GRANDES CIVILISATIONS : LE ROYAUME CHRÉTIEN DES ZAGWÉS A FAIT DE LALIBELA LA JÉRUSALEM ÉTHIOPIENNE

Par Philippe Estrade- Auteur-conférencier

Cette corne de l’Afrique, berceau de l’humanité, envoûte encore et toujours. Outre la rudesse et la  beauté déroutante du désert d’Éthiopie, la région fascine surtout par les spectaculaires églises rupestres creusées dans le sol. Les légendes qui entourent ces chefs-d’œuvre de l’art éthiopien ont contribué à faire de la localité de Lalibela un centre majeur de pèlerinage, encore de nos jours pour les chrétiens coptes et orthodoxes. Pendant environ sept siècles, de 600 à 1270, un ensemble monumental religieux unique sur le continent africain, complété de bâtiments palatiaux fortifiés, a été érigé principalement sous le règne du grand roi Lalibela. Ce souverain donnera son nom à la cité qui abrite ce complexe de sanctuaires à la gloire de la foi chrétienne.

.

PREMIERS PAS DU CHRISTIANISME DANS LE ROYAUME D’AKSOUM

.

L’Empire aksoumite s’est développé à partir du 4ème siècle dans la corne de l’Afrique, de l’Érythrée à la région de Djibouti. Sa prospérité économique reposa essentiellement sur le contrôle du commerce entre les routes de l’Inde et Rome, à l’image de ce que firent un peu plus tôt les nabatéens sur le carrefour des routes du désert en Asie occidentale. Le royaume d’Aksoum s’est enrichi par l’exportation de l’encens et surtout de l’ivoire alors très prisé. A son apogée, il s’étendait jusqu’au Soudan et au sud de l’Egypte, ce qui conduisit le prophète perse Mani de le considérer comme l’une des principales puissances de l’époque avec la Chine, Rome et la Perse. Le royaume d’Aksoum parvint même à étendre un contrôle sur la mer Rouge et devint le principal exportateur de marchandises africaines vers l’Empire romain. Vers 320, l’empereur d’Aksoum, conscient de sa puissance, lança même une offensive militaire contre l’Égypte de Méroé. La région, sensible à la forte diaspora juive, subira progressivement  l’influence de la nouvelle foi chrétienne issue de l’Égypte, dès lors que Constantin eut décidé de se convertir au christianisme.

.

.

Une dépendance avec l’Égypte

C’est depuis le patriarcat d’Alexandrie que commença la première évangélisation de l’Éthiopie et du royaume d’Aksoum, impulsée par les coptes, les égyptiens historiques alors chrétiens. D’ailleurs une question de fond, philosophique et religieuse, a animé les débats des clergés naissants, c’est le principe du monophysisme. Pour les coptes d’Égypte et les chrétiens d’Éthiopie, la nature de l’homme rassemble simultanément l’humain et le divin, alors qu’en revanche pour l’Église de Rome, le divin et l’humain sont bien séparés dans une même personne. D’ailleurs, la doctrine monophysite sera condamnée par le clergé romain au concile de Chalcedoine au 5ème siècle, ce qui a conduit à la séparation de l’église de Rome et des églises copte et éthiopienne. Cette querelle a impulsé aussi la conquête de l’Orient par les communautés arabes, nouvellement converties à l’islam. C’est dans les années 1950 que l’Église d’Éthiopie parvint à s’émanciper de l’influence copte en affichant son propre dessein et son indépendance religieuse.

L’évangélisation du massif éthiopien

L’immense majorité de la population éthiopienne demeura longtemps fidèle aux croyances traditionnelles et sémitiques, ainsi qu’à toutes les divinités issues de son panthéon historique comme le dieu de la guerre Mahrem. Au départ, la conversion à la foi nouvelle se limita au 4ème siècle au prince Ezana, à la famille royale, la noblesse, la cour et les grands serviteurs de l’état. Il a fallu donc un nouvel assaut des missionnaires pour conduire une puissante vague d’évangélisation. Ces serviteurs de la foi chrétienne, des saints venus de Syrie, dans le curseur monophysite bien-sûr, intervinrent dans les zones rurales reculées et parvinrent à christianiser des villages de cultes païens. Dès lors, le christianisme s’implanta durablement et profondément dans le massif éthiopien.

.

