[Dossier]. Histoire et contexte politique en période préplatonicienne (1/3)

Par Islam BELALA, Doctorant en Philosophie.

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Les prémisses d’Athènes et la puissance de la cité

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L’installation de la démocratie a toujours été en confrontation directe avec les autres régimes présents en Grèce et à Athènes comme la tyrannie, l’aristocratie ou l’oligarchie. Nous avons pris délibérément un repère qui est l’installation de la démocratie à Athènes, car c’est la période de puissance de la cité. De plus, nos travaux habituels sur la philosophie de Platon s’inscrivent dans ce contexte. Nous avons essayé de montrer dans plusieurs travaux menés pendant plusieurs mois que la philosophie de Platon (et non pas uniquement sa philosophie politique) n’est rien d’autre qu’une réaction directe à l’établissement de la démocratie comme régime politique à Athènes[1]. Ce qu’il faut savoir, c’est que la démocratie n’a pas été acceptée en tant que régime politique à l’unanimité par les Athéniens, mais il y a eu des oppositions et souvent des violences inouïes. Dans ce dossier intitulé « Histoire et contexte politique en période préplatonicienne », qui sera traité en trois volets, nous allons nous focaliser sur l’histoire politique d’Athènes et tenter de comprendre les différents événements qui ont conduit à imaginer un système politique où le κράτος, le pouvoir ou l’autorité, revient exclusivement au δῆμος, au peuple. Ce sera notre fil de conduite pour avancer dans l’étude historique : nous commencerons d’aussi loin que possible et nous nous dirigerons vers l’installation de la démocratie en analysant en cours de route les événements majeurs et les personnages principaux qui ont favorisé – ou non – son apparition. Ainsi, nous avons jugé pertinent de nous attarder sur ce point, qui peut paraître anecdotique ou sans impact réel sur notre travail habituel quant à la philosophie politique de Platon, afin de mieux apprécier les critiques de Socrate et de Platon en cernant l’histoire de la politique athénienne en général et de la démocratie en particulier.

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L’Athènes archaïque, Cylon et la tentative de la tyrannie

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Nous savons relativement peu de choses en ce qui concerne l’Athènes archaïque, si ce n’est quelques affirmations incertaines ou des récits mythologiques. En dehors du fait qu’Athènes était incontestablement présente dans le Catalogue des vaisseaux grecs dans l’Iliade d’Homère[2], la cité reste dans la pénombre et nous disposons de peu de références historiques. Cependant, l’histoire politique d’Athènes, dès la fin de sa période archaïque et le début de l’époque classique, est bien connue et nous remarquons les successions de crises politiques qui témoignent d’un véritable ὕβρις « démesure », contre lequel il faut impérativement lutter pour faire régner la justice dans la πόλις, la cité. Ainsi la démocratie serait-elle le remède contre cet ὕβρις. L’un des premiers épisodes politiques connu par l’histoire concerne un certain Cylon. L’histoire de ce jeune aristocrate est rapportée par Thucydide. Vers 630, le jeune aristocrate Cylon tente de s’emparer du pouvoir et de l’Acropole, afin d’instaurer la tyrannie, à l’aide de renforts envoyés par son beau-père Théagène, le tyran de Mégare[3]. L’archonte[4] Mégaclès a appelé le peuple à utiliser les armes et il a assiégé l’Acropole jusqu’à ce que Cylon et ses amis se soient rendus puis qu’ils soient mis à mort sur ordre de Mégaclès. Mégaclès, cependant, a dû prendre le chemin de l’exil étant donné qu’il n’a pas tenu compte du caractère sacré de l’Acropole en commettant un sacrilège.

