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Par le Professeur Albert James ARNOLD
Université de Virginie, USA
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L’engouement pour Les Lieux de mémoire (1984 – 1986) a encouragé les dépossédés à interroger la mémoire de leur communauté pour retrouver et mettre en lumière leur expérience enfouie par l’histoire officielle. Le mythe national s’accommode mal des faits historiques qui ne collent pas avec sa narration approuvée, celle qui se retrouve dans les livres scolaires notamment. Le résultat, à long terme, est de véhiculer une narration qui conforte le peuple dans son adhésion à l’idée nationale, tout en supprimant les éléments historiques qui pourraient la contester. Je prendrai mes exemples, non en France, mais dans mon pays natal. Le premier commémore des actions menées, pendant la révolution américaine, dans l’état de New York où je suis né ; le second au cours de la guerre de Sécession, dans la Virginie que j’habite depuis plus d’un demi-siècle.
Autour de la révolution américaine
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Le nom que je porte est aussi celui d’un général qui s’est distingué plusieurs fois au cours de la révolution américaine. Benedict Arnold (1741-1801) n’est pas un ancêtre direct, mais nous partageons sûrement des aïeux communs dans le Rhode Island du 17e siècle. Qui était-il ? Pendant la guerre de Sept Ans, quand Benedict n’avait que 15 ans, il s’était engagé dans la milice de son Connecticut natal. Le général Montcalm a remporté contre les coloniaux, alors britanniques, la bataille du Fort William Henry, à la suite de laquelle les alliés hurons des Français ont pris le scalp de bon nombre de combattants coloniaux. Le jeune Arnold, présent à cette action, en a gardé un souvenir haineux contre les Français. En 1775, au début de la révolution américaine, nommé colonel de l’armée continentale, Arnold a mené une colonne à travers les Appalaches du Nord jusqu’au Québec, devenu colonie britannique. Malgré l’échec de cette campagne, où il a reçu une première blessure, Arnold est promu général de brigade l’année suivante. Chargé de ralentir la descente de l’armée britannique le long du fleuve Hudson, il a bâti sur le lac Champlain une flottille de petits vaisseaux de guerre pour prendre le contrôle effectif de cette voie vers le Sud. Quand les Britanniques sont enfin venus à bout de la marine improvisée par Arnold, l’hiver avait commencé et leur campagne fut déférée à l’an prochain. Sa tactique a permis à la jeune armée américaine de souffler et de se regrouper. C’est en octobre 1777, à la seconde bataille de Saratoga, que ce brillant tacticien s’est illustré avec éclat. En menant une charge de cavalerie contre les Britanniques, il a donné l’avantage à l’armée américaine. Ce succès a notamment convaincu la France de rallier les Américains en s’opposant à la Grande-Bretagne. À la bataille de Yorktown, quatre ans plus tard, le corps expéditionnaire de Rochambeau, les volontaires de Lafayette et le blocus du port assuré par la flotte française ont largement contribué à la défaite des Britanniques. Peu de temps après, les États-Unis d’Amérique sont nés.
Mais entre-temps, un événement a fait basculer Arnold dans le camp britannique en effaçant à tout jamais ses faits d’armes antérieurs : au mois de juillet 1780, il avait comploté avec l’ennemi pour rendre le fort de West Point, situé à un point stratégique du fleuve Hudson, contre 10.000 livres et le grade de général de brigade dans l’armée britannique. Le complot ayant échoué, Arnold s’est retrouvé à Londres, peu glorieux et délaissé de tous. Depuis lors, il est, dans son pays natal, LE traître, au point que l’on peut dire, sans risquer l’ambiguïté, « un benedict arnold » pour désigner un traître quelconque. J’en sais quelque chose. Scolarisé dans le village dominé par le monument qui commémore les batailles de Saratoga, mes camarades de classe me lançaient, d’ailleurs sans méchanceté, des « Benny » quand bon leur semblait. Mais venons-en à l’empêchement historique.
Les historiens et, à plus forte raison, les artisans des commémorations de la révolution américaine, se sont trouvés coincés. Leur narration devait contribuer au mythe national de l’inévitable succès de la jeune nation démocratique dans sa lutte contre la monarchie britannique. D’une part, Arnold était, et reste, LE traître ; d’autre part, il a incontestablement assuré plusieurs victoires américaines qui ont mené à la victoire finale. Comment sortir de ce dilemme ? En le représentant par l’absence, on a pu reconnaître ses faits d’armes, mais en gommant son nom. Pour le centenaire des batailles de Saratoga, le cénotaphe érigé en 1877 a laissé vacante la niche qui aurait commémoré le vaillant cavalier à qui les coloniaux devaient leur victoire. La démarche est troublante. Elle prétend décrire ce qu’elle se refuse à nommer. L’absent de la niche vacante arrive néanmoins jusqu’à nous en tant que fantôme d’une guerre fratricide caractérisée par des allégeances plus flottantes que le mythe national ne peut l’admettre.
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Un monument plus énigmatique encore, érigé la même année sur le champ de bataille d’octobre 1777, commémore – mais sans le nommer – « le combattant le plus brillant », qui a été gravement blessé le 7 octobre « en emportant […] la bataille décisive de la révolution américaine ».