LE ROYAUME CHRÉTIEN DES ZAGWÉS

.

Riche et prospère, le massif éthiopien privilégié par l’altitude, environ 2000 mètres en moyenne, profite de précipitations abondantes qui favorisent l’agriculture et de la protection de certains fléaux comme les maladies de masse. En outre, cette forteresse naturelle dissuade les ambitions belligérantes. Les Zagwés qui ont succédé au royaume d’Aksoum, sont apparus dans l’échiquier politique éthiopien au 12ème siècle et vécurent dans ces montagnes de la corne africaine, faciles à défendre et dissuasives pour les tribus hostiles. Aksoum cessa alors d’être la capitale de ces territoires au profit  de Lalibela située en zone montagneuse à 2600 mètres d’altitude. Éloignés du littoral, les Zagwés développèrent leur territoire vers le sud et conquirent les régions méridionales peuplées par les Amharas, à leur tour évangélisés. En revanche, la solidité politique et culturelle de ce grand territoire n’empêcha pas la pénétration musulmane et l’émergence de sultanats locaux.

Au 7ème siècle, la fondation de Lalibela

Les historiens ont depuis toujours admis que les onze églises du site avaient été érigées par le roi Gebre Meskel Lalibela qui régna entre 1181 et 1221. La ville, jadis appelée Roha, prit plus tard le nom de Lalibela après la mort du grand souverain. Malgré cette insistante tradition, on sait désormais grâce au soutien de la recherche archéologique que le site et ses premières églises furent creusés bien avant sur plusieurs siècles, du 7ème  au 13ème à la mort de Lalibela.

.

.

Lalibela, une ville et des églises érigées sur plusieurs siècles

Les fouilles archéologiques ont permis de comprendre les étapes de la construction de Roha, devenue Lalibela après la mort du roi Gebre Meskel Lalibela vers 1221. Le sol basaltique, facile à creuser et à sculpter, a permis le développement de plusieurs noyaux urbains, entre 600 et 800, avec un palais fortifié et un complexe ecclésiastique, Bete Gabriel-Rafael, entrée monumentale du site, et Bete Merkorios, une immense salle hypostyle probablement destinée aux hauts fonctionnaires. Comme pour la célébrissime Troie en Asie Mineure dont les vestiges étalés sur des siècles sont divisés par période, Lalibela offre le même travail. Si Lalibela I et II correspondent aux vestiges des 7ème et 8ème siècles, Lalibela IV et V présentent les édifices les plus spectaculaires liées au développement historique de la dynastie des Zagwés et donc du grand Gebre Meskel Lalibela qui a tout de même régné une quarantaine d’années. C’est bien lui qui fut le principal promoteur des constructions de la ville.

Gebre Meskel Lalibela, un roi bâtisseur

Entre le 12ème et le 13ème siècle, Gebre Meskel Lalibela apparut comme l’un des plus grands rois de la dynastie Zagwé, vénéré tel un saint bien que vers le 15ème siècle un grand nombre d’éléments et de situations eût été ajouté dans son historiographie pour justifier et renforcer plus encore sa sainteté. Toutefois, le roi Lalibela a appartenu aux grands noms de l’histoire éthiopienne et son règne correspond à sa volonté d’édifier une nouvelle Jérusalem par la construction d’églises somptueuses dans la roche du sol. La chronique précise que son nom signifie « celui devant les abeilles se prosternent » car selon la légende, il fut trouvé encore bébé, entouré d’un essaim d’abeilles qui ne lui firent par ailleurs aucun mal.

Les Amharas s’emparent de Lalibela et du plateau Éthiopien

C’est en 1270 que disparut la grande dynastie des Zagwés alors que son dernier roi Yitbarak fût battu par les belliqueux Amharas, une ethnie jadis christianisée par les Zagwés eux-mêmes. En revendiquant le trône, leur chef Amlak se déclara descendant  du dernier roi d’Aksoum, la grande cité antique. Malgré tout, cette nouvelle dynastie salomonide qui se réclamait du roi Salomon et de la reine de Saba, respecta Lalibela et son caractère sacré et religieux. La ville perdit alors progressivement son prestige mais demeurera pour tous les éthiopiens un lieu sacré permanent, incontournable et désormais légendaire.

.

LALIBELA, UNE « JÉRUSALEM NOIRE »

.

