La Forme des arguments

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Par Rose Marie BARRIENTOS

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Bien que l’argumentation remonte à la Grèce antique, son étude peut être qualifiée d’émergente ou même de « travail en cours ». Mon choix de mots n’est bien sûr pas innocent. Abordant les études sur l’argumentation en venant du monde de l’art, je contemple un paysage qui a souvent changé, ses acteurs ayant remis en cause les concepts et les théories précédentes, accumulant les différentes opinions, interprétations, controverses et, évidemment, connaissances. Sans vouloir dramatiser mon expérience, je remplacerais « paysage » par « cosmos » pour décrire mes premiers pas dans ce qui est, pour moi, un tout nouveau domaine, un espace où la concentration et la prudence sont de mise, mais également un espace où l’exploration de territoires inconnus est parfois encouragée et attendue. Cet article est un de ces espaces de liberté, assez intimidant au départ, je dois bien l’admettre, mais tentant également. Je vais dès lors me lancer et examiner la contribution prépondérante de Stephen Toulmin à la théorie de l’argumentation, le modèle de Toulmin, en me concentrant sur son schéma, qui est à ma portée.

Lorsqu’il a commencé à poser les bases de la structure organisationnelle qui allait devenir le modèle de Toulmin, le philosophe britannique Stephen Toulmin a défini l’argument comme un organisme vivant, l’assimilant à une sorte d’entité constituée d’un corps animé par des processus internes : « Il possède une structure anatomique brute et une structure physiologique plus fine. » (Chapitre 3, Les Usages de l’argumentation, p. 87). Il a une nouvelle fois utilisé cette métaphore organique du phénomène dans la préface de l’édition de 2003 de son travail fondateur, dans laquelle il a comparé les livres à des enfants qui, ayant quitté le nid, vivent leur vie et deviennent des personnes à part entière. Publié pour la première fois au Royaume-Uni en 1958, Les Usages de l’argumentation était initialement considéré comme une réflexion sur les méthodes de logique formelle et, plus spécifiquement, sur le syllogisme, dont Toulmin considérait qu’il se trouvait dans une impasse : « Depuis Aristote, il est de coutume, lors de l’analyse de la microstructure des arguments, de les énoncer de façon très simple : ils ont été présentés selon trois propositions, “prémisse majeure ; prémisse mineure ; donc, conclusion. » (p. 89). Son intention était de développer un modèle d’analyse plus sophistiqué et plus adapté afin de déterminer précisément la validité des arguments. Les Usages de l’argumentation a été accueilli assez froidement par son public cible, qui n’a pas goûté ce genre d’innovation. Mais, tel un adolescent, l’ouvrage de Toulmin a joyeusement fait son chemin vers d’autres horizons, éveillant la curiosité de chercheurs en rhétorique, argumentation et logique informelle aux États-Unis. Le modèle de Toulmin, qui est depuis appelé système, méthode, structure, schéma ou tout simplement modèle de Toulmin, a donc été adopté et a commencé une nouvelle vie.

À des milliers de kilomètres de là, à Bruxelles, et à l’insu de Toulmin à l’époque, Chaim Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca développaient des idées similaires, qui ont également débouché sur un ouvrage. Leur Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique a été publié la même année que le livre de Toulmin, une coïncidence qui indiquait non seulement une lassitude commune de la situation dans laquelle se trouvaient alors leurs domaines respectifs, mais qui a également ouvert la voie vers un nouvel intérêt pour la rhétorique et l’argumentation, nous plongeant dans ce qu’il convient d’appeler l’âge post-moderne de la théorie de l’argumentation. Alors que Perelman et Olbrechts-Tyteca ont débarrassé la rhétorique de sa poussiéreuse influence cartésienne, et que Toulmin a remplacé le syllogisme cartésien ou le « modèle  géométrique » de la logique, tous trois se sont lancés dans l’exploration de nouveaux horizons. Cette volonté de changement semblait à la mode, dans l’air du temps, lors de cette période d’après-guerre lors de laquelle, dans plusieurs domaines de la société, l’Occident a simultanément remis en cause les institutions du passé et tenté d’élaborer de nouveaux modèles. Avec le recul, les propositions novatrices de Toulmin et de Perelman et Olbrechts-Tyteca semblent être l’expression d’un mouvement sociétal plus large, une quête spontanée de nouveauté qui allait bientôt apparaître dans d’autres domaines, notamment dans l’art, où des artistes ont, paradoxalement, abandonné le visuel pour faire du conceptuel, ou « art idéal » (Lippard, 1973).

