) en dénonçant un rapprochement dangereux entre la nature et la matérialité du principe22. L’aspect matériel du principe engendrerait selon Platon une nature hasardeuse et arbitraire. Le Phédon, dans cette recherche sur la définition de la nature chez Platon, nous aura donné une définition négative. On peut déjà s’accorder sur le fait suivant : la nature chez Platon n’est pas un principe matériel. On ne peut rien trouver d’autre dans ce dialogue pour avancer, et c’est désormais le Phèdre qu’il faudrait interroger pour des détails supplémentaires.
Socrate pose la question très explicitement et demande : « Mais la nature de l’âme, crois-tu qu’il est possible de la concevoir de façon satisfaisante sans connaître la nature du tout ? »23 et Phèdre de répondre par la négative. On comprend alors que la nature d’une chose ne suffit pas pour rendre compte de la chose elle-même mais encore faut-il connaître la nature du tout. Il faut alors agir comme le médecin Hippocrate, à savoir, pour rendre compte adéquatement de la nature de l’âme – ou de la nature de toutes choses, par extension – il faudrait connaître la nature de l’univers ou la nature du tout.
Que peut bien signifier ce tout et quel rôle joue-t-il dans le domaine politique ou philosophique ? Cette attitude de se tourner vers le tout n’est pas uniquement une joute rhétorique mais recèle bien évidemment la célèbre théorie des εἶδος (des Formes ou des Idées). Dans le Phèdre de Platon, Socrate et Phèdre discutent sur les conditions nécessaires pour devenir un bon orateur. La condition est évidemment de favoriser le savoir du tout au lieu du savoir du particulier, comme nous l’avons expliqué plus haut, ce qui revient en fin de compte à la méthode hippocratique. Mais que permet concrètement le savoir du tout ? En fait, toute τέχνη, tout art, qu’il soit rhétorique ou politique, « exig[e] en sus bavardage et spéculation sur la nature »24. Ce bavardage (la philosophie) et cette spéculation sur la nature (la météorologie)25 conduisent incontestablement à un ὑψηλόνουν, une « élévation de pensée »26. Et c’est évidemment en contemplant les astres que l’on acquiert la perfection dans sa τέχνη, étant donné que l’on consacre toute son attention au monde intelligible, cet ὑψηλόνουν reflète alors l’abandon du sensible pour se consacrer à la spéculation sur la nature et sur le tout. La spéculation sur la nature revient donc à se tourner vers l’ἀρχή, l’origine, à savoir les Idées.
Le Phèdre de Platon ne nous aura aidés qu’à faire la distinction entre la nature d’une chose et la nature du tout et il ne nous donne pas la définition complète de la φύσις que l’on tente d’éclaircir. C’est dans le livre X des Lois que Platon tente de chercher le principe. On peut lire en effet que parler de la nature, c’est « parler de la naissance des premières choses »27. La nature pour Platon serait alors ce qu’il y a de plus ancien, puisqu’il est venu à l’être en premier. Platon nous propose alors un retour à l’ἀρχή, à l’origine, pour ne pas donner la primauté à ce qui n’est pas principe. La critique des présocratiques faite par Platon réside dans le fait qu’ils ont considéré comme né en premier ce qui en réalité est né en dernier28, comme le feu, l’air, l’eau ou la terre. C’est donc à partir de cette critique que l’on va chercher le véritable principe, l’ἀρχή, la nature du tout.
Le plus ancien est alors ce qui s’apparente à l’ἀρχή. Si l’on croit donc Platon, le plus primordial et le plus originel est la ψυχή, l’âme, car l’Étranger d’Athènes déclare ouvertement :
C’est l’âme, mon ami, dont, peu s’en faut, tous ces gens risquent d’avoir méconnu ce qu’elle se trouve être et ce qu’est sa puissance. Ils ont ignoré entre autres caractères celui de sa naissance, qui fait qu’elle est parmi les choses qui sont nées en premier, antérieure à tous les corps, et qu’elle est plus que tout principe de leur changement et de leur transformation29.