L’établissement de la ville ne résulte ni d’un caprice ni d’un hasard. Bien au contraire, elle est le fruit d’un choix particulièrement judicieux, taillée précisément à l’endroit où la roche présentait des facilités pour excaver et raviner. Les églises et les grands monuments sont creusés dans le sol, reliés entre eux par des tranchées. Parmi les sanctuaires les plus connus et les plus saisissants, Bete Giyorgis avec une structure en forme de croix, taillée dans un même et unique bloc de pierre, Bete Maryam que l’on peut qualifier de « maison de Marie », la plus élaborée ou encore Bete Golgotha ou le palais-forteresse, constituent les fleurons du site classé depuis 1978 au patrimoine mondial de l’Unesco.

.

.

Les symboles du christianisme éthiopien

Si la France est la fille ainée de l’Eglise, il n’y pas de doute l’Ethiopie est l’une des plus anciennes civilisations chrétiennes du monde et la référence du christianisme en Afrique. En effet, dès le 4ème siècle, l’influence de la nouvelle religion s’est exprimée sur ces terres de la corne africaine avec la conversion du prince Ezana. Avec l’impossibilité de progresser vers le nord face à l’arabisation de ces territoires, l’Église copte alexandrine d’Ethiopie a durablement progressé vers le sud, bien qu’elle se retrouvât isolée par rapport au reste du monde chrétien. La rédaction du « Kebra Nagast », récit populaire des traditions bibliques, a permis de relier l’épisode de la reine de Saba qui rend visite à Salomon et fixe le royaume de Saba précisément sur le massif éthiopien. Cette « bible éthiopienne » est un curseur fort de l’identité religieuse du pays. Menelik, fruit de la liaison entre Salomon et la reine de Saba Makada, aurait volé l’Arche d’alliance qu’il emporta avec lui jusqu’à Aksoum. L’Arche repose désormais selon la tradition éthiopienne dans la très vieille cathédrale de Sainte-Marie-de-Sion.

Eglises rupestres, la tradition éthiopienne

En Ethiopie, la tradition rupestre a atteint son âge d’or sous les souverains zagwés entre le 11ème et le 13ème siècle. L’excavation des églises rupestres s’est agencée en Ethiopie mais aussi en Erythrée. La région le permit car elle offrait des matériaux géologiques faciles à percer comme la scorie de basalte ou le calcaire. Trois types d’églises caractérisent ces territoires, celles taillées dans la roche, les sanctuaires érigés dans une grotte et les églises monolithiques séparées par des tranchées. Très présente dans l’art chrétien éthiopien, la croix apparait dans l’embrasure des fenêtres d’un grand nombre d’églises rupestres de Lalibela dont la construction se maintint tardivement jusqu’au 15ème siècle dans la région d’Addis-Abeba.

.

.

Bete Giyorgis, taillée en forme de croix dans un unique bloc

C’est probablement la plus connue des églises de Lalibela. Très caractéristique avec sa forme en croix taillée dans un seul bloc, elle ressemble à une tour dressée qui dépasse à peine du sol et offre ses douze faces sculptées à l’écart des deux groupes d’ensembles monumentaux. Des moulures marquent les différents étages, des portes et des fenêtres aveugles caractérisent l’étage inférieur alors que l’étage supérieur offre douze fenêtres en ogive. Un habile système de drainage se distingue sur le toit marqué par des canalisations placées en croix concentriques.

Bete Maryam et Bete Golgotha, autres trésors de Lalibela

Bete Maryam est la plus raffinée de toutes et abrite le plus grand nombre de scènes peintes, toutes saisissantes et délicieusement colorées. Symboles religieux, saints, croix et scènes des Pères de la religion envoûtent le sanctuaire. C’est la seule église de Lalibela à posséder une voûte en berceau. Parmi les fresques remarquables, l’éblouissante Transfiguration marque l’esthète comme le simple visiteur. Les peintures murales de Bete Maryam sont datées du 12ème siècle, à la grande période du roi Lalibela et figurent parmi les chefs-d’œuvre mondiaux liés à la figure du Christ. Les miracles apparaissent nombreux dans ses compositions murales, notamment la multiplication des pains et des poissons ou la guérison du paralytique. L’église Bete Golgotha nous renvoie au mont du Calvaire, au Golgotha, et c’est la seule de l’ensemble des onze églises du site à être interdite aux femmes. En effet, elle abrite la tombe du roi Lalibela, et cette tradition est aussi observée dans les monastères du pays. Elle est intéressante dans la mesure où elle éclaire les historiens et les archéologues qui parviennent à comprendre désormais les dernières étapes de la construction de l’ensemble du plateau. Sa particularité est aussi d’abriter des sculptures figuratives de Saints, dont Saint Jacques le Majeur, Saint Georges et Saint Cyriaque, habituellement absents dans l’art religieux éthiopien.

