GRANDES CIVILISATIONS : MYCÈNES S’EST IMPOSÉE MILLE ANS AVANT L’֧ÉMERGENCE DE LA GRÈCE CLASSIQUE

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Par Philippe Estrade -auteur conférencier

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L’histoire de la civilisation grecque n’est pas un long fleuve tranquille. Bien avant l’épanouissement d’Athènes vers 800 avant J.-C. et la domination de la Grèce classique quatre siècles plus tard, les cultures cycladiques et égéennes ont marqué les origines de la Grèce à partir de 3000 avant J.-C. et préparé l’hégémonie de sa civilisation en Méditerranée et de l’Asie occidentale à l’Indus. C’est au sud de la mer Égée que tout a commencé avec des populations qui s’installèrent alors dans les îles des Cyclades. Une brillante culture particulièrement avancée ouvrit la voie aux puissances locales, minoennes d’abord en Égée, puis mycéniennes dans le prolongement minoen sur le continent et les Cyclades. Mycènes,  reine du Péloponnèse qui inspira la guerre de Troie, fut tout au long du deuxième millénaire avant J.-C. la cité dominatrice en Grèce. Elle donna son nom à une civilisation exceptionnelle qui s’est imposée sur le continent, des plaines de l’Argolide dans le Péloponnèse à une grande partie de la mer Égée.

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LA CIVILISATION MINOENNE SE PROLONGE À MYCÈNES

Exceptionnellement raffinée, la culture minoenne s’est développée à partir de 2700 avant J.-C. dans le sud des Cyclades, en particulier dans l’île de Crète, phare incontestable en Méditerranée orientale, à Santorin plus au nord dans la mer Egée, identifiée par un grand nombre d’archéologues et d’hellénistes comme la probable Atlantide, puis dans les îles voisines qui ceinturent cet arc minoen. C’est le roi Minos, souverain légendaire, qui donna son nom à cette civilisation de la mer Égée et de la Crète. Cette peuplade, peut-être issue d’Anatolie en Asie Mineure, est parvenue à développer une riche agriculture et un brillant artisanat qui a dominé toutes les îles des Cyclades. Les archéologues furent fascinés lorsqu’ils mirent au jour des chaudrons de plus de cinquante kilos exhumés des tombes crétoises et des sépultures mycéniennes. Les fresques polychromes révélées par les fouilles glorifient et perpétuent cet éblouissant raffinement de la vie quotidienne.

Avant Mycènes, Cnossos, capitale d’un premier État grec

Cnossos, cité palatiale qui domina le commerce maritime en Méditerranée orientale et dans l’Égée, fut à l’origine d’un premier État grec durant mille ans et se révéla pionnière des arts grecs primitifs. Son exceptionnelle position stratégique sur la côte crétoise face à la mer Égée a favorisé les échanges commerciaux et a permis sa domination dans la région. Elle devint probablement, à son apogée, la capitale de l’ensemble des états minoens de l’île.

Le roi Minos et le labyrinthe du Minotaure

Depuis la naissance de la civilisation grecque, la Crète puis Mycènes furent aussi le théâtre des plus grands mythes et des plus fascinantes légendes. Modèle du roi juste, Minos supplia le dieu de la mer, Poséidon, de lui offrir un taureau en sacrifice. Surgi des eaux, l’animal fut toutefois épargné par le souverain crétois, provoquant ainsi la colère de Poséidon qui manœuvra et fit que Pasiphaé, épouse de Minos, tombât amoureuse du taureau. De leur union naquit le Minotaure, créature dotée d’un corps d’homme et de la tête d’un taureau. Isolé au fond du labyrinthe conçu par l’architecte Dédale dans les profondeurs du palais de Cnossos, le monstre se vit offrir chaque année sept jeunes filles et sept jeunes hommes afin d’être nourri en restant confiné sous les abysses de la citadelle. C’est le prince Thésée de Grèce continentale qui tua le Minotaure après qu’il eut utilisé le fil confectionné par Ariane, fille du roi Minos, pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe. En rentrant de son expédition, Thésée oublia de hisser des voiles blanches, symbole de son succès, comme il s’y était engagé auprès d’Égée, son père, au départ du navire. Égée, apercevant le vaisseau drapé des voiles noires du départ s’approcher de la côte, crut à l’échec de son fils et se jeta de la falaise dans la mer, qui prit ainsi le nom de mer Égée…

