Ecrire l’Afrique au prisme de la résistance des femmes

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LITTERATURE

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Écrire l’Afrique au prisme de la résistance des femmes1

Corinne MENCÉ-CASTER

Sorbonne Université

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Les romans Photo de groupe au bord d’un fleuve2et Cantique de l’acacia3, écrits respectivement en 2010 par Emmanuel Dongala et en 2017 par Kossi Efoui, ont pour point commun de mettre une écriture masculine au service de ce qu’il conviendrait d’appeler « la cause des femmes ». Emmanuel Dongala, d’origine congolaise, se définit comme « un écrivain africain faisant de la littérature tout court », pourvu qu’elle soit « ouverte sur le monde4« . Kossi Efoui, originaire du Togo, revendique pour sa part, avec beaucoup d’humour mais aussi un certain sérieux, le droit de ne pas se considérer comme un « auteur africain », au sens où cette assignation le conduirait à un enfermement identitaire dans le « continent »5. En effet, ces deux auteurs, publiés à Paris, entendent, avec leurs mots propres et leur posture singulière, remettre en question la dimension patrimoniale et anthropologique, qui est encore trop spontanément attachée aux littératures dites « du Sud » et qui fait obstacle à ce qui constitue précisément leur « littérarité ». Plutôt que de se reconnaître comme écrivains africains, ils préfèrent se voir comme des auteurs qui, tout en écrivant une certaine mémoire de l’Afrique, aspirent, comme n’importe quel autre auteur, à l’universel.

Ce positionnement original explique sans doute pourquoi ces deux écrivains mettent régulièrement en scène, non seulement des récits dystopiques, mais produisent aussi des romans qu’il ne serait pas exagéré de qualifier de « féministes6 ».

Cette dimension féministe qui pourrait ne pas manquer d’interpeller chez des auteurs masculins, gagne à être interprétée selon cette même logique de mise à distance des canons et stéréotypes généralement attachés à la littérature dite « africaine ». En mettant en scène la résistance de femmes en provenance d’Afrique, moins comme « résistance de femmes africaines » que comme résistance de femmes « tout court », ces écrivains contribuent de manière ironique à une « déterritorialisation » de cette littérature qui rejoint un courant porteur de la littérature mondiale : la littérature dite « féministe ». Ce faisant, ils n’en écrivent pas moins une certaine Afrique contemporaine avec ses soubresauts et contradictions, le prisme féminin étant en quelque sorte ce qui leur permet de promener un miroir grossissant sur toutes les formes de domination, d’injustice et d’imposture, en Afrique, comme ailleurs.

Comme on peut s’y attendre, les personnages clés de ces deux romans sont féminins et se trouvent confrontés à un système patriarcal qui les opprime et les contraint à se soumettre ou à se démettre. La réification programmée de la femme est un thème récurrent dans ces deux récits qui mettent en évidence, chacun à leur façon, la complicité de tout un peuple, y compris celle des mères, tantes et grands-mères, dont le rôle est de préserver, aux yeux de tous, l’ordre existant. Dans Photo de groupe au bord du fleuve, une veuve, femme entreprenante et déterminée qui a fait fortune, se voit dépouillée, à la mort de son mari, de tous ses acquis par sa belle-famille, dont elle doit supporter, en plus, les quolibets et soupçons gratuits sur sa fidélité. La famille de la jeune veuve, loin de voler à son secours, s’associe tacitement à cette mise à mort :

Si la famille du défunt était choquée, sa propre famille l’était plus encore et cherchait à cacher son embarras. Aucune femme n’avait jamais osé ainsi parler à sa belle-famille […]. Sa propre famille commençait à douter d’elle et ne savait pas trop comment la défendre tant la preuve de ses pratiques diaboliques était flagrante7.

Dans Cantique de l’acacia, une jeune fille s’immole pour défendre sa liberté et ce refus du mariage imposé par sa famille, visible dans cet acte sacrificiel, lui vaut la malédiction de tous, et en premier lieu, de sa mère :

Ta mère te maudit. Le peuple était présent. Non pas pour consoler une mère éplorée par la perte annoncée de sa fille partie en ambulance, en route pour une mort qu’elle s’était donnée, mais pour prendre part à une cérémonie d’où l’on repartirait en témoignant que la mère avait déchiré le foulard et prononcé les paroles de circonstances. Ta mère te maudit8.