On voit alors que la ψυχή comme ἀρχή, donc comme principe de toutes choses, correspond à notre définition négative et intuitive proposée précédemment. Platon prend donc le contre-pied des philosophes présocratiques en affirmant la primauté d’un principe non-matériel, à savoir l’âme du tout. Mais cette prise de position, qui rejette la nature-matérielle préconisée par tous les philosophes présocratiques, vient du fait que selon Platon, le principe ne peut pas être mis en mouvement par quelque chose d’autre, mais que, au contraire, c’est au principe de tout mettre en mouvement, y compris lui-même30, sans cela il ne peut être considéré comme une ἀρχή. Ainsi, « nous affirmons que le mouvement qui se meut lui-même est nécessairement le plus ancien et le plus puissant, tandis que celui qui est provoqué par autre chose et provoque un changement chez d’autres vient en seconde position »31, et on comprend donc mieux le rejet d’un principe matériel, puisqu’il vient en seconde position.
Une telle conception de la nature comme une ἀρχή, un principe, qui forme la véritable φύσις, une réalité primordiale et originelle qui doit être cherchée en dehors des éléments sensibles (le feu, l’eau, l’air et la terre), nous fait sortir de l’arbitraire et du hasard étant donné que l’âme est dotée d’un intellect, contrairement aux éléments matériels. Ainsi, le débat au sujet de l’opposition entre la loi et la nature se trouve alors dépassé dans cette conception qui place l’âme du monde comme ἀρχή. La nature et la loi, qu’elle soit comprise uniquement comme étant une visée de l’excellence pratique comme Je l’ai défini plus tôt ou comme « le décret commun de la cité »32, ne peuvent plus être mises en opposition, comme l’ont fait les sophistes, car elles disposent de la même origine, à savoir l’âme universelle.
Maintenant que le concept de φύσις chez Platon est défini de manière approfondie, Je vais revenir sur l’analyse de la loi pour en définir l’essence. J’ai dit que la loi chez Platon semble être une finalité qui vise la vertu de l’homme. Ensuite, j’ai dit que la loi est « le décret commun de la cité ». Ce décret commun permet justement de considérer l’ensemble des citoyens et de viser ainsi l’universalité. Cette idée qui affirme que la loi est une décision de la cité qui vise tous les citoyens se retrouve dans les textes apocryphes de Platon. On pourrait alors sous-entendre que cette définition de la loi était la plus répandue durant la Grèce classique. Dans le Minos, on apprend que « la loi, c’est une décision prise par la cité »33, et dans les Définitions, on peut lire que la loi est « une décision politique du grand nombre, qui vaut sans limitation dans le temps »34. L’inauthenticité du Minos et des Définitions n’est pas à établir ici35, mais si nous avons cité ces deux textes apocryphes, c’est pour rendre compte du climat définitionnel du concept de loi dans une atmosphère platonicienne. Nous voyons que la loi est une opinion, exprimée par la cité, qui vaut pour tous et tout le temps – tant qu’elle n’a pas été changée –, c’est la traditionnelle et conventionnelle définition de la loi, comme pourraient la définir les sophistes.
C’est sur cette idée de la prétendue universalité de la loi (puisqu’elle vaut pour tous et tout le temps) que s’abat la critique de Platon de manière très légitime. Dans le Politique, Platon reste très explicite quant à l’incapacité de la loi à être efficace en se prétendant universelle. Ainsi, la loi « ne pourrait jamais embrasser avec exactitude ce qui est le meilleur et le plus juste pour tous au même instant, et prescrire ainsi ce qui est le mieux »36. La critique est tout à fait logique et on pourrait même dire que cette critique s’adresse à nous, citoyens d’aujourd’hui. Le fait que les situations ne sont jamais les mêmes, « les dissimilitudes sont telles entre les hommes et les actions »37 que la loi qui se veut universelle ne pourra pas prendre en compte le détail (c’est-à-dire la spécificité et le caractère singulier de l’action), ce qui conduit à son inefficacité.
