Le diversel et le féminin

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(Pour une généalogie féminine de la pensée antillaise du diversel)

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Par Corinne Mencé-Caster

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Professeure de sciences du langage, hispaniste, médiéviste et caribéaniste, Corinne Mencé-Caster exerce actuellement à Sorbonne Université et est rattachée à l’équipe d’accueil CLEA (EA 4083). Outre des travaux sur les questions d’auteur, d’autorité et de traduction dans le Moyen Âge hispanique, elle a publié de nombreux articles et ouvrages sur les rapports de domination dans les espaces caribéens, dont le dernier en date Écrire la domination dans les Amériques est paru en 2016.

Résumé : cet article vise à mettre en évidence la généalogie féminine de la pensée antillaise du Divers et le paradoxe que constitue son « invisibilisation ». Il s’agira en effet de souligner comment des essayistes antillais « hommes » – qui sont reconnus comme ayant conçu et théorisé cette pensée du Divers –- ont été aveugles à la domination singulière des femmes, alors même qu’ils en avaient été les victimes et qu’ils prétendaient lutter contre toutes les formes de domination. Ainsi, dans ces sociétés structurées par le paradigme colonial, la voix et l’apport des femmes, pourtant prégnants, ont eu du mal à se faire entendre, au point d’être comme effacés de l’histoire de la pensée antillaise.

Période contemporaine

Les pensées que nous qualifierions de philosophies du diversel, ou de manière alternative, du multivers, ont pour particularité de rejeter l’universalisme occidental pour prendre en compte les cultures singulières, ou ce que l’on a désormais coutume d’appeler les universalismes particuliers. Elles prônent l’ouverture et l’attention à la diversité du monde et s’inscrivent dans une démarche de revalorisation des conceptions et traditions culturelles et épistémiques non-occidentalo-centrées.

La Caraïbe, de par son histoire esclavagiste et coloniale, a été une des régions sans doute les plus fertiles en matière de contestation et de renouvellement de la pensée occidentale. Creuset de cultures qui ne se sont pas limitées à une simple juxtaposition entre elles, mais se sont fondues pour forger des cultures composites dites « créoles » ou « créolisées », la Caraïbe semble être la terre rêvée de prophétisation du diversel. On est spontanément porté à évoquer les noms d’Édouard Glissant avec sa conception de l’Antillanité qui allait ouvrir la voie progressivement à la philosophie de la Relation et du Tout-Monde ; on pense aussi aux chantres de la Créolité – Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Leurs modes de conceptualisation d’une identité où les « ni…ni » traduisent le caractère fondamentalement composite et multiple d’un être-au-monde perçu comme existence plus que comme essence, n’ont pas manqué de bousculer les certitudes et acquis en la matière.

Leurs réflexions ont croisé celles des tenants du post-colonialisme, sans se confondre nécessairement avec elles, quoiqu’elles aient eu en partage une même volonté de déconstruire les fondements théoriques et universalistes de la civilisation dite occidentale.

Même si une partie du monde continue de vivre et d’évoluer comme si ces pensées de la diversalité et du multivers n’existaient pas, même si les fondamentalismes culturels, religieux et épistémiques sont toujours susceptibles de refaire surface de manière encore plus violente, il va sans dire que ces formes de pensées, divergentes en regard du triomphalisme occidental, se sont bien installées dans le paysage épistémique général.

Mon propos ici est de revenir à la genèse de ces pensées dont, pour les Antilles, la matrice masculine a été largement exhibée, mais dont les figures féminines qui en ont été aussi à l’origine ont été totalement oblitérées. Ceci est d’autant plus paradoxal que précisément le divers/diversel est lié au féminin, comme philosophie du décentrement « phallogocentrique » et que l’on aurait pu attendre que les « penseurs » du diversel soient plus attentifs à la question des femmes et de leur contribution à l’évolution de la pensée « identitaire » antillaise dans son ensemble.

En effet, il n’est pas possible d’envisager l’émergence de telles philosophies et/ou conceptions, en dehors de la domination qui a marqué les rapports entre l’Occident et les autres régions du monde, ce qui a mis en évidence comme pertinents dans l’analyse de ces relations, les axes de la « race » (devenue depuis « ethnie »), de la classe et plus récemment, celui du sexe qui est généralement abordé sous l’angle du genre.

Je voudrais manifester que si les philosophies du diversel se sont montrées particulièrement soupçonneuses sur les dominations de race et de classe, elles l’ont été bien moins avec celles de genre au point que les apports des femmes à la construction de cette pensée dans les Antilles dites françaises ont été et sont encore trop souvent minorés. Il s’agit ici de contribuer à réparer cet oubli.