La stratégie commune des deux romanciers, malgré des différences appréciables, consiste à mettre en scène l’étau que constitue pour ces femmes, un ordre patriarcal intransigeant, non pas à partir de commentaires abstraits ou de discours théoriques, mais sur le fondement de situations concrètes, qui affectent les protagonistes féminins dans leur chair même. Immolation pour les unes, fuite périlleuse et désespérée pour les autres, déchéance sociale pour toutes, voilà le prix de la transgression pour celles qui, en ne se soumettant pas, perturbent fortement un ordre qui se croyait immuable. Chaque micro-récit est distinct, mais tous convergent vers un même objectif : la revendication d’une identité féminine, capable de défier l’ordre du patriarcat et de renoncer aux privilèges sociaux et économiques acquis par la famille ou le travail propre, pour conquérir ses chemins de liberté.

Les récits rétrospectifs qui s’enchevêtrent et donnent à voir des parcours de vie tout à la fois singuliers et convergents, dans une même tension vers la transgression, dessinent un avenir dont le mot d’ordre est la liberté, entée sur le culte de la mémoire. C’est, en effet, la mémoire des anciennes qui transmet le secret de l’île aux Acacias « où les femmes, il n’y avait pas si longtemps, allaient enfouir le placenta des nouveau-nés avant d’y planter un acacia9 ». C’est aussi les secrets murmurés entre femmes, sur le chemin qui mène au lieu où elles se rassemblent pour casser les pierres, qui, dans Photo de groupe au bord du fleuve, assure une transmission continue des histoires personnelles et forge une mémoire collective de la transgression féminine en vue de la liberté, mémoire qui contribuera à façonner la résistance têtue contre le système patriarcal dominant.

La question de la mémoire qui réconcilie en quelque sorte l’individuel et le collectif n’est pas non plus exempte de résonances historiques et politiques : s’inscrit, dans ces deux romans, une critique en filigrane, acerbe et pleine de dérision, des démocraties de pacotille, des mimétismes sociaux et culturels, vides de sens, de la corruption rampante, dont les femmes sont les principales victimes, quoiqu’elles ne soient pas les seules.

Le tour de force de ces deux romans est donc de développer une problématique mondialisée –celle du féminisme – en faisant de la mémoire des femmes, de leurs actes et de leurs paroles de résistance, le vecteur de l’exploration d’une histoire africaine, appelée à s’écrire autrement. En effet, le récit de la transgression volontaire de femmes qui décident de choisir leur destin, par-delà les souffrances et les renoncements, par-delà les menaces et les périls, contribue largement à une relecture féconde des grands mensonges et illusions d’une démocratie et modernité africaines qui n’en ont souvent que le nom.

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Corinne MENCE-CASTER

Secrétaire de rédaction Colette Fournier

www.pluton-magazine.com

Photo: lien

NOTES

1 Corinne MENCÉ-CASTER, Promesses d’Afrique (M. Bencheikh et Y. Geffroy), Rabat, Presses de l’Université Innovante de Rabat, p. 189-194.

2 Emmanuel DONGALA, Photo de groupe au bord d’un fleuve, Actes Sud, 2010.

3 Kossi EFOUI, Cantique de l’acacia, Paris, Seuil, 2017.

4 http://www.jeuneafrique.com/152063/politique/emmanuel-dongala-redoute-un-printemps-africain-pour-les-r-volutions-arabes/

5 https://www.courrierinternational.com/article/2011/12/16/kossi-efoui-je-ne-suis-pas-un-auteur-africain

6https://www.courrierinternational.com/article/2011/12/16/kossi-efoui-je-ne-suis-pas-un-auteur-africain: « Cantique de l’acacia montre des femmes fortes qui doivent résister et combattre un système patriarcal qui les opprime. Est-ce un roman féministe ?

Oui, c’est un roman féministe, non pas parce que je l’ai voulu ainsi, mais parce que je ne suis pas à distance des femmes dont je parle. C’est ainsi que je vois ma sœur, ma mère, ma fiancée… Quand je pense à elles, je voudrais voir Olympe de Gouges. Elles sont mes initiatrices : elles m’ont appris le courage de vivre ».

7 E. DONGALA, Op.cit., p. 62-63.

8 K. EFOUI, Op.cit., p. 61-62.

9 Ibid., p. 11.

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