De l’agonie minoenne à l’invasion des mycéniens

C’est bien l’éruption cataclysmique du volcan de Santorin qui provoqua la chute des Crétois et de la culture minoenne vers 1600 avant J.-C. Un raz-de-marée gigantesque a alors anéanti Santorin puis la Crète au sud, noyée sous les tsunamis géants dont les vagues atteignirent probablement une vingtaine de mètres. Plus tard, vers 1450 avant J.-C., Grecs du continent et mercenaires de Mycènes pillèrent définitivement les cités crétoises, les incendièrent et les soumirent. Les Mycéniens étaient plutôt d’un tempérament belliqueux les conduisant à édifier des citadelles et des villes fortifiées dressées en hauteur sur des collines ou des montagnes. En s’implantant en Crète, ils adoptèrent le meilleur de l’ancienne culture minoenne qu’ils avaient par ailleurs pu approcher en commerçant avec les puissants Crétois durant quelques siècles auparavant. La civilisation mycénienne va donc s’étendre sur tout le monde grec, la Crète et les Cyclades. Les artisans de Mycènes apprirent auprès des Crétois de nouvelles techniques locales dans l’artisanat et l’art, héritées de l’ancienne puissance minoenne. Issus d’une aristocratie guerrière, les Mycéniens vont alors orienter les anciennes fresques du pays vers des scènes guerrières. D’ailleurs beaucoup d’armes seront exhumées de leurs tombes, contrairement aux Minoens plus axés sur des sujets et scènes naturalistes.

MYCÈNES DOMINE TOUTE LA GRÈCE CONTINENTALE

Durant six siècles, entre 1600 et 1000 environ avant J.-C., Mycènes s’imposa comme une cité majeure en Argolide puis domina rapidement ses voisines pour influencer la Grèce entière, au sommet de sa puissance vers 1400 à 1200 avant J.-C. Les Mycéniens brillèrent dans l’art des fortifications et des murailles qui protégeaient leurs cités. Toujours visibles, leurs puissants remparts sont appareillés de blocs énormes pesant plusieurs tonnes. Ce tempérament guerrier n’a pas empêché les Mycéniens de développer une orfèvrerie particulièrement délicate et épurée comme en témoignent les vestiges issus des tombes royales découvertes en 1876 par l’archéologue allemand Heinrich Schliemann. Bracelets, diadèmes en argent, bijoux divers, masques en or dont le fameux « masque d’Agamemnon » éblouissent les visiteurs du musée archéologique d’Athènes. C’est Persée qui aurait fondé la ville de Mycènes, selon les mythes grecs, celui-là même qui trancha la tête de la Gorgone Méduse. D’ailleurs, Mycènes semble provenir du grec « mykès », mot qui traduit le manche d’une épée. Probablement celle qui servit à trancher justement la tête de la Méduse. Cette cité, depuis les hauteurs de sa citadelle dominatrice et conquérante, a irréversiblement marqué l’histoire de la Grèce antique.

Heinrich Schliemann découvre Mycènes

La fertile Argolide abrite la puissante Mycènes, écrasée par la poussière et le soleil généreux. Les tragédies de l’histoire grecque, les plus rudes et les plus sanglantes, se sont déroulées ici dans cette campagne pourtant douce et paisible où s’affrontèrent la lignée royale des Atrides. Autodidacte brillant, talentueux et inspiré, Heinrich Schliemann a découvert les grands sites de la Grèce archaïque entre 1868 et 1884, Argos, Tirynthe et bien sûr Mycènes. Il fouilla également la côte anatolienne pour découvrir les murs de Troie en 1871,  offrant précisément à la guerre de Troie un statut de mythe passé à la réalité historique. Il démontra que les textes d’Homère s’appuyaient sur des faits incontestables. Schliemann, pourtant destiné à succéder à son père dans l’épicerie familiale, parvint à devenir le père de l’archéologie moderne. Aventurier ici et là, banquier même en Russie et en Californie, Schliemann se consacra à l’archéologie, sa passion de toujours, et y affecta sa fortune pour financer ses programmes de recherche. Bien que les ruines et vestiges cyclopéens de Mycènes fussent demeurés partiellement visibles de la plaine, associer la cité à Agamemnon ne fut pas une entreprise aisée. Le génie de Schliemann, qui par ailleurs avait obtenu tardivement un diplôme d’archéologue à la Sorbonne à Paris, fut d’apprendre les langues orientales dont le grec ancien ou l’arabe mais aussi le français, l’anglais, le portugais ou le russe. Comme il le fit pour Troie en Turquie en traduisant les textes homériques, cet homme brillant se laissa guider par ses connaissances littéraires pour traduire le récit de « l’Iliade » et réaliser ses découvertes archéologiques qui saisirent et stupéfièrent le monde entier.