Le diversel et le féminin

Pour comprendre la genèse « occidentale » de ces pensées qui seront ici dites du « diversel », il faut en revenir à la crise de la philosophie occidentale, telle qu’elle a pu s’incarner au travers de la critique qu’en ont pu opérer dans un premier temps les déconstructivistes, tels que Jacques Derrida, par exemple.

Comme on sait, ces derniers ont remis en cause la tradition de la pensée dominante « métaphysico-scientifique » comme opération de maîtrise fondamentale du monde par un sujet imbu de sa toute-puissance.

Le courant « déconstructiviste » a donc effectué « une critique radicale de l’idée d’un Sujet susceptible, par la connaissance et par l’action, d’exercer sa maîtrise sur l’objet : sur le monde et sur l’autre[1] ».  Le soubassement de cette critique est clair : il s’agit de mettre en question la « prétention du sujet à sa propre transparence[2] », prétention déjà fortement ébranlée par la psychanalyse qui a contribué à mettre en évidence, notamment à travers l’inconscient, un « manque », une inadéquation fondamentale du Sujet à lui-même. Les réflexions des déconstructivistes prolongent ainsi d’une certaine façon la critique déjà opérée par le marxisme et qui consistait à dénoncer l’illusion d’une humanité en marche vers un progrès linéaire et continu, dans la perspective d’une réconciliation totale avec elle-même. Elle accentue également la critique du positivisme qui voyait dans la science l’instrument de l’affirmation de la toute-puissance humaine, de la vérité dans toute sa plénitude.

De fait, la tradition métaphysico-scientifique interrogée par Heidegger, puis réinterrogée par Derrida, a été assimilée à la position masculine (la dualisation du sujet et de l’objet étant une position phallique), donnant lieu à ce que Derrida lui-même a appelé le « phallologocentrisme », pour souligner la jonction existant entre la position logocentrique et la position phallique.

On comprend mieux du même coup alors pourquoi la critique post-métaphysique du sujet qui coïncide avec la mort du sujet, elle-même corrélée à l’effondrement de la pensée du politique, se trouve associée à une position féminine, puisqu’elle marque, en effet, le renoncement d’une posture dominante, remarquable, pour se situer davantage en retrait, dans une attitude de réceptivité et de recueillement, généralement attribuée au féminin. Il en résulte que « [l]es motifs qui trament cette pensée sont bien […] ceux de l’altération, de la réceptivité, de la passivité, de la vulnérabilité, de l’inadéquation de soi avec soi, du laisser-être, de la dissémination, de la déconstruction[3] », autant de caractéristiques qui sont associées au féminin et qui ouvrent la voie à une autre manière de faire et de penser la philosophie.

Autrement dit, il est question de sortir des logiques duelles du sujet et de l’objet, de l’idée d’une maîtrise parfaite du monde, d’une pleine conscience à soi-même. Comme l’explicite Samuel-Élie Lesage :

À cet égard, une bonne partie de l’œuvre de Derrida consiste à critiquer ce qu’il nomme métaphysique de la présence. Il s’agit de l’idée selon laquelle un concept pourrait être « présent à lui-même », c’est-à-dire que le sens du concept se renvoie à lui-même, qu’il est suffisant et qu’en ce sens, il peut fonder le discours philosophique.

  1. Un exemple simple : l’idée du Moi en phénoménologie (le je pense donc je suis de Descartes). Moi, c’est Moi, parce que je sais que je pense. En d’autres mots, le fait de penser signifierait que présentement à moi-même je sais que je pense, donc je suis.
  2. Mais le moi comme tel présuppose une distinction préliminaire entre ce qui est présent et ce qui ne l’est pas […]
  3. La présence pure du Moi n’est donc possible que parce qu’il y a absence du non-moi. La présence n’est pas totalement présente à elle-même puisqu’elle intègre une dimension qui est absente à elle-même (l’inconscient)[4].

C’est ce que montre autrement Françoise Collin lorsqu’elle écrit :

La philosophie a elle-même entamé son « devenir-femme » dans les thématiques du non-un, de la différence ou de la différance, de la dissémination, de la passivité, de l’accueil, de la réceptivité, de la vulnérabilité, du « pas toute », de l’indéfini, de l’altérité radicale[5].

Désormais, la vérité semble du côté du non-Un, du féminin perçu comme réceptivité à l’altérité, comme non-maîtrise, comme mort du sujet en position phallique. Cette conception du féminin, pour l’homme comme pour la femme, en tant qu’elle se trouve placée sous le signe de l’altérité, viserait à la libération ultime de la femme assignée jusqu’alors à occuper la place de la parole de l’autre, parole savante ou parole de pouvoir, qui occulte le rapport propre de la femme à l’objet de la parole.