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La politique de Solon face à la crise

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Bien que cet épisode de Cylon soit important du fait de la volonté de renverser le pouvoir en installant un régime tyrannique, la véritable crise va survenir peu de temps après, sous le règne de Solon. Cette critique va rassembler deux faits : le premier concerne l’état de dépendance auquel se trouvaient confrontés la très grande partie des paysans athéniens, à savoir les hectémores ; et le second fait concerne l’endettement et la menace de la réduction en esclavage pesant sur la masse paysanne. Nous parlions de deux faits distincts mais il est important de voir le lien étroit qui existe entre eux sans pour autant pouvoir déterminer quel fait cause l’autre. « Devient-on hectémore par endettement, ou bien la dette résulte-t-elle de l’impossibilité de s’acquitter du fermage du sixième ? Problème presque insoluble, mais qui en tout cas débouche sur une crise qui atteint son paroxysme dans les premières années du VIe siècle »[5].

C’est donc Solon qui se charge de résoudre cette crise quand il est élu archonte en 594. Le législateur et le poète d’Athènes refuse de devenir tyran et proclamait plutôt la σεισάχθεια (c’est-à-dire la levée du fardeau). Cette politique de la levée du fardeau consiste en la suppression des dettes des paysans, l’interdiction de la contrainte, et le fait de faire revenir en Attique tous ceux qui ont été vendus en tant qu’esclaves. La politique de Solon est un franc succès et contribue à la libération des paysans athéniens « d’un état de dépendance dont il ne sera plus jamais question par la suite dans l’histoire d’Athènes »[6].

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Lutte pour le pouvoir : Lycurgue, Mégaclès et Pisistrate

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Les agitations reprennent cependant un peu plus tard, aux alentours de 561, quand un conflit pour le pouvoir oppose deux hommes : Lycurgue (à ne pas confondre avec l’orateur du IVe siècle) et Mégaclès l’Alcméonide. « Lycurgue aurait représenté l’aristocratie traditionnelle (…) ; Mégaclès, un parti modéré rassemblant les gens de la côte, adonnés au commerce, et les artisans riches de la ville »[7]. Toujours est-il qu’un troisième homme exprime également son envie et sa prétention au pouvoir et il s’agit de Pisistrate. Ce que l’on peut déjà dire au sujet de Pisistrate, c’est qu’il incarne parfaitement la figure archaïque de l’homme tyrannique « qui s’inscrit dans le schéma traditionnel du tyran  »démagogue » (…) qui, pour s’assurer le pouvoir, soulève contre l’aristocratie les masses paysannes appauvries qui attendent de lui quelques avantages matériels »[8].

Le vrai problème que nous voulons soulever ici n’est pas l’exercice tyrannique du pouvoir de Pisistrate, car bien qu’il eût été contraint d’abandonner son pouvoir et de partir en exil à deux reprises, il était plutôt apprécié par les Athéniens, ainsi « sitôt débarqué, Pisistrate avait vu accourir au-devant de lui des masses de partisans venant de la ville que des campagnes, qui luttèrent à ses côtés contre l’armée de ses adversaires »[9]. Pisistrate ne semble donc pas avoir abusé de son pouvoir tyrannique, ce qui a fait que la « tradition unanime a gardé le souvenir de la bienveillance du tyran », ce qui l’a conduit à « garder l’autorité dans Athènes jusqu’à sa mort »[10].

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Hippias et Hipparque : héritiers du pouvoir

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Nous ne voulons donc pas nous attarder sur la tyrannie de Pisistrate mais nous voulons plutôt souligner les troubles politiques qui ont vu le jour lorsque Hippias et Hipparque ont hérité du pouvoir de leur père Pisistrate à sa mort. Les débuts de l’exercice du pouvoir commun des deux frères, Hippias et Hipparque, étaient relativement tranquilles. Les troubles et les agitations commencent à revenir sur le devant de la scène politique athénienne après l’assassinat d’Hipparque, le benjamin. « Au point de départ une jalousie amoureuse »[11].