Mycènes, la capitale du grand Agamemnon

L’Odyssée désignait Mycènes, nivelée au sommet d’une colline, comme cité « riche en or ». Les fortifications protégeaient le palais situé au sommet de la citadelle, les familles de l’aristocratie, les serviteurs, prêtres et les artisans de haut rang affectés aux édifices officiels alors que le peuple vivait plus bas dans la plaine. L’épaisseur des murs de l’enceinte cyclopéenne atteint parfois huit mètres et s’interrompt à la célèbre porte des Lions, probablement des lionnes, appelée ainsi en raison des bas-reliefs qui ornent le dessus du linteau. Datée de 1200 avant J.-C., toujours dressée et encore fière, elle ouvre la voie monumentale de Mycènes qui conduit aux tombes du cercle royal et à la plateforme du palais disparu. En effet, sur la droite, aussitôt la porte franchie, on domine le cercle des tombes royales, toute première nécropole révélée par Schliemann. Dix-neuf personnalités royales et membres de leurs familles furent découvertes en position fœtales dans ces fosses circulaires de plus de vingt-six mètres de diamètre, accompagnées de bijoux, d’épées, d’armes serties d’or et de masques funéraires posés sur chacun des visages. Ces riches trousseaux funéraires appartenaient à l’élite de la société. Si les trousseaux des hommes offraient plutôt des armes, ceux des femmes exhibaient des bijoux divers, ornements et céramiques. Les plus belles pièces sont présentées aux visiteurs dans l’enceinte du musée d’archéologie d’Athènes. On y retrouve notamment « la Coupe de Nestor » pourvue d’oiseaux aux ailes déployées, un diadème féminin en or, éblouissante pièce d’orfèvrerie datée d’environ 1500 avant J.C. et un certain nombre de masques funéraires en or dont le célèbre « masque d’Agamemnon ». En le découvrant, Schliemann s’écria justement « j’ai vu le visage d’Agamemnon ! » Le célèbre masque laisserait à penser qu’il est pourtant antérieur de quelques siècles au grand souverain Atride et à la guerre de Troie dont il fut le principal acteur, dans la mesure où il fédéra tous les rois des cités grecques, dont Ménélas son frère, roi de Sparte, ou encore Achille, contre Priam et Paris, l’amant d’Hélène.

Le culte à Mycènes

Rude exercice que de vouloir comprendre et percer le culte et la religion d’une civilisation qui remonte à 3500 ans. Textes, tablettes et fresques parvenues jusqu’à nous éclairent toutefois notre approche du culte mycénien. Les archéologues sont parvenus à identifier dans un espace bien défini, un peu à l’écart du palais et de la citadelle, des vestiges et des murs qui traduisent l’existence de divinités différentes, première étape de la religion avant la Grèce classique. Les tablettes mentionnent déjà Zeus ou encore Héra qui animeront justement le panthéon de la période classique, et répertorient un nombre saisissant de prêtres au service des temples. Jouissant d’une position sociale très élevée, ils avaient à leur disposition des esclaves chargés des tâches domestiques et des fonctionnaires du clergé préposés à la surveillance des feux sacrificiels. La lecture des fresques décèle de nombreuses scènes de culte qui se déroulent dans la nature. Une bague en or, visible au musée archéologique d’Athènes, révèle les grands symboles de la religion mycénienne, la lune et le soleil, accompagnés d’un arbre sacré. À son pied, une déesse de la nature tient dans sa main des fleurs de pavot, ce qui laisse supposer qu’il eût pu être consommé durant le culte.

