Par Emmanuel Vilsaint
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Des expériences culturelles ayant pour but de stigmatiser les “masses” ont clairement démontré qu’il est très facile, dans certains milieux “élitistes”, d’exclure le « populaire » dans les formes performatives. On assimilera l’imaginaire populaire issu en grande partie des folklores à de la ringardise, on éloignera de plus en plus les créateurs de l’intarissable source d’inspiration des mythes anciens et de leur symbolisme ; on enfermera la libération du corps dans des tabous, on prêchera à nouveau cette pseudo-limite des langues régionales dans l’énonciation d’éléments culturels et scientifiques ; on dira, par exemple, que les formes et rythmes populaires regorgent de vulgarités et de niaiseries, par conséquent incapables d’élever une démarche artistique vers une proposition pertinente, avant-gardiste. Or, ce qu’on feindra d’ignorer, c’est que parler d’avant-garde n’est pas strictement parler de « modernité » dans un sens « branché » du terme, mais débouche encore vers de nouvelles démarches, plus subtiles mais perverses, d’exclusion.
Nombreux sont les théoriciens et les artistes qui n’ont eu de cesse de nous mettre en garde contre tout accaparement des luttes pour l’instauration d’un véritable théâtre populaire. Dans ce contexte écrit Romain Rolland :
“Il faut trancher impitoyablement de l’arbre populaire les parasites qui veulent vivre à ses dépens. Le théâtre du peuple n’est pas un article de mode et un jeu de dilettantes. C’est l’expression impérieuse d’une société nouvelle, sa voix et sa pensée ; et c’est, par la force des choses, dans les heures de crise, sa machine de guerre contre une société caduque et vieillie(…) Il ne s’agit pas d’ouvrir de nouveaux vieux théâtres, dont le titre seul est neuf, des théâtres bourgeois qui tâchent de donner le change, en se disant populaires. Il s’agit d’élever le Théâtre par et pour le Peuple. Il s’agit de fonder un art nouveau pour un monde nouveau”.
Approfondissant la pensée critique de Romain Rolland, nous pouvons donc comprendre qu’il faut identifier un mouvement populaire dans ce qu’il propose comme déconstruction du conformisme à même de libérer les capacités créatrices de certaines normes esthétiques ; ces mêmes normes débouchant sur des « dogmes culturels ». Aussi, il convient de rappeler que la lutte contre le conformisme et pour l’autodétermination constitue le socle des recommandations des peuples tant sur le plan politique que culturel. Tout en évitant de confondre les revendications justes des opprimés avec les dérives populistes, nous comprenons que toutes les révolutions éclatantes sont celles qui émanent du peuple pour le peuple lui-même. Alors, pour l’émergence d’un théâtre populaire, nous pensons qu’il est nécessaire d’engager une réflexion visant à sortir de la fatalité du théâtre en crise et réinscrire le théâtre dans sa véritable fonction civique.
Nous entendons par fonction civique ; un théâtre construit à partir de tout ce qui compose un peuple : sans aucune forme d’exclusion ni dans la forme comme dans le fond, c’est donc un théâtre abordable, compréhensible à tout le peuple. C’est ce théâtre libre que viennent irriguer des auteurs issus des classes sociales populaires (ouvriers, artisans, prolétaires, paysans…) travaillant à renouveler l’esthétique des formes et la conception du monde d’un point de vue poétique. Nous ne cesserons d’attirer l’attention sur l’importance de la valorisation de la place des auteurs au théâtre. Le renouveau dont le théâtre a besoin doit nécessairement passer par cette catégorie de poètes en prise avec leurs réalités, leurs identités sociales. Ces textes, dans toute leur sincérité, leur vérité incisive qui restitue la vie du peuple, possèdent toutes les caractéristiques pour inciter à une prise de conscience, un éveil culturel national. Il faut donc chercher le théâtre révolutionnaire d’abord dans le sujet traité, dans ce qu’il a de plus instructif et civique pour un peuple. Dans cette logique de renouveau au théâtre, les précurseurs de la révolution française, Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot préconisèrent déjà la participation du théâtre à l’éducation de la nation. Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles envisageait déjà l’art dramatique sous une forme nationale et populaire, à l’instar des Grecs.
“Je ne vois qu’un remède à tant d’inconvénients, c’est que nous composions nous-mêmes les drames de notre théâtre et que nous ayons des auteurs avant des comédiens. Car il n’est pas bon qu’on nous montre toutes sortes d’imitations, mais seulement celles des choses honnêtes et qui conviennent à des hommes libres. Il est sûr que des pièces tirées, comme celle des Grecs, des malheurs passés de la patrie ou des défauts présents du peuple, pourraient offrir aux spectateurs des leçons utiles… Les spectateurs des Grecs n’avaient rien de la mesquinerie de ceux d’aujourd’hui. Leurs théâtres n’étaient point élevés par l’intérêt et par l’avarice ; ils n’étaient point renfermés dans d’obscures prisons ; leurs acteurs n’avaient pas besoin de mettre à contribution les spectateurs, ni de compter du coin de l’œil les gens qu’ils voyaient passer la porte, pour être sûrs de leur souper. Ces graves et superbes spectacles, donnés sous le ciel, à la face de toute une nation, n’offraient de toute part que des combats, des victoires, des prix, des objets capables d’inspirer une ardente émulation et d’échauffer les cœurs de sentiments d’honneur et de gloire…Ces grands tableaux instruisaient le peuple sans cesse.”