Comment ne pas évoquer alors Lévinas[6] qui précisément semble s’inscrire dans ce questionnement de la critique post-métaphysique du sujet en faisant du féminin le lieu même de l’altérité.

Comme le souligne Catherine Malabou :

Le choix du féminin comme lieu de l’éthique est lui-même un choix éthique, qui entend, on l’a dit, mettre fin à la longue tradition d’exclusion et de subordination des femmes, de leur rejet hors de la sphère éthique justement, de la pensée, de l’ontologie. Élire le féminin, c’est évidemment faire justice aux femmes, transgresser le « phallogocentrisme » par la promotion de ce qu’il a toujours piétiné. Mais si l’on considère que le féminin ne peut s’entendre sans la femme, alors on considère aussi que la « femme » ne peut s’entendre à son tour hors d’une certaine détermination qui est celle de son « sexe ». Autre devoir, autre justice rendue : le choix du féminin reconnaît le corps de la femme précisément, sa morphologie, l’anatomie de son sexe… Pour Lévinas, l’hospitalité s’incarne anatomiquement en quelque sorte dans le sexe de la femme en ce qu’il est ouvert, violable/inviolable[7].

Sans entrer dans les débats qui interrogent précisément la « réalité » de la rupture épistémologique qu’entend instaurer Lévinas avec la vision traditionnelle du féminin et de la féminité, on peut retenir l’idée que ce « féminin » ne renvoie pas exclusivement à la femme et désigne une dimension éthique présente chez tous les sujets[8] ». Toutefois, il ne serait pas tout à fait juste de considérer que Lévinas ne relie pas en quelque façon cette conception du féminin à une certaine historicité de la situation de la femme perçue malgré tout comme l’incarnation même de cette hospitalité, de cette ouverture originaire à l’autre, de cette fragilité dont témoigne la prégnance du schème du repli des lèvres comme espace violable/inviolable.

Le lien très fort que Lévinas tisse entre altérité et féminin n’est pas sans conséquence, on l’a dit, sur une certaine manière de faire de la philosophie et de se positionner en regard des rapports de domination qui ont caractérisé les relations de l’Occident avec le reste du monde. Il s’agit dès lors pour le sujet occidental, jusqu’alors centré sur lui-même, de se mettre à l’écoute des autres, de tous ces autres qu’il avait traités comme des objets, afin de leur redonner la parole.

De fait, une homologie se crée entre le sujet féminin, relié ici inexorablement à la femme, dans la situation de domination qui a caractérisé historiquement celle-ci, et cet autre non-occidental qui a été, lui aussi, placé, par la colonisation notamment, dans la secondarité du sujet occidental. Voilà donc cet autre non-occidental qui cherche à récupérer la parole qui lui a été confisquée, afin de parler enfin en son nom propre. Le féminin devient ainsi, dans cette logique, moins l’apanage des femmes que des « dominés », des sujets fragilisés, vulnérables qui n’ont pas eu réellement jusqu’alors la possibilité de se dire eux-mêmes.

Cette homologie entre la domination historique subie par les femmes et la domination non moins historique subie par les « colonisés » n’a pas été à mon sens suffisamment mise en lumière. Si elle l’avait été, peut-être que les « colonisés » auraient mieux perçu ce qui les liait dans leur domination même aux femmes et aux luttes des femmes pour leurs droits et leur émancipation. Le « sujet colonisé » masculin, dans la dévirilisation même qu’il reconnaît avoir subie, occupe une position que l’on serait en droit de dire féminine, en ce qu’elle renvoie précisément à cette posture de vulnérabilité, de non-maîtrise, de fragilité qui est le propre du féminin (tel qu’il a été historiquement construit en lien avec la situation historique des femmes). Pourtant, ainsi que je tenterai de le montrer, ce « colonisé » homme reste aveugle, paradoxalement aveugle, à la question des femmes dans la domination historique qui est la leur.

Ainsi, alors qu’il y aurait une certaine cohérence à analyser comme relevant du devenir-femme de la philosophie, les philosophies et poétiques qui, dans la Caraïbe, ont cherché à redonner une certaine dignité aux « non-Blancs », c’est-à-dire, dans ce cas précis, aux Noirs et/ou aux Métis, ces courants de pensée (il s’agit naturellement des idéologies de la Négritude, de l’Antillanité et de la Créolité) ne revendiquent aucune solidarité avec les mouvements féminins/féministes qui émergent un peu partout dans le monde. Pourtant, en travaillant à faire émerger un « sujet » frappé par la colonisation, et qui, à l’instar du sujet féminin dont la parole avait été effacée par la domination masculine, s’efforce de reconquérir la parole occultée du « je » qu’il ne sait pas encore être, ces courants de pensée sont au cœur même du processus de domination et de toutes les minorations qu’il engendre, y compris celle des femmes, a fortiori, celle des femmes colonisées.