Le trésor d’Atrée et les tombes royales

À l’extérieur de l’enceinte de Mycènes, les tombeaux royaux fascinent encore. Si la voûte de celui d’Égisthe, l’amant de Clytemnestre qui fut l’épouse d’Agamemnon, s’est effondrée, le tombeau de Clytemnestre offre encore un corridor d’une trentaine de mètres, creusé dans le tumulus. À l’intérieur, la voûte de près de treize mètres domine une vaste chambre circulaire. Architecture identique pour le trésor d’Atrée, la plus somptueuse des tombes de Mycènes. Le corridor qui conduit au tumulus encore impeccable atteint trente-six mètres de long pour le plus fascinant tombeau de la zone  archéologique. Seule tombe dotée de deux pièces attribuée à Agamemnon en personne, ce qui semble plausible dans la mesure où elle fut édifiée un siècle avant la guerre de Troie ou alors peut-être à Atrée lui-même, le père d’Agamemnon. Le trésor d’Atrée est exceptionnel. Il obéit à des techniques très avancées pour l’époque. Avec une chambre funéraire de quatorze mètres de diamètre, il constitue la plus grande réalisation de Mycènes.

La malédiction et la tragédie familiale des Atrides

Nul doute, la malédiction des dieux a frappé cette famille royale des Atrides. Atrée, premier roi des Mycènes punit Thyeste, son frère jumeau coupable de liaisons adultérines, en faisant découper en morceaux ses trois fils qu’il lui fit servir à table. Fou de douleur, Thyeste tua Atrée et devint à son tour roi de Mycènes. Puis intervinrent Agamemnon, fils d’Atrée, qui chassa son oncle du trône, et son frère Ménélas dont la femme, la belle Hélène, devint la maitresse de Paris, prince de Troie. En s’enfuyant avec Paris vers la cité du sage Priam, roi de Troie, elle allait déclencher la plus célèbre guerre de l’histoire antique. Pour récupérer l’épouse de son frère mais surtout  saisir l’occasion de soumettre la ville et étendre sa puissance vers l’Égée orientale, Agamemnon prit la tête de l’expédition vers Troie. La malédiction va poursuivre les Atrides. En effet, refusant d’accorder des vents favorables à la navigation, les dieux exigèrent d’Agamemnon qu’il leur sacrifiât Iphigénie, sa plus jeune fille, ce qu’il fit au désespoir de Clytemnestre son épouse et de ses autres enfants. Seule à Mycènes, Clytemnestre prit Égisthe comme amant, en ruminant sa vengeance. Elle assassina Agamemnon, avec la complicité de son amant, à son retour de Troie, dans l’enceinte du palais de Mycènes. La malédiction des Atrides ne s’arrête pas là. Voulant venger la mort de leur père, ses deux autres enfants, Oreste et Électre, tuèrent leur mère et son amant. Athéna dans sa sagesse intervint alors pour acquitter en quelque sorte Électre et son frère et mettre enfin un terme à la terrible tragédie des Atrides…

Tirynthe, l’autre cité phare d’Argolide Mycénienne

Au cœur des vergers d’Argolide, les murailles cyclopéennes de Tirynthe affichent une puissance insolente qui égala celle de sa voisine et maîtresse, la grande Mycènes. Sa configuration remonte à 1200 avant J.-C. et ses remparts colossaux ont impressionné les Grecs qui y virent là l’œuvre des Cyclopes, des créatures géantes dotées d’un œil unique. On a toujours des difficultés à comprendre l’assemblage des blocs de dix à douze tonnes pour édifier cette prodigieuse défense de la cité. Les tremblements de terre, fréquents dans la région, ont probablement, comme pour Mycènes, anticipé la chute de Tirynthe. L’occupation du site par les Doriens et la destruction des temples au profit d’un sanctuaire dédié à Héra ont peut-être contribué à son déclin puis à son abandon définitif au 5° siècle avant J.-C dans la grande période d’Athènes et de la Grèce classique.

Escarpé et noyé de collines et de pinèdes, le Péloponnèse a abrité ces grandes cultures de la Grèce lointaine et archaïque, il y a maintenant plus de 3500 ans. Cette civilisation mycénienne, rude mais à l’art raffiné, a porté des cités-États ambitieuses et dominantes, fédérées plus tard et soumises par la puissance d’Athènes qui s’est établie dans tout le bassin méditerranéen. À leur façon, elles ont contribué avant l’émergence de la Grèce classique à renforcer le pouvoir et l’administration des premières organisations politiques. Elles ont aussi guidé leurs successeurs pour faire plus tard de la Grèce dominatrice en Méditerranée une nation référente et éclairée, s’appuyant sur des systèmes culturels et politiques plus sages comme la démocratie impulsée par Périclès, dont s’inspira la civilisation européenne.

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Philippe Estrade auteur-conférencier

Pluton-Magazine/numéro 1/2020

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