Il est toutefois impossible d’affirmer que les publications dont il est question ont été inspirées par l’esprit de l’époque. Ce qui est certain, c’est que leurs auteurs partageaient une vision commune des limites de la logique formelle dans un raisonnement ordinaire et qu’ils étaient par ailleurs déterminés à réinventer l’argumentation de qualité. Les destins immédiats de leur ouvrage respectif furent différents : alors que La Nouvelle rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca a bénéficié d’une reconnaissance immédiate et que les auteurs ont été félicités pour leur contribution, le livre de Toulmin a été largement décrié par ses pairs. Cela prit des années avant que d’autres communautés de chercheurs, pour lesquelles l’argumentation était importante, ne reconnaissent l’impact des Usages de l’argumentation et ne l’intègrent à leurs travaux. Les deux ouvrages présentent une autre différence, et non des moindres : elle concerne les moyens employés par les auteurs pour présenter les résultats de leurs recherches. Perelman et Olbrechts-Tyteca ont opté pour un examen approfondi des modèles de discours et une description exhaustive de leurs configurations, contextes et mécanismes internes. Toulmin a créé un schéma pour représenter son concept, un choix qui mérite une étude plus détaillée.

Les schémas sont de simples représentations visuelles de choses ; ils permettent d’observer et de comprendre notre monde différemment. L’Homme a toujours utilisé la représentation visuelle pour décrire des choses, en faisant des dessins, des croquis et des schémas qui offrent parfois un aperçu sur un concept qui serait autrement incompréhensible. Les grottes d’Altamira, en Espagne, en sont un exemple. Elles abritent des dessins pariétaux qui font office de documentation inexistante. On prétend que ces images donnent une idée de la routine quotidienne de nos ancêtres : chasser, trouver de la nourriture pour survivre. L’Homme de Vitruve de Léonard De Vinci, une figure humaine schématisée dans un cercle et un carré, est un autre exemple d’un document visuel chargé d’informations non verbales qui n’est pas exclusivement artistique. Largement interprété et commenté, le dessin de Léonard inspire des artistes et des gourous spirituels, ainsi que des scientifiques et des créateurs de contenus. On pourrait répondre que ces deux exemples sont des dessins, pas des schémas, et qu’ils sont donc d’une nature radicalement différente de celle du modèle de Toulmin. Toutefois, pour le cas qui nous occupe, nous pouvons dire qu’ils fonctionnent de façon similaire, c’est-à-dire comme des représentations symboliques. L’art, à tous les niveaux, a pour objectif d’offrir plus que ce que la vue permet de voir, ce n’est pas une simple copie du monde extérieur. Le schéma de Toulmin n’offre pas l’image d’un modèle, c’est un modèle. En tant que tel, il offre une structure générale que Toulmin juge capable de correspondre à toutes les argumentations.

Les schémas servent d’outils pour décrire visuellement et organiser des informations complexes. Ils sont utilisés pour permettre de comprendre des données au-delà des barrières de la langue. Cela ne les empêche pas de parfois contenir ou transmettre des questions relatives au discours ou au langage (et cela s’applique au modèle de Toulmin) ou d’être entièrement consacrés au langage. C’est le cas du système de Reed-Kellogg, une méthode pour schématiser  des phrases dans les moindres détails, présentée en 1877 et servie en plat de résistance lors des cours de grammaire d’antan. On peut également citer l’exemple du schéma de Venn (1880), élaboré par le logicien anglais John Venn pour montrer les relations logiques entre différents ensembles et amélioré par Charles Pierce quelques années plus tard. Je ne mentionne que quelques-uns des schémas les plus connus qui existaient avant celui de Toulmin pour montrer que Stephen Toulmin n’a pas inventé l’art de la schématisation. Il semble toutefois être le premier à schématiser la structure des arguments.