Comment donc expliquer cet aveuglement à la question de la domination et de la minoration des femmes qui allait se traduire, dans les Antilles françaises, par leur effacement dans l’histoire de la construction de la pensée antillaise ?

Cet aveuglement est d’autant plus incompréhensible que l’ensemble de ces mouvements de réappropriation d’une identité confisquée par la colonisation revendiquent précisément un hiatus conceptuel et idéologique avec la dynamique derridienne, fondée, elle, sur la déconstruction du texte, de l’écriture et du sujet, quand eux s’attaquent à ruiner les fondements du paradigme colonial enté sur la domination. En effet, si l’on peut noter une même prise de distance vis-à-vis du système binaire d’oppositions conceptuelles qui est un des héritages épistémiques de l’Occident (âme/corps ; raison/passion ; sens/forme, etc.), les objectifs des déconstructivistes et des penseurs de ces autres régions du monde restent bien distincts. Pour l’intellectuel « non-occidental » qui procède à la critique de la tradition métaphysique de l’Occident, il s’agit avant tout d’appréhender les « ravages » que la colonisation et le colonialisme ont pu provoquer sur la conscience des peuples dominés et de réfléchir aux mécanismes de cette domination de manière à en enrayer le processus et les conséquences.

En réalité, les intellectuels antillais, bien qu’ils s’en défendent parfois, sont plus proches du mouvement critique des intellectuels des colonies et des ex-colonies européennes, mouvement qu’Edward Saïd a si heureusement nommé « le voyage vers le dedans ». L’entreprise consiste en quelque sorte à retourner contre les Européens qui, jusqu’alors, étaient les seuls à véritablement les manier, les discours, techniques et armes du savoir et de la critique qu’ils ont produits[9]. Comme le dit Saïd :

Le voyage vers le dedans s’est constitué en une variété particulièrement intéressante de l’œuvre culturelle hybride. Et le fait que celle-ci existe constitue un signe de la mondialisation de la résistance dans une époque où les structures impériales sont encore vivantes. Le logos n’habite plus exclusivement, pour ainsi dire, à Londres ou à Paris. Le mouvement de l’Histoire ne se fait plus uniquement de l’Orient vers l’Occident, ou du Sud vers le Nord, comme le pensait Hegel. L’Histoire devient moins primitive, moins rétrograde et plus élaborée et développée, au fur et à mesure qu’elle avance. Les armes de la critique font partie de l’héritage historique de l’empire : les cloisonnements et les exclusions de l’idéologie impérialiste, « diviser pour mieux dominer », sont effacés et nous assistons à l’émergence de nouvelles configurations surprenantes[10].

Pour ce faire, il est évident que les cultures doivent être dépouillées de leur part hégémonique et que les cultures et les langues minorées puissent réclamer leur part d’appartenance à toutes les cultures, et ce, indépendamment de toute ethnicité.

Pourtant, malgré ce voyage au cœur des mécanismes et processus de la domination, la domination des femmes issues des pays colonisés a rarement été prise en compte par ces penseurs de manière spécifique. Il y a là comme un point aveugle, qui se caractérise par une lecture non genrée de la domination et qui produit un amalgame : les femmes et les hommes seraient soumis à un même ordre de domination. Pourtant, une lecture factuelle montre qu’il n’en est rien et que les femmes ont eu à lutter pour leurs droits en tant que « femmes », tout autant que pour leurs droits en tant que « colonisées ». Peu de traces de ce combat dans les productions textuelles relevant de la pensée du diversel, comme un point aveugle qui demeure.

Les femmes n’auraient-elles donc pas participé au renouvellement des paradigmes épistémiques ayant abouti à l’émergence de toutes ces poétiques du diversel, telles qu’elles ont été conçues et théorisées, apparemment par les seuls hommes ?

L’oblitération de la généalogie féminine de la pensée du Divers

Lorsque l’on évoque les figures qui sont à l’origine des idéologies identitaires dans les Antilles françaises, il faut bien l’avouer, il n’est jamais question de femmes. Celles-ci, peu nombreuses, sont surtout associées aux productions romanesques : Maryse Condé, Simone Schwarz-Bart, et plus récemment Gisèle Pineau, Fabienne Kanor, etc.

Les figures masculines, à l’inverse, occupent le haut du pavé dans le domaine théorique et conceptuel : Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, et ce, d’autant plus qu’ils ont aussi laissé une production romanesque ample et d’envergure internationale.