Dans cette même interrogation sur la pratique théâtrale au sein d’une société, il nous est facile de comprendre que le théâtre vivant doit être un théâtre qui tient compte de l’histoire de l’homme au sein de sa société. Un théâtre où c’est le spectateur lui-même qui fait le spectacle ; qui devient lui-même acteur. Et c’est d’abord à la base de cette équation qu’on pourra dans quelques années parler de théâtre révolutionnaire : un théâtre qui, tout en privilégiant l’accès à la professionnalisation, ferait confiance aux propositions scéniques d’artistes en contact avec le peuple, car tout simplement issus des milieux populaires souvent stigmatisés. Un théâtre qui part de petites scènes jusqu’à irriguer les lieux culturels dominants sans pour autant auto-travestir le fondement de son apport. Trois grandes actions politiques doivent être envisagées : l’accessibilité à la pratique théâtrale, l’encadrement du théâtre comme promotion de la culture auprès des masses, le dynamisme accordé aux formes artistiques contemporaines.
Nous ne pouvons poser des règles absolues quant à la réunion des conditions en vue d’un théâtre véritablement populaire. L’essentiel étant de puiser nos réflexions dans le dynamisme culturel qui anime chaque société dans une époque déterminée. Pourquoi donc, poètes, metteurs en scène, continuer à faire l’étalage de nos prétentions académiques et culturelles incitant beaucoup plus à l’ennui qu’à la vie ? Que vient donc voir le public ? Que doit proposer le poète, l’artiste au théâtre ? D’où chercher les textes ?
Aujourd’hui, dans l’urgence, nous pensons qu’un souffle nouveau doit habiter la conscience des opérateurs culturels et celle des collectifs d’artistes. Ce souffle, s’il est entendu, sera celui dicté par le peuple lui-même dont le besoin d’affirmation a été pendant trop longtemps mis à l’écart. Le théâtre populaire sauvera le théâtre. C’est un théâtre possible si toutes les entités culturelles font converger leurs volontés pour plaider en faveur de son épanouissement. Le peuple de plus en plus exige un renouvellement des formes artistiques, un élargissement des services administratifs, une démocratie dans les pratiques artistiques et culturelles. Il suffit d’analyser l’intérêt populaire porté à la peinture, la poésie, la musique, la danse, la photographie, le cinéma, pour ne citer que ceux-là. Nous assistons de plus en plus à une libération de ces arts par des collectifs d’artistes qui se forment dans les quartiers populaires. Un tel besoin d’expression se fait sentir partout, par une solide appropriation de ces arts qui se transforment en instrument de résistance et d’affirmation populaire. Nous n’oublierons pas l’apport considérable des réseaux sociaux et les supports numériques ayant contribué à démocratiser et à libérer l’expression populaire artistique. Cependant, il est à noter, de toutes ces belles retombées artistiques, que seul le théâtre persiste encore à être l’apanage d’une élite qui l’inscrit dans une démarche d’exclusion jusqu’à le faire devenir une affaire de classe : universitaire VS artiste ; bourgeois VS populaire, citadin VS campagnard. L’issue étant, pour nous artistes de différents milieux, de manifester auprès de l’État et des opérateurs culturels notre stricte volonté de rompre avec toute pratique culturelle d’exclusion. En ce sens, la pensée critique de Roland Barthes pourra nous aider à voir clair sur les actions à mener.
Nous sommes également conscients de la fragilité du terme (populaire), car trop longtemps galvaudé. Pour cette raison, il nous faudra éviter toute forme d’incompréhension quant à la manipulation de ce terme. Comme d’autres expériences artistiques nous l’ont démontré par le passé, il est tout à fait possible de se mettre d’accord sur les grandes actions à mettre en place pour aboutir à un théâtre véritablement populaire. Ainsi pourrons nous réunir, comme le suggérait Roland Barthes ces trois obligations révolutionnaires : atteindre régulièrement un public de masse, présenter un répertoire de haute culture, pratiquer une dramaturgie d’avant-garde.
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Emmanuel Vilsaint
Emmanuel Vilsaint est originaire d’Haïti. Poète, comédien, metteur en scène, doctorant-chercheur en Ethno scénologie (Université Paris VIII).
SOURCE :
ROLLAND Romain, Le théâtre du peuple, collection le théâtre en question, dir. Chantal Meyer-Plantureux, Bruxelles, éd. Complexe, 2003.
BARTHES Roland, Écrits sur le théâtre, Textes réunis et présentés par Jean Louis Rivière, Paris, Seuil, 2002.