Mon objectif ici n’est pas d’expliquer le modèle de Toulmin mais plutôt de spéculer sur ce qui a conduit son auteur à l’utiliser et à étudier son fonctionnement. Il semble néanmoins important de commencer en expliquant brièvement sa structure et son organisation, une tâche réalisée de façon compétente avant moi avec une précision que je n’ai pas la prétention de surpasser. Je vais donc limiter cette présentation à une description générale et à quelques observations.

Pour faire court, le modèle de Toulmin organise les arguments en structures hexapartites composée de: données, garanties, conclusions, réfutations, fondements de garantie et qualificateurs. Chacun de ces éléments interagit avec chaque autre de façon organique, comme Toulmin l’avait sans doute prévu. Le schéma ci-dessous montre la forme basique de ce modèle (Fig, 1).

Figure 1. Structure de base du modèle de Toulmin (dans « Arguments in Academic Writing », thèse).

Le graphique ci-dessus suggère la malléabilité du modèle. Le schéma n’est pas un sujet spécifique et peut être décrit de différentes manières pour satisfaire les préférences visuelles personnelles de l’utilisateur sans modifier la dynamique. Des centaines d’exemples sont disponibles sur Internet, ce qui prouve le succès durable du modèle de Toulmin mais également sa nature généraliste qui convient à n’importe quel sujet d’argumentation. Les programmes universitaires dans différents domaines enseignent le modèle de Toulmin comme outil pour analyser, évaluer et élaborer des argumentations. L’utilisation du schéma comme structure ou cadre conceptuel facilite l’invention, un élément essentiel de la rhétorique.

Admettons-le, nous ne saurons jamais avec certitude pourquoi Toulmin a choisi de schématiser l’analyse de l’argumentation. Mais l’heure n’est pas à la spéculation. Lorsqu’il expose le problème (au chapitre 3 de son ouvrage, considéré par beaucoup comme étant le plus important), il étudie les options qui s’offrent à lui. Dans sa réflexion sur les problèmes qui le préoccupent, il indique qu’il confronte « deux modèles opposés, un mathématique et l’autre jurisprudentiel », et se demande : « Est-ce que la forme logique d’une argumentation valable est quelque chose de quasi géométrique, comparable à la forme d’un triangle ou au parallélisme de deux ligne droites ? Ou est-ce quelque chose de procédural : est-ce qu’un argument formellement valable est un argument qui a la forme correcte, comme le dirait un avocat, et non un argument exposé sous une forme géométrique simple et nette ? » (p. 88). Sa déclaration cible clairement l’approche syllogistique, et peut-être aussi le modèle des cadres et flèches. Il cherche à remplacer l’outil obsolète par son propre modèle, ce qui explique la direction qu’il suit. Son dilemme est donc de savoir comment donner forme à son outil. Plutôt que d’appliquer une solution mathématique, il envisage une solution procédurale basée sur un processus plutôt que sur un calcul. Peut-être a-t-il pensé qu’un schéma serait pratique pour montrer la dynamique à l’œuvre dans sa conception d’une argumentation valable. Il convient toutefois de noter que, selon Toulmin lui-même, il n’a pas copié le modèle de jurisprudence. Lorsque la question lui a été posée lors d’un entretien (par Michael Boyle), il a affirmé : « Je n’ai pas basé Les Usages de l’argumentation sur un modèle jurisprudentiel. J’ai presqu’entièrement rédigé le livre puis, tout à la fin, j’ai réalisé que pour apporter un peu de clarté à mon exposé, la comparaison avec la jurisprudence serait bénéfique. »