Si l’on en croit la tradition, Hipparque, étant amoureux du bel Harmodios, n’a pas supporté de se voir repoussé par ce dernier. Le tyran Hipparque décide de se venger de cette résistance en humiliant la sœur d’Harmodios. Cet agissement d’Hipparque l’a conduit à la mort puisque Harmodios et Aristogiton, son amant, dit-on, ont préparé le meurtre du tyran. Les tyrannicides, Harmodios et Aristogiton, n’ont pas mis fin à la tyrannie bien que le culte qui leur est consacré puisse nous faire croire le contraire. Ce meurtre ne pouvait être que bénéfique pour Hippias puisqu’il n’aura plus à partager son pouvoir et c’est très certainement, d’ailleurs, pour lui, « l’occasion de durcir son autorité »[12]. Le pouvoir tyrannique d’Hippias va encore se maintenir jusqu’aux environs de 510, quand les aristocrates athéniens font appel à Cléomène, le roi de Sparte, dans le but de renverser Hippias ainsi que son régime tyrannique. « Cette période trouble s’achève par l’établissement de la démocratie par Clisthène »[13].

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Les réformes de Clisthène et la naissance de la démocratie

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Nous avons tous déjà entendu parler de Clisthène et des réformes clisthéniennes même si nous ne nous y attardons pas réellement. « Clisthène en effet remodèle le territoire de l’Attique, substituant aux quatre tribus anciennes, d’origine ionienne, dix tribus nouvelles qui regroupent les habitants d’une même portion territoriale de l’Attique »[14]. La stratégie de Clisthène est donc très nette : en voulant regrouper les anciens territoires avec les nouveaux, il contribue à réduire effectivement la puissance sociale (et donc politique, par extension) de l’aristocratie. Cependant, ce remodelage n’a pas juste pour effet une réorganisation de l’espace et de la vie civique dans le seul but de réduire l’influence de l’aristocratie. En réalité, « Clisthène, en créant les tribus nouvelles, intégrait plus étroitement les différentes parties de l’Attique »[15]. La démarche clisthénienne n’est donc pas uniquement motivée par la haine ou la crainte de l’aristocratie mais le but premier semble être une volonté d’unité afin de créer une « cité-nation »[16] qui serait capable de faire face aux guerres médiques, dont nous allons parler très longuement et de manière détaillée dans le deuxième article de ce dossier.

Cependant, ce qui reste le plus marquant dans la réforme de Clisthène, c’est « l’organisation politique et militaire [qui] était élaborée à partir de la répartition des citoyens entre les dix tribus. Les membres d’une même tribu combattaient côte à côte, désignaient les 50 bouleutes qui les représentaient au sein de la nouvelle boulè des Cinq-Cents »[17]. Cette manœuvre politique, c’est-à-dire la création de cette nouvelle Βουλή – qui est un conseil formé de cinq cents membres tirés au sort –, témoigne du passage évident de la tyrannie à la démocratie : c’est la Βουλή qui sera l’organe principal et essentiel de la démocratie athénienne, car elle aura pour rôle de tenir les séances de l’Assemblée, rédiger les décrets… etc. Ainsi, en 501/500 « un serment fut imposé aux bouleutes à leur entrée en charge, par lequel ils apparaissaient définitivement comme les gardiens de la constitution »[18]. Le serment vient donc confirmer le caractère démocratique de la Βουλή, car on se désigne comme « gardien de la constitution », c’est-à-dire que l’on doit être loin des désirs tyranniques, de l’exercice abusif du pouvoir et du profit personnel.

On dit très souvent cependant que Clisthène a créé la démocratie athénienne, mais, en réalité, et nous avons jugé important de le souligner, Clisthène « a créé les conditions qui allaient permettre à la démocratie de naître »[19]. Clisthène a fait en sorte que tous les citoyens soient semblables, et, disons mieux, égaux, devant la loi qui est incontestablement « l’expression de la volonté du démos tout entier »[20]. Cette ἰσονομία, isonomie, découle directement et naturellement de la réforme territoriale appliquée par Clisthène, car « désormais un Athénien ne se désigne plus par le nom de son père mais par son dème d’origine »[21], autrement dit, un Athénien ne se distingue d’un autre que par sa circonscription territoriale. Cet élan démocratique donne naissance à une loi qui met le δῆμος, le peuple, en alerte quant à l’éventualité d’une tyrannie. Il s’agit, en effet, de l’ostracisme. Cette loi d’ostracisme « prévoyait qu’une peine d’exil temporaire fixée à dix ans, frapperait quiconque apparaîtrait susceptible d’établir la tyrannie à son profit »[22]. Nous avons voulu mentionner l’existence de cette loi non pas seulement à titre indicatif mais pour souligner l’importance des réformes clisthéniennes à savoir l’ἰσονομία – c’est-à- dire l’égalité devant la loi de la πόλις – et la lutte contre la tyrannie.

