Le châtaignier : L’arbre du pain

.

Par Francesca PALLI

.

Le châtaignier a longtemps été essentiel pour la survie des populations du sud de l’Europe. Il a fourni la nourriture, le bois pour le feu, le bois de construction et beaucoup d’autres produits. En conséquence, la «civilisation du châtaignier» a développé des relations très étroites autour de «l’arbre du pain», liées à l’utilisation, les traditions, les habitats, les pactes, les techniques agricoles, l’artisanat spécifique et les relations économiques et commerciales. L’article expose ce rôle fondamental du châtaignier, illustrant son impact dans un canton suisse, le Tessin, qui est situé au sud des Alpes.

Bignasco (Vallemaggia). «Grà», bâtiment destiné au séchage des châtaignes par la fumée d’un feu de bois.

Disparition et retour du châtaignier

Les glaciations causèrent la disparition du châtaignier dans presque toute l’Europe occidentale. Pendant l’expansion de l’empire romain, il fut introduit à nouveau dans les régions conquises, parce que les romains l’appréciaient spécialement pour son bois de construction très résistant à l’humidité. Des études sur les résidus charbonneux des incendies et des analyses des pollens conservés dans les sédiments lacustres ont permis de documenter le retour du châtaignier vers l’année 0 de notre ère dans la partie sud du Tessin, il n’atteignit les vallées du nord du Tessin que quelques siècles plus tard. Encore aujourd’hui, au Tessin, c’est l’arbre dominant les pentes entre 200 m et 1000 m, sa floraison printanière donne des tons dorés et panachés aux couronnes des arbres.

Châtaigniers en fleur. Les arbres ne fleurissent pas simultanément, les chatons masculins donnent les nuances jaunes.

Brève ethnologie de la culture du châtaignier

Jusqu’à fin 1800, la récolte et la consommation des châtaignes eurent une importance vitale dans toutes les régions qui pratiquaient la castanéiculture. Ce qui conduisit à l’institution de dispositions très précises pour la gestion du bois de châtaignier et au développement d’une terminologie très riche pour désigner tout ce qui concernait cette culture presque intensive. Proverbes, dictons, maximes, devinettes… nous rappellent l’influence de la castanéiculture sur les populations concernées:

  • «Ògni tré besunta béveghi adré» (Chaque trois châtaignes grillées, bois un verre de vin)
  • «Mundán castégn» (Nettoyer les châtaignes = Faire un travail à la hâte)
  • «I è tre soréll: vuna la dis ném, l’altra stém, l’altra in tèra sa troverém» (Elles sont trois sœurs: une dit allons, l’autre restons, l’autre par terre nous nous retrouverons. = Les châtaignes dans leur bogue)
  • «Che ciascuno si confessi e comunichi incominciando il settembre per tutto il tempo che si scode li alberi de castagne essendo che molti cadono et moreno subitamente.» Ordre de l’évêque (1597). (Chacun doit se confesser et communiquer, en commençant en septembre et pendant tout le temps qu’on secoue les arbres de châtaignes, puisque beaucoup tombent et meurent subitement)

Futaies et selves à fruits

La culture des châtaigniers était et est gérée en futaies pour la production de bois de construction et sous forme de selves pour obtenir les fruits. Dans les futaies, les arbres sont coupés presque complètement tous les 10-25 ans puis laissés repousser par des rejets spontanés. Dans les selves à fruits, les arbres greffés sont plantés à grande distance les uns des autres pour qu’ils puissent développer d’amples couronnes, vu que les châtaignes se forment vers l’extérieur des arbres. Au Tessin, on estime que la consommation annuelle fut autrefois de 100 kg par personne; il fallait donc au moins deux châtaigniers par personne. On comprend bien pourquoi le châtaignier, si précieux, était considéré comme l’«arbre du pain».

Vieux châtaignier greffé destiné à la production de fruits.

Les châtaignes fraîches se consommaient bouillies dans l’eau ou grillées sur le feu, tandis que la majorité était séchée au soleil ou par de la fumée pour les conserver longtemps. Les châtaignes séchées étaient bouillies très longtemps dans de l’eau ou éventuellement du lait ou transformées en farine, qui servait à préparer des mets comme polenta, pain, fouaces, gnocchis, tourtes…

Outre le bois de construction et les fruits, le châtaignier offre du bois à brûler, des feuilles pour la litière des bovins, du miel, des tanins pour le tannage des peaux…

Un peu de biologie de Castanea sativa

Castanea sativa, châtaignier en pleine fructification au début du mois d’octobre.

Les châtaigniers (Castanea sativa), comme les chênes et les hêtres, sont des arbres de la famille des fagacées; ils nécessitent un climat tempéré et suffisamment humide, ils préfèrent des sols riches et allant de neutres à acides, tandis qu’ils souffrent sur des sols calcaires et pauvres en nutriments. Ils ont une grande longévité, sur les pentes de l’Etna, en Sicile, il y a un très grand arbre connu comme «Castagno dei Cento Cavalli» qui devrait avoir entre 2000 et 4000 ans.