Il semble que Platon fasse preuve d’innovation et de génie sans égal pour un penseur de son temps. Il a compris, en effet, un des problèmes majeurs de la philosophie politique occidentale, à savoir celui de la complexité de la loi politique. Si la loi se veut universelle et générale, alors elle manquera la réalité des détails de l’action ; si elle est stable (c’est-à-dire déterminée dans un contexte spatio-temporel donné), alors elle ne prendra pas en compte le changement de société et le développement culturel et gouvernemental ; si elle est trop sévère, elle entraînera une tyrannie ; si elle est trop faible, elle ne sera pas respectée…
Que faut-il faire alors ? Devrait-on gouverner sans lois puisque, comme on vient de le voir, la loi est passible de critiques légitimes dans n’importe quel contexte ? Il va sans dire que cette alternative n’est pas recevable. Pour Platon, la loi doit être supérieure aux gouvernants, puisque ces derniers doivent être « les esclaves de la loi »38. Dans ce passage des Lois, Platon répond en réalité à la critique de Thrasymaque faite dans le premier livre de la République et qui consiste à dire que « tout gouvernement institue les lois selon son intérêt propre, la démocratie institue des lois démocratiques, la tyrannie, des lois tyranniques, et ainsi pour tous les autres régimes politiques »39. Cette idée de la loi comme étant l’intérêt du gouvernant n’est pas du tout obsolète, car on la retrouve chez d’autres penseurs politiques plus proches de nous que Platon, et nous pensons, entre autres, à Nicolas Machiavel, et à son ouvrage Le Prince. L’intérêt du gouvernant concerne l’intérêt de l’autorité et par conséquent l’intérêt du plus fort, qui consiste à garder et à « maintenir son pouvoir »40. Ainsi, les lois que le gouvernant va instituer n’auront aucun autre but sinon d’empêcher les autres de le chasser de l’autorité.
On comprend bien qu’une telle vision de la loi (et par extension du régime politique) ne peut pas être viable et Platon l’a bien remarqué, puisqu’il prend le contre-pied de Thrasymaque. Platon soutient effectivement que « ce ne sont pas là non plus des lois justes, toutes celles qui n’ont pas été instituées dans l’intérêt commun de l’ensemble de la cité »41. La loi ne doit donc pas être instituée dans l’intérêt d’une minorité de personnes parce que ces personnes sont riches ou fortes.
N’y a-t-il alors pas ici une contradiction flagrante quant à la conception platonicienne de la loi ? Si Platon critiquait l’universalisme de la loi politique, comme on l’a vu plus haut, comment peut-il soutenir l’idée que la loi doit s’adresser à l’ensemble des citoyens et non pas à une certaine minorité (à savoir la classe gouvernante) ? En fait, pour répondre à cette objection, il nous faut prendre en compte le champ d’action de la loi politique. La loi platonicienne ne privilégie pas une certaine catégorie de personnes, mais bien au contraire elle vient englober l’ensemble des citoyens non plus uniquement dans un but répressif ou prohibitif, mais également et surtout dans un but éducatif.
Tout d’abord, le législateur ne doit jamais utiliser « la contrainte pure »42, puisqu’il a « à sa disposition deux instruments pour légiférer, la persuasion et la contrainte »43. Une loi qui use à la fois de la persuasion et de la contrainte semble être beaucoup moins répressive et de fait les citoyens deviennent plus réceptifs. La persuasion vient alors justifier les raisons pour lesquelles le législateur édicte une telle loi. L’Étranger d’Athènes donne un exemple concernant le mariage en utilisant à la fois la persuasion et la contrainte44. La loi affirme que l’homme doit se marier entre trente et trente-cinq ans. Le côté persuasif consistera à dire que le mariage permet de participer naturellement à l’immortalité en ne tombant pas dans l’anonymat, puisque l’homme laisse une trace dans ses enfants et les enfants de ses enfants. La menace sera de payer une amende si l’homme décide de ne pas se marier et privilégie le célibat. À travers cet exemple, on voit que Platon cherche à ne pas voir dans la loi uniquement le côté restrictif et excessif mais il « montre que même dans l’aspect le plus négatif de la loi, [il y a] matière à formation de l’homme et à influence raisonnable. La fonction répressive était elle-même éducative »45. Le législateur aura donc la même fonction que le médecin qui ne pourra rien ou, disons mieux, qui ne devra rien prescrire à son patient sans lui avoir expliqué la démarche à suivre46. Platon est alors conscient que la menace seule et la contrainte pure ne pourront pas emmener les citoyens à l’obéissance ou alors de manière très temporaire.