Quelles qu’aient été ses intentions (d’abandonner les méthodes logiques), il semble que Toulmin n’ait pas pu trouver une vraie solution. Dans son format le plus simple, son nouveau modèle se compose de trois éléments: données, garantie et conclusion, ce qui rappelle fâcheusement le modèle du triangle syllogistique qu’il voulait dépasser. Le modèle complet lui donne toutefois raison : les six éléments offrent ensemble un modèle de fonctionnement différent pour étudier la validité des arguments. Mais, si le schéma doit être utilisé comme un outil pour l’argumentation, il manque clairement des éléments essentiels. La méthode de Toulmin concerne les arguments, pas les personnes. On pourrait penser qu’étant ouvert et généraliste, le modèle convient à tout le monde, mais nulle part le schéma ne fait mention de l’« argumentateur » ou du « public ». L’introduction des notions de « dépendant du contexte » et de « indépendant du contexte » contribuent à placer la discussion dans le domaine des argumentations ordinaires, ce qui permet un certain relativisme dans le processus en cours. Mais le facteur humain est toujours absent. Ce n’est qu’en intégrant des participants à la structure que le modèle pourra devenir autre chose qu’une formule. Il est toutefois difficile de concevoir comment Toulmin aurait pu intégrer un argumentateur et un public dans son schéma. Parallèlement, l’application d’une formule pour étudier une problématique humaine ne pourrait jamais tenir compte de toutes les variables inhérentes à celle-ci, ce qui entrainerait des incompréhensions et des erreurs d’interprétation. Cela explique sans doute pourquoi Chaim Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, qui réalisaient une étude similaire, n’ont pas envisagé de créer un schéma pour illustrer leur modèle. Les titres de leur ouvrage ne sont cependant pas trompeurs : Les Usages de l’argumentation se concentre sur les arguments, La nouvelle Rhétorique sur l’accord. Il ne s’agit pas d’affirmations, simplement de conjectures et de spéculations. Pourquoi Toulmin a-t-il utilisé un schéma et les auteurs belges ne l’ont-ils pas fait ? Nous ne le saurons jamais. Quoi qu’il en soit, le fait qu’ils aient opté pour des solutions différentes rappelle ce vieux dicton : « Les grands esprits se rencontrent, mais les idiots sont rarement en désaccord ».

By Rose Marie BARRIENTOS, Argumentations Studies, Fall 2019, University of Windsor, Ontario -Canada

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Rose Marie Barrientos is a Bolvian art historian, lecturer and writer. She completed her studies in France (Sorbonne University), where she co-founded Art & Flux, a research platform on the relationship between art and economy, her field of expertise. She is currently completing a PhD in Argumentation Studies at the University of Windsor, Ontario – Canada.

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Bibliographie

Boyle, Michael. « Critical Thinking After the Second World War », The Electric Agora, November 30, 2015. https://theelectricagora.com/2015/11/30/critical-thinking-after-the-second-world-war/

Lippard, Lucy R. Six Years: the Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972: A Cross-Reference Book of Information on Some Esthetic Boundaries. New York, Praeger, 1973.

Perelman (Ch.) et Olbrechts-Tyteca (L). La nouvelle Rhétorique. Traité de l’Argumentation. Paris, Presses Universitaires de France, 1958.

Reed, Chris and Rowe, Glenn. “Toulmin Diagrams in Theory & Practice: Theory Neutrality in Argument Representation” Division of Applied Computing, University of Dundee, Dundee DD1 4HN Scotland, UK. http://arg-tech.org/people/chris/publications/2005/ossa2005.pdf

Toulmin, Stephen. The Uses of Argument, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.

Auteurs divers. The Stanford Encyclopedia of Philosophy, The Metaphysics Research Lab – Center for the Study of Language and Information, Stanford University, Stanford, CA.

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