Le châtaignier est un arbre monoïque, qui possède des fleurs mâles et femelles sur le même pied, il fleurit de la mi-juin à la mi-juillet, les chatons mâles, dressés à la floraison et disposés à la base des rameaux, apparaissent les premiers et répandent alors une forte odeur, les chatons femelles se réunissent par trois et forment un glomérule.

Chatons mâles, inflorescences qui peuvent atteindre 20 cm de longueur.
Glomérule de fleurs femelles, formé d’une couronne de bractées vertes, d’un périanthe très discret et de stigmates saillants.

Après pollinisation, chaque fleur femelle donne un fruit sec globuleux de 2-3 cm de diamètre, la châtaigne. La couronne de bractées, qui entourait les glomérules des fleurs femelles, se transforme en une bogue épineuse, qui enferme complètement les 2 ou 3 châtaignes issues des fleurs d’un même glomérule.

Bogues avec châtaignes mûres.

Parasites du châtaignier

Cryphonectria parasitica

Vers la première moitié du 20e siècle, un champignon très agressif (Cryphonectria parasitica), originaire de l’Asie orientale, attaqua les châtaigniers, causant le chancre de l’écorce. Les conséquences de cette maladie sont un dépérissement grave des arbres atteints, qui peut les conduire à la mort. Au Tessin, dans les années 1950, on avait donc commencé à étudier la possibilité de substituer d’autres essences aux châtaigniers. Les essais ont laissé un arboretum à Copera au-dessus de Sant Antonino. Enfin, l’arrivée de souches du champignon peu agressives évita la disparition presque totale du châtaignier. Les souches peu actives sont à leur tour infectées par des virus, qui réduisent drastiquement leur agressivité.

Écorce d’une jeune plante avec les typiques fissurations dues au chancre de l’écorce.

Dryocosmus kuriphilus

En 2007, une petite guêpe chinoise, le cynips du châtaignier (Dryocosmus kuriphilus), arriva au sud du Tessin. Pendant l’été, la guêpe dépose ses œufs dans les jeunes bourgeons. Au printemps, sortent successivement des œufs de minuscules larves qui provoquent la formation de galles, empêchant ainsi le développement des feuilles, fleurs et nouvelles branches. La production de fruits diminue drastiquement et les arbres montrent des signes de grande souffrance. Le cynips se diffusa rapidement à toutes les châtaigneraies du Tessin, provoquant des dégâts importants et bien visibles.

Galles produites par les larves de Dryocosmus kuriphilus.

À partir du 2013 a été signalé l’arrivée d’un antagoniste du cynips, une autre petite guêpe chinoise (Torymus sinensis), qui dépose ses œufs dans les galles, ses larves se nourrissant des larves du cynips. Rapidement Torymus sinensis, a rejoint toutes les châtaigneraies du Tessin, réduisant visiblement les dégâts causés par le cynips; désormais, les deux appartiennent définitivement à la flore suisse. Donc, encore une autre fois, le châtaignier a été sauvé par un ennemi naturel du parasite.

Galle sectionnée de cynips, contenant une larve de Torymus sinensis, qui se nourrit des larves de cynips.

Phythophtora sp.

Une autre infection se manifeste régionalement, appelée la maladie de l’encre. Elle est provoquée par des micro-organismes filamenteux, classifiés comme oomycètes, la maladie de l’encre a été signalée déjà en 1700 dans la péninsule ibérique. Elle se développe à partir de lésions des racines principales, son décours est très variable et dépend de la santé de l’arbre, des caractéristiques de l’environnement et de la météorologie. Dans des conditions très défavorables, elle peut rapidement éliminer même des arbres de grandes dimensions.

Changements climatiques

Les changements climatiques en cours, qui provoquent des étés plus chauds et avec moins de pluie, causent déjà des dégâts aux châtaigneraies, particulièrement à celles situées sur les pentes exposées au sud et à des altitudes moyennes. Probablement, la culture du châtaignier se déplacera vers des zones plus fraîches et humides, effaçant ainsi son important apport culturel, paysagiste et économique.

Châtaigniers dans une zone collinaire, qui n’ont pas réussi à supporter le manque d’eau et la chaleur.


Pour terminer, une vieille recette d’un pain de châtaignes sans levure.

Recette de la «Fiascia» de Cavergno*

(Presque chaque famille a une version différente de la «fiascia»)

500 g de châtaignes sèches
300 g de farine bise (si possible de seigle)
200 g de farine blanche
sel à volonté
2 dl de lait

Cuire, pendant 2 heures, les châtaignes dans de l’eau salée, faire attention qu’il y ait toujours un peu d’eau dedans.
Ajouter 2 dl de lait et passer au moulin à légumes. Malaxer avec les deux farines et former un pain, le baigner avec un petit peu d’eau et faire des rayures de décoration. Cuire à 170-180°C pendant environs 60 minutes.

*Cavergno est un village de la Vallemaggia au Tessin.

Laisser un commentaire

*