C’est pour cela que la loi doit comporter un préambule (un προοίμιον que l’on retrouve également parfois sous le terme de παραμυθία) qui véhicule cette partie persuasive de la loi politique. « Chaque loi est ainsi accompagnée d’un texte dont les leçons doivent servir à éduquer au bien avant qu’elle ne vienne punir les éventuels auditeurs rétifs aux instruments de persuasion (…) »47. Ce préambule va donc persuader le citoyen de ne pas agir à l’encontre de la loi et en ce sens elle l’éduque. L’obéissance ne viendra alors pas du seul fait de la contrainte ou de la menace, mais elle viendra surtout du citoyen lui-même, puisqu’il aura compris, par la persuasion véhiculée dans le προοίμιον, pour quelles raisons il ne faut pas agir contre la loi politique en question.
En réalité, la peine qui vient s’abattre sur le citoyen qui ne respecte pas la loi n’est pas uniquement une vengeance, comme on pourrait le penser. La peine qui accompagne la loi est aussi éducative. Dans le Gorgias, Platon est très clair, la peine, qu’elle soit divine ou humaine, ne peut avoir une autre fonction que celle qui consiste à éduquer :
Or, tout être qu’on punit et auquel on inflige le châtiment qu’il faut mérite de s’améliorer et de tirer profit de sa peine ; ou sinon, qu’il serve d’exemple aux autres hommes, lesquels en le voyant subir les souffrances qu’il subit, prendront peur et voudront devenir meilleurs. Les hommes auxquels la punition est un service qu’on rend et qui sont donc punis par la justice humaine et la justice divine sont les hommes qui ont commis des méfaits, mais des méfaits que l’on peut guérir48.
En dehors du fait que l’on retrouve ici, encore une fois, une allusion au domaine médical, on comprend que la peine vient guérir comme si le citoyen était un malade. La guérison va consister en la dissuasion de récidiver. La peine ne va donc pas venir pour se venger d’un préjudice, car « ce qui est fait est fait »49, mais c’est vers l’avenir que la punition doit porter et non sur le passé, en l’occurrence ici sur le crime ou sur le préjudice commis. La peine doit avoir pour rôle non pas de faire oublier le dommage d’une dégradation matérielle ou symbolique, mais elle doit avoir une vertu éducative d’abord puis préventive ensuite, qui empêcherait l’homme qui ne respecte pas la loi de recommencer et idéalement dissuaderait les autres citoyens d’agir de la même manière.
Ainsi, le préambule qui précède la loi et la peine qui accompagne la loi n’exercent aucune violence effective, d’après la conception platonicienne. La première persuade, la seconde guérit et dans tous les cas, le seul résultat pratique de l’usage de la loi est l’éducation des citoyens. L’aspect éducatif de la loi permet à Platon de soutenir l’idée que la loi doit être instituée dans l’intérêt de tous les citoyens tout en affirmant l’inefficacité de la loi qui se veut universelle. La loi, en tant qu’instrument d’éducation, s’adresse individuellement à l’ensemble des citoyens et non plus « pour tous au même instant »50. Cette conception de la loi platonicienne n’est pas alors une obéissance aveugle et une soumission inconditionnelle à l’autorité gouvernante, mais il s’agit de persuader et de convaincre le citoyen en particulier et dans son individualité de ne pas agir contre la loi politique.
Ce premier article du dossier sur l’ « Apologie de Platon » tente de rendre justice à l’originalité de la philosophie politique platonicienne du point de vue de la loi et de la nature. Platon serait alors le premier à ne pas opposer la loi et la nature. Grâce à un travail minutieux de définition des termes du débat hérité de la démarche socratique, le fondateur de l’Académie arrive à poser les prémisses d’une réflexion politique issue directement de considérations métaphysiques. Ainsi, on n’aura plus à choisir entre la loi ou la nature, mais étant donné l’approche platonicienne de la nature, on remarque que la loi en découle inévitablement dans un seul but et de manière définitive : l’éthique.
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BELALA Islam
Doctorant en Philosophie
Philosophie ancienne et sciences de l’Antiquité
Université Grenoble Alpes
Secretaire de rédaction: Colette Fournier
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Places E. (Des), « Nature et Loi », L’antiquité classique, 16, 2, 1947, p. 329- 336.
Robin L., Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 (1935).
Romilly J. (De), La loi dans la pensée grecque : des origines à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 2001 (1971).
Vernant J.-P., Les origines de la pensée grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1962).