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Pendant plus d’un siècle, le paradoxe de Benedict Arnold en est resté là. Récemment, j’ai pu prendre connaissance d’un effort, de la part d’un professeur de collège dans l’état de New York, pour inviter les collégiens à réfléchir en 2015 à la question suivante : « Doit-on gommer un traître de l’histoire ? ».
Autre lien: cours de Beck-Stephens :
Cette initiative pédagogique marque une étape positive dans l’effort de saisir l’histoire américaine dans ses contradictions, sans reléguer dans l’oubli les faits qui ne collent pas à la narration officielle. On peut espérer que cet excellent exemple sera suivi plus généralement par les écoles.
Autour de la guerre de Sécession
Depuis le mois d’août 2017, la question de la légitimité des statues de généraux sudistes que l’on trouve à travers le pays, mais plus particulièrement dans les États ayant fait sécession en 1861, se débat dans les cours de justice, les conseils municipaux et la presse. L’article publié ici par Jacqueline Couti est éloquent à ce sujet.
Autre lien : article de Jacqueline Couti :
https://pluton-magazine.com/2017/10/19/statues-statuts-histoire/
Il s’agit d’un conflit de mémoires : d’un côté, ceux qui se réclament de leur héritage sudiste ; et de l’autre, ceux qui clament haut et fort que cet héritage prolonge le racisme qui sous-tendait l’esclavage sur lequel reposait l’économie du Sud jusqu’en 1865. Les deux camps sont désormais retranchés ; je ne compte pas voir la résolution de ce conflit de mon vivant.
Il existe un contre-exemple fascinant, celui du général William Mahone (1826-1899), très apprécié par le général Lee. Ingénieur formé à l’Institut Militaire de Virginie (VMI), héros de la Bataille du Cratère en juillet 1864 et compagnon de Lee à la capitulation des Confédérés à Appomatox, l’année suivante.
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La stratégie adoptée par les perdants de la guerre de Sécession diffère de celle imaginée pour gommer la mémoire du général Arnold. Les descendantes d’officiers de l’armée sudiste (Daughters of the Confederacy) ont érigé un monument à l’honneur du général Mahone sur le site de la bataille du Cratère, où il s’était illustré en massacrant les soldats noirs du IXe Corps de l’armée unioniste. Ce fait d’armes aurait dû le recommander à la mémoire des nostalgiques du Sud esclavagiste. Il n’en a rien été. Mahone reste un héros de la Cause Perdue jusqu’à la fin de la guerre, mais il est effacé de la reconstitution mémorielle du Sud entreprise depuis la fin du 19e siècle.
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Aucune des statues de généraux sudistes érigées à la fin du 19e siècle et au début du 20e ne commémore ce vaillant guerrier. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait aucun moyen de le faire entrer dans le mythe de la Cause Perdue que le Sud a créé de toutes pièces à cette époque pour éponger les horreurs de l’esclavage, la création du Ku Klux Klan et l’oppression des Afro-Américains désormais libres mais à nouveau opprimés économiquement, socialement et politiquement. Le général Mahone avait fait l’impensable. Pendant la période dite de Reconstruction, où le Parti républicain du président Lincoln avait permis aux anciens esclaves de voter et de se faire élire, cet ex-esclavagiste avait fait cause commune avec les électeurs noirs en fondant un parti en Virginie où Noirs et Blancs poursuivaient une politique monétaire qui devait renflouer les coffres de l’État et bénéficier aux nouveaux libres. De 1879 à 1883, ce Parti de Réajustement (Readjuster Party) a gouverné la Virginie avec une majorité d’Afro-Américains. Mahone a été élu au Sénat des États-Unis en 1881. La vague de revanchisme blanc qui a déferlé sur le Sud, imposant ségrégation et infériorisation des nouveaux libres, a assuré sa défaite à la conclusion de son premier mandat.
L’histoire de Virginie reste profondément divisée sur la question de la Reconstruction menée par l’Union après la défaite de 1865. L’héritage du général Mahone est l’un des symboles autour desquels la Virginie poursuit, un siècle et demi plus tard, la lutte entre histoire et mémoire. Pour les descendants des Afro-Virginiens qui ont bénéficié de ses initiatives politiques, Mahone est le Moïse qui les a amenés aux limites de la Terre Promise. Pour ceux qui se réclament du Ku Klux Klan et arborent le pavillon de combat de la Sécession, Mahone reste le traître par excellence.
Depuis deux ans, des historiens s’efforcent de concilier histoire et mémoire autour de la biographie passablement ambiguë du général Mahone.
Autre lien article: du Huffington Post :
Un édito dans le journal de ma région ayant la plus grande distribution a récemment relié l’héritage du général Mahone à la question des statues des héros de la Guerre de Sécession qui a dernièrement défrayé la chronique.
Autre lien : l’édito Roanoke Times : https://www.roanoke.com/opinion/editorials/editorial-a-confederate-general-who-was-erased-from-history/article_04accb5c-fee5-5f81-967f-00e4402dcfce.html
En posant la question de savoir si l’on ne devait pas plutôt ériger des monuments à William Mahone, ce journal virginien a fait un pas vers une meilleure compréhension de l’histoire de la Guerre de Sécession et ses séquelles.
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Rédacteur Professeur Albert James Arnold
Pluton-Magazine/2019
©Pluton-Magazine . Toute reproduction interdite.
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Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.