On serait donc tenté de conclure — sans doute un peu rapidement, d’ailleurs — que les femmes n’ont pas véritablement contribué à forger ces idéologies et pensées novatrices que l’on reconnaît comme relevant d’une poétique du diversel. Pourtant il n’en est rien, ce qui rend encore plus incompréhensible le silence qui pèse sur leur apport pourtant effectif.

Pour étayer mon propos, il m’appartient d’évoquer les travaux des sœurs Nardal, et en particulier de Paulette et de Jane, tout autant que les écrits de Suzanne Roussi-Césaire. Pour ce faire, il convient de remonter aux alentours de 1930, dans cette effervescence intellectuelle qui caractérise le « monde noir » de l’époque, à Paris comme à New-York ou dans les diverses capitales africaines. On sait que les milieux étudiants, artistiques et littéraires « noirs » réfléchissent à la question de l’identité nègre, qu’ils s’essaient à revisiter les relations que les « diasporas » entretiennent avec l’Afrique, tout en tentant de tisser de nouveaux liens avec les Africains qui vivent et étudient à Paris.

Au cœur de ce bouillonnement intellectuel et culturel, le salon que les sœurs Nardal tiennent à Clamart, proche banlieue parisienne et où, dans une ambiance raffinée, elles reçoivent les principaux acteurs de la Renaissance noire de Harlem : fréquentent le salon des personnalités comme Langston Hughes, Claude McKay, Countee Cullen, Sterling Brown, Jean Price Mars, Richard Wright, Marian Anderson, Marcus Garvey, Nicolas Guillén, etc., mais aussi Léopold Sédar Senghor, une ou deux fois, Aimé Césaire.

Mais la contribution culturelle et intellectuelle des sœurs Nardal ne se limite pas à ces réceptions du dimanche soir dans leur salon de Clamart. Elles développent aussi dans le même temps une importante activité d’écriture dans des revues, lesquelles sont à cette époque les principaux vecteurs des idées qui circulent précisément autour de l’interrogation sur l’identité nègre. Comment répondre à la question « Qui sommes-nous dans ce monde de Blancs ? ». Telle est en quelques mots la visée que se fixent les auteurs des articles des diverses revues qui s’épanouissent : Les Continents, La Revue du Monde Noir, La Dépêche africaine, L’étudiant noir, etc.

Lorsqu’on prend le temps d’examiner ces revues, il est remarquable d’y voir insérés des articles qui peuvent être tenus pour des ferments essentiels d’une pensée du diversel, déjà en gestation à l’orée des années 1930.

Ainsi en est-il de la Revue du Monde noir – revue théorique et culturelle – où sont abordées les questions de racisme, de métissage et d’égalité des races, que les sœurs Nardal fondent en 1931 avec le Haïtien Léo Sajous. Dans le dernier numéro de cette revue, en 1932, Paulette Nardal publie un article intitulé « Éveil de la conscience de race », dans lequel elle déplore que l’œuvre des Noirs antillais « n’exprime la foi en l’avenir de la race », pas plus que « la nécessité de créer un sentiment de solidarité entre les différents groupements noirs disséminés dans le monde[11] ». Toutefois, en dépit de son intérêt pour la question noire en elle-même, Paulette Nardal s’attache à mettre en évidence la part « blanche » de son identité :

Nous avons pleinement conscience de ce que nous devons à la culture blanche et nous n’avons nullement l’intention de l’abandonner pour favoriser je ne sais quel retour à l’obscurantisme. Sans elle, nous n’eussions pas pris conscience de ce que nous sommes. Mais nous entendons dépasser le cadre de cette culture pour aller chercher à l’aide des savants de race blanche et de tous les amis des Noirs, à redonner à nos congénères la fierté d’appartenir à une race dont la civilisation est peut-être la plus ancienne du monde[12].

On peut mettre en parallèle cet extrait avec un autre, tiré de l’article « L’internationalisme noir » de  sa sœur Jane Nardal, publié quatre ans auparavant, soit en 1928, dans la Dépêche africaine[13]:

Dorénavant il y aurait quelque intérêt quelque originalité quelque fierté à être nègre, à se retourner vers l’Afrique, berceau des Nègres, à se souvenir d’une commune origine […] Être afro-américain, afro-latin cela veut dire être un encouragement, un exemple, un réconfort pour les Noirs d’Afrique en leur montrant que certains bienfaits de la civilisation blanche ne conduisent pas forcément à renier sa race[14].