Westernik L. G. (dir.), Prolégomènes à la philosophie de Platon, trad. fr. J. Trouillard et A. Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
1 Toutes les citations de Platon se feront, sauf indication contraire, en suivant l’édition de Luc Brisson des Œuvres complètes de Platon publiée chez Flammarion en 2008 et revue en 2011. Notre édition de référence est la version revue de 2011. Quant à la pagination, selon l’usage, nous suivrons l’édition publiée par Henri Estienne à Genève en 1578.
2 Ce point contextuel fera très certainement l’objet d’un article à part entière ultérieurement. Ce sujet n’est pas essentiel pour le présent article, mais il était nécessaire de le mentionner pour poser les bases du dossier qui sera consacré à Platon.
3 Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004, p. 35.
4 Ibid., p. 35-36.
5 Henri Joly, Le renversement platonicien. Logos, episteme, polis, Paris, Vrin, 1974, p. 273.
6 Platon, Lois, III, 694a.
7 Ibid., 698a.
8 Id.
9 Ibid., 701a.
10 Ibid., 701a-b.
11 Ibid., I, 630c.
12 Καλὸς κἀγαθός est une locution attribuée à Solon, abrégée de καλὸς καὶ ἀγαθός, qui veut dire littéralement « beau et bon ». Cette locution est très largement répandue dans la littérature grecque antique. Les « beaux et bons » sont les gens issus de bonnes familles et qui ont bénéficié d’une bonne éducation.
13 Léon Robin, Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 (1935), p. 185-186.
14 Platon, Apologie de Socrate, 18a.
15 Le λόγος (logos) est un concept polysémique qui désigne la raison, le discours, le discours rationnel, la parole, etc.
16 Platon, Protagoras, 337c-d.
17 Voir Platon, Hippias majeur, 284d et ss.
18 Jean-François Pradeau (dir.), Les Sophistes, trad. fr. J.-F. Pradeau (dir.), tome 2, Paris, Flammarion, 2009, p. 172-173, note 14.
19 Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque : des origines à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 2001 (1971), p. 79.
20 Id.
21 Platon, Protagoras, 337e : « Pour ma part, je vous demande et je vous conseille, Protagoras et Socrate, de vous réconcilier […] ».
22 Platon, Phédon, 96a-98c.
23 Platon, Phèdre, 270c.
24 Ibid., 270a.
25 Pour les identifications de la philosophie et de la météorologie, voir Michel Fattal, Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 144.
26 Platon, Phèdre, 270a.
27 Platon, Lois, X, 892b.
28 Ibid., 891e.
29 Ibid., 892a.
30 Voir ibid., 896a. Car le propre et la définition de l’âme, c’est d’avoir la capacité de « se mouvoir soi-même ».
31 Ibid., 895b
32 Platon, Lois, I, 644d.
33 Platon, Minos, 314c.
34 Platon, Définitions, 415b.
35 Notre approche vis-à-vis des textes faussement attribués à Platon est la suivante : nous pensons pouvoir utiliser les textes inauthentiques dans la mesure où il y a une pertinence philosophique et surtout dans la mesure où il n’y a aucune contradiction avec le corpus platonicien authentique.
36 Platon, Politique, 294a-b.
37 Ibid., 294b.
38 Platon, Lois, IV, 715d.
39 Platon, République, I, 338e.
40 Platon, Lois, IV, 714d.
41 Ibid., 715b.
42 Ibid., 722c.
43 Ibid., 722b.
44 Voir Ibid., 721b-e.
45 Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Op. cit., p. 231.
46 Voir Platon, Lois, IV, 720d : « Le médecin (…) procède à une enquête systématique sur l’origine du mal et sur son évolution naturelle, en entrant en communication avec le malade lui-même et ses amis ; il se renseigne lui-même auprès des patients et en même temps, dans la mesure où la chose est possible, il instruit à son tour celui dont la santé est défaillante. Bien plus, il ne lui prescrit rien avant de l’avoir persuadé d’une manière ou d’une autre. Alors, il ne cesse de s’occuper du malade en adoucissant ses peines par le moyen de la persuasion (…) ».
47 Jean-Marie Bertrand, De l’écriture à l’oralité. Lectures des Lois de Platon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 281.
48 Platon, Gorgias, 525b.
49 Platon, Protagoras, 324b.
50 Platon, Politique, 294a-b.