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Si Rome ne s’est pas faite en un jour, tout porte à croire qu’Athènes non plus. Dans cet article, nous nous sommes bornés à essayer de comprendre et à assimiler les quelques événements majeurs qui ont conduit Athènes à devenir ce qu’elle est devenue. Entre les luttes de pouvoir entre les familles aristocratiques athéniennes, et les figures tyranniques archaïques et classiques, tout semble propice à l’apparition d’un nouvel ordre politique où l’exercice effectif du pouvoir se voit remis entre les mains du peuple. Ce glissement politique et ce changement radical ne seront tout de même pas sans conséquence. La puissance de la cité d’Athènes se verra confrontée à un double obstacle : l’Empire Perse d’un côté, Sparte de l’autre. Cette nouvelle puissance devra alors s’imposer sur la scène politique internationale (en faisant face aux invasions perses durant les Guerres Médiques) et sur la scène politique nationale (en faisant face aux conflits avec Sparte et aux autres cités grecques dans la Guerre du Péloponnèse), qui sera notre sujet dans le deuxième volet de ce dossier consacré à l’histoire politique athénienne préplatonicienne.

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Par Islam BELALA, Doctorant en Philosophie.
Philosophie ancienne et sciences de l’Antiquité.
Université Grenoble Alpes.

Pluton-Magazine/2020.

Crédit photo : L’Acropole d’Athènes, vue d’artiste par Leo von Klenze, 1846. Neue Pinakothek, Munich, Allemagne.

Notes


[1] Plusieurs points sont effectivement étudiés par nous sur ce sujet. Dans ce dossier, nous n’allons pas nous attarder beaucoup sur cela pour ne pas surcharger le lecteur. Si nécessaire, nous ferons un article à part qui traitera exclusivement de la question de la démocratie dans les écrits de Platon. Toutefois, il n’est pas concevable d’aborder la question du contexte politique sans avoir à l’esprit la mise à mort de Socrate, le maître de Platon par excellence. Cet épisode de la condamnation de Socrate par la démocratie athénienne sera alors traité dans ce dossier (dans le troisième article) comme un élément relevant de la politique athénienne. Ce qui fait que cet épisode doit être étudié dans ce dossier, c’est que la condamnation de Socrate n’est pas une querelle philosophique ou un procès religieux, mais il s’agit, et nous essayerons de le justifier, d’une mise à mort à caractère politique.

[2] Voir Homère, L’Iliade, trad. fr. E. Lasserre, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, Chant II, p. 51-52.

[3] Thucydide, La guerre du Péloponnèse, I, 126. Tout Thucydide sera cité à partir de La Guerre du Péloponnèse, trad. fr. D. Roussel, Paris, Gallimard, 2000, sauf indication contraire.

[4] L’archonte est le titre donné dans les cités grecques et principalement à Athènes aux magistrats suprêmes de la cité. À l’époque classique, la fonction de l’archonte est judiciaire.

[5] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes. Des origines à la conquête macédonienne, Paris, Seuil, 1971, p. 15.

[6] Ibid., p 16.

[7] Ibid., p. 19.

[8] Ibid., p. 20.

[9] Ibid., p. 22.

[10] Id.

[11] Ibid., p. 25.

[12] Id.

[13] Ibid., p. 6.

[14] Ibid., p. 27.

[15] Ibid., p. 28.

[16] Id.

[17] Id.

[18] Ibid., p. 30.

[19] Ibid., p. 29.

[20] Id.

[21] Id.

[22] Id.

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