Comme on peut le voir, les sœurs Nardal prônent la reconnaissance chez les Antillais d’une « double conscience », c’est-à-dire la prise en compte d’une identité composite. Pour ce faire, l’une – Paulette – revendique une dette à l’égard de la « culture blanche » qui, contrairement aux Africains, a préservé les Antillais de l’obscurantisme, tandis que l’autre – Jane – plaide en faveur d’une fusion des mondes africains et latins, par la reconnaissance des « bienfaits de la civilisation blanche » qui a généré une « afro-latinité » bénéfique qui peut « encourager » les Africains de souche. Le terme d’« afro-latinité » est d’ailleurs un néologisme inventé par Jane Nardal, et inspiré par le néologisme « africain-américain » qui fut promu par les intellectuels du New Negroes.Ce néologisme d’ « afro-latinité » illustre parfaitement chez Paulette Nardal la conscience d’être habitée par une double identité, ce qu’elle exprimera en ces termes :

J’ai souvent souffert […] En réalité je me considérais comme une occidentale à peau blanche, une demoiselle Nardal, une bourgeoise noire. J’ai seulement pris conscience de ma différence après, quand on me l’a fait sentir. Mais à mon arrivée c’était une telle innocence …[15]

Chez les sœurs Nardal, on voit donc que la célébration de l’identité va de pair avec l’apologie de la diversité des « civilisations » et des « identités » et ne suppose pas la seule prise en compte de la composante noire, pas plus que la primauté absolue de celle-ci. Par la reconnaissance de leur « double conscience » qui signe, je l’ai dit, une forme d’affirmation d’une « double identité », elles énoncent les germes de ce qui deviendra, bien plus tard, à savoir en 1989, la Créolité, c’est-à-dire l’expression d’une identité multiple dans laquelle les diverses composantes fusionnent pour créer un « étant » nouveau, l’étant créole.

Précisons que les sœurs Nardal ne sont pas les seules à pressentir la dimension créole de l’identité des Antillais ; en effet, à la même époque, le poète Gilbert Gratiant exprimait à peu près la même chose dans le premier numéro de la revue L’étudiant noir, en alléguant qu’il n’était pas possible au Martiniquais de récupérer une « âme purement africaine », ce dernier étant déjà toujours un mulâtre, un créole :

Mais ce faisant il ne parle peut-être pas du vrai drame : celui d’être ensemble, pour l’homme de couleur, sincèrement, complètement (c’est là le mystère) français de pensée d’âme et de culture, celui d’être sincèrement mais confusément, quoiqu’avec une plénitude émouvante parfois, noir, nègre, africain[16].

On peut en dire autant de Suzanne Roussi-Césaire qui, dans les articles qu’elle a publiés entre 1941 et 1945 dans Tropiques défend aussi une vision métissée et créolisée de l’identité antillaise. Ce qu’elle exprime du brassage qui caractérise l’identité du Martiniquais et des énergies multiples qui habitent ce dernier fait immanquablement écho à ce que sera la célébration vitaliste de l’identité composite des Caribéens chez les tenants de la Créolité en 1989. Ainsi écrit-elle en avril 1942, à propos du Martiniquais :

Il ne s’agit point d’un retour en arrière, de la résurgence d’un passé africain que nous avons appris à connaître et à respecter. Il s’agit, au contraire, d’une mobilisation de toutes les forces vives mêlées sur cette terre où la race est le résultat du brassage le plus continu ; il s’agit de prendre conscience du formidable amas d’énergies diverses que nous avons jusqu’ici enfermées en nous-mêmes. Nous devons les employer dans leur plénitude, sans déviation et sans falsification. Tant pis pour ceux qui nous croient des rêveurs[17].

On peut lire également dans l’article « Le grand camouflage » :

Il y avait sur la plage quelques « fonctionnaires métropolitains » […]. Quand ils se penchent sur le miroir maléfique de la Caraïbe, ils y voient une image délirante d’eux-mêmes. Ils n’osent pas se reconnaître en cet être ambigu, l’homme antillais. Ils savent que les métis ont part avec leur sang, qu’ils sont, comme eux, de civilisation occidentale […]. Voici un Antillais, arrière-petit-fils d’un colon et d’une négresse esclave […]. Le voici avec sa double force et sa double férocité, dans un équilibre dangereusement menacé : il ne peut pas accepter sa négritude, il ne peut pas se blanchir[18] ».