Le palais-forteresse de la dynastie des Zagwés

Cet édifice monumental longé par un fossé profond ressemble plus à une construction civile qu’à une église. Les spécialistes et les archéologues créditent l’idée qu’il s’agirait du palais des rois zagwés. Avec une façade constituée de sept arcs ogivaux flanqués de pilastres, c’est plutôt l’austérité qui caractérise les lieux. Ce secteur  constitue un ensemble complexe et enchevêtré où s’agencent sans symétrie puits, tranchées, tunnels et églises. Une tour, dite de Bethléem, aurait pu défendre le carrefour où plusieurs accès et tranchées se télescopent avec une certaine confusion. Un labyrinthe de tunnels creusé dans la roche identifie le secteur. Comme un réseau routier cohérent, on trouve des tranchées périphériques ou de ceinture, des tranchées défensives, des tranchées de proximité pour les accès aux divers bâtiments et enfin des tranchées de drainage indispensables lors de la saison des pluies. C’est une véritable ingénierie qui alimente les réseaux de tunnels de Lalibela.

.

.

Désormais, sauvées de l’oubli

Comme toujours, les portugais ont été les tous premiers à révéler à l’occident les trésors du continent africain. Les fouilles archéologiques occidentales ont succédé au 20ème siècle aux nombreux récits des aventuriers européens. C’est le prêtre portugais Francisco Alvares qui parvint le premier à Lalibela au 16ème siècle. Il fut tellement enthousiasmé par ces merveilles qu’il écrivit que personne ne le croirait à son retour à Lisbonne. Les européens, allemands, français et britanniques, commencèrent à visiter et décrire les lieux dans la seconde partie du 20ème siècle, mais c’est en 1939, à l’époque de l’occupation italienne en Ethiopie que démarrèrent les toutes premières fouilles avec l’archéologue italien Monti della Corte et l’illustrateur Barriviera. Entre 1965 et 1970, un programme ambitieux de l’Unesco a offert une toilette complète à Lalibela pour restituer aux églises leur éclatant caractère d’origine.

Aujourd’hui, le site de Lalibela illustre le génie des bâtisseurs africains et la richesse de l’art religieux du plateau éthiopien. Ses onze églises étourdissantes avec leur architecture spectaculaire et leurs fresques éblouissantes, demeurent toujours la destination de centaines de milliers de pèlerins qui se pressent chaque année dans cette véritable terre sainte de la chrétienté africaine. La foi a toujours permis aux hommes de se sublimer, en Occident avec les cathédrales ou en Ethiopie avec les églises rupestres. L’homme à sa place, où qu’il fut et quel que soit le siècle où il imprima son génie, a toujours marqué l’histoire de sa foi, de son audace et de sa grandeur en nous léguant au fil des siècles ces merveilles inestimables.

.

Philippe Estrade Auteur-conférencier

Pluton-Magazine/Paris 16eme/2021

Journaliste en début de carrière, Philippe Estrade a vite troqué sa plume pour un ordinateur et une trajectoire dans le privé et le milieu des entreprises où il exerça dans la prestation de service. Directeur Général de longues années, il acheva son parcours dans le milieu de l’handicap et des entreprises adaptées. Ses nombreux engagements à servir le conduisirent tout naturellement à la mairie de La Brède, la ville où naquit Montesquieu aux portes de Bordeaux. Auteur de « 21 Merveilles au 21ème siècle » et de « Un dimanche, une église » il est un fin gourmet du voyage culturel et de l’art architectural conjugués à l’histoire des nations. Les anciennes civilisations et les cultures du monde constituent bien la ligne éditoriale de vie de ce conférencier « pèlerin de la connaissance et de l’ouverture aux autres » comme il se définit lui-même. Ce fin connaisseur des grands monuments issus du poids de l’histoire a posé son sac sur tous les continents

Laisser un commentaire

*