Si Suzanne Roussi-Césaire appréhende aussi l’Antillais comme un « être divisé », il n’en reste pas moins qu’elle met en exergue, dès 1945, son identité métissée, sa singularité, et ce, à l’échelle de la Caraïbe. De fait, par cette reconnaissance d’une identité antillaise spécifique, elle pose les jalons de l’Antillanité que développera en 1981 Édouard Glissant dans Le discours antillais, tout en déployant déjà les fondements de ce que sera la Créolité, par sa sensibilité envers cette question du brassage identitaire antillais. Comment, en effet, ne pas mettre en parallèle les extraits que nous avons cités de Suzanne Roussi-Césaire avec ce passage de L’éloge de la créolité de Bernabé, Chamoiseau et Confiant :

Avec Édouard Glissant nous refusâmes de nous enfermer dans la Négritude, épelant l’Antillanité qui relevait plus de la vision que du concept. Le projet n’était pas seulement d’abandonner les hypnoses d’Europe et d’Afrique. Il fallait aussi garder en éveil la claire conscience de l’une et de l’autre : en leur spécificités, leurs dosages, leurs équilibres, sans rien oblitérer ni oublier des autres sources, à elles mêlées. Plonger donc le regard dans le chaos de cette humanité nouvelle que nous sommes. Comprendre ce qu’est l’Antillais. Percevoir ce que signifie cette civilisation caribéenne encore balbutiante et immobile. Avec Depestre, embrasser cette dimension américaine, notre espace au monde ?[19] 

Que dire pour conclure brièvement ?

Dans la matrice initiale des pensées du diversel à l’échelle antillaise, il y a sans doute eu certains courants de la Négritude, parmi lesquels, ceux qui défendaient une Négritude plus « créole », attachée à la civilisation occidentale, mais soucieuse de replonger son âme dans l’Afrique-mère, courant porté, entre autres, dès la toute fin des années 1920, par les sœurs Nardal, Paulette et Jane. Il y a eu aussi, dans cette même matrice, la conception « créolisée » de l’identité antillaise de Suzanne Roussi-Césaire qui dessinait déjà, entre 1941 et 1945, une Antillanité, voire une Caribéanité, dont la caractéristique première était de revendiquer, chez l’Antillais et/ou le Caribéen, une identité composite, multiple.

Pourtant, il faut le constater, la postérité n’a pas reconnu ces femmes comme des précurseurs de ces pensées du diversel, pas plus qu’elle n’a considéré leur apport à la généalogie de la Négritude. Pourquoi ?

Nous risquons deux hypothèses : la première est qu’Aimé Césaire qui défendait une « Négritude fondamentale », pour reprendre l’heureuse expression de Romuald Fonkoua, une négritude, détachée complètement de l’Occident, s’est sans doute montré d’une intransigeance totale à l’égard de toutes les autres versions possibles de la Négritude, et en particulier celle plus assimilationniste, plus créolisée des sœurs Nardal[20].  Le succès international qu’a connu la formulation de la négritude césairienne a rejeté dans l’obscurité la plus profonde les versions concurrentes, d’autant qu’elles étaient portées par des femmes. Il faut, en effet, préciser qu’en 1930 tout autant qu’en 1945, les femmes n’avaient pas encore le droit de vote aux Antilles, elles restaient au plan intellectuel, malgré tous leurs efforts, dans une forme de marginalisation à l’égard des hommes. Telle est donc ma deuxième hypothèse : à l’intransigeance idéologique de Césaire, il faut ajouter sans doute le peu d’attention – en homme de son époque – qu’il portait à la question des femmes, le faible intérêt qu’il témoigna envers les efforts intellectuels conséquents menés par ses condisciples femmes martiniquaises dans un Paris hostile aux Noirs, mais encore plus aux femmes. Il a de fait participé plus ou moins consciemment à leur « invisibilisation », et ce, d’autant plus que l’interpellation de Paulette Nardal réclamant une autre écriture de l’histoire de la Négritude, incluant l’apport des femmes, est restée lettre morte. Ainsi, cette version plus créolisée de la négritude reste mal connue, tout autant que la pensée novatrice de Suzanne Roussi-Césaire, quant à l’identité antillaise. Dans tous les cas, que voit-on ?

Une pensée portée par des intellectuelles martiniquaises qui se révèle extrêmement attentive à l’identité composite de l’Antillais, qui défend une conception que l’on appellera plus tard, « créole » ou « créolisée » de cette identité. Ces figures féminines, annonciatrices de ce qui serait présenté près d’un demi-siècle plus tard comme un dépassement de la Négritude césairienne, à savoir l’Antillanité et la Créolité, sont tombées dans l’oubli parce que, seules les filiations masculines ont été recherchées et mises en exergue. S’il n’en avait pas été ainsi, on eût sans doute remarqué bien plus tôt cet apport conséquent des femmes intellectuelles martiniquaises des années 1928-1945 à une pensée qui consent au diversel et assume courageusement le fardeau de cette « double conscience », dans ce qu’elle a de prémonitoire quant à la complexité de l’étant antillais, de l’étant créole.

Comme le dit si bien Maryse Condé dans un film consacré à Paulette Nardal : « Elles ont voulu être des intellectuelles. C’était en fait un domaine réservé aux hommes. Alors on ne leur permettait pas d’entrer dans ce terrain qui les fascinait[21] ». Et de poursuivre : « Le fait de vivre en tant que femme c’est un problème qu’il fallait résoudre avant même de faire communiquer ses idées. Donc je pense qu’elles ont eu une bataille tellement rude sur tellement de fronts que ça les a un peu pénalisées[22] ».

Cette marginalisation démontre, s’il le fallait, comment il est difficile d’inscrire la mémoire de la contribution des femmes dans l’histoire et la généalogie de la pensée, et encore plus, dans les espaces qui ont subi l’esclavage et la colonisation, où leur « invisibilisation » massive passe encore plus inaperçue.


[1] Françoise Collin, « Le philosophe travesti ou le féminin sans les femmes », communication présentée dans le cadre du Colloque : « Les formes de l’anti féminisme contemporain », qui s’est tenu au Centre Georges-Pompidou à Paris en décembre 1991

 http://www2.univ-paris8.fr/RING/IMG/pdf/Francoise_Collin_Le_philosophe_travesti_ou_le_feminin_sans_les_femmes.pdf (cons. le 20 avril 2018)

[2] F. Collin, « Le philosophe travesti ou le féminin », art.cit.

[3] F. Collin, « Le philosophe travesti ou le féminin », art.cit.

[4] Samuel-Élie Lesage, « Derrida et le problème de penser le féminin », communication dans le colloque « Le féminisme prend sa place à l’UDEM », 28 mars 2015.

https://www.academia.edu/13959720/Derrida_et_le_probleme_de_penser_le_feminin (cons. Le 21 avril 2018)

[5] F. Collin, « Praxis de la différence. Notes sur le tragique du sujet », Provenances de la pensée. Femmes/Philosophes, Les Cahiers du GRIF, 46, 1992, p. 126.

[6] Emmanuel Lévinas, 1977, Du sacré au saint, [1977], Minuit, Paris.

-[1971], Totalité et infini, Le Livre de poche, « Essais », Paris.

[7] Catherine Malabou, « Le sens du « féminin » », Revue du MAUSS,2012/1, 39, pp. 236-244.
 DOI 10.3917/rdm.039.0236 https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2012-1-page-236.htm (cons.le 19 avril 2018).

[8] C. Malabou, « Le sens du « féminin » », art.cit.

[9] Edward Saïd, L’orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, [1995], trad. Penguin Books, Londres, pp. 334-335.

[10] Edward Saïd, L’orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, op.cit., p. 306.

[11] Paulette NARDAL, « Éveil de la conscience de race », Revue du Monde noir, 1932, p. 347.

[12] P. Nardal, « Éveil de la conscience de race », art. cit., p. 349.

[13] Jane Nardal, « L’internationalisme noir », La Dépêche africaine, n° 1, février 1928.

[14] J. Nardal, « L’internationalisme noir », art.cit.

[15] Jil Servant, Paulette Nardal, la fierté d’être négresse, Paris, Éditions de la Lanterne, 2004, p. 35.

[16] Gilbert Gratiant, « Mulâtres…pour le bien et le mal », L’Étudiant noir. Journal de l’Association des Etudiants Martiniquais en France, n°1, mars 1935, pp. 5-7, p. 6.

[17] Suzanne Césaire [2009], « Malaise d’une civilisation », Le grand camouflage. Écrits de dissidence (1941-1945) (éd. Daniel Maximin), Paris, Seuil, p. 75.

[18] Suzanne Césaire, « Le grand camouflage », op. cit., pp. 90-91.

[19] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, [1989],  Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, p. 21.

[20] Romuald Fonkoua, Aimé Césaire, [2010], Paris, Perrin, p. 48 : « Dans sa contribution intitulée « Nègreries. Jeunesse noire et assimilation », Césaire va opposer aux « nègreries » du métissage une négritude fondamentale. Pour lui, la « négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noirs, de notre histoire et de notre culture ». Il insiste sur le fait que le Noir s’est emparé des modes de civilisation de l’Européen, « sa cravate », « son chapeau melon » et est « parti en riant ». Ce Noir a bien compris, selon Césaire, que ces objets lui sont étrangers […]. S’il existe donc de part et d’autre de la barrière coloniale un accord sur « l’impossible assimilation », il ne reste plus au Nègre qu’à renforcer son irréductible altérité ».

[21] Maryse Condé, in Jil Servant, Paulette Nardal. La fierté d’être négresse, op.cit.

[22] M. Condé, in J. Servant, Paulette Nardal. La fierté d’être négresse, op.cit.

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