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Par Dominique LANCASTRE
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Bien que Marie Bardet prenne le temps de souligner au début de son roman que « toute ressemblance avec des personnages rescapés du crash du Galaxy C5 serait fortuite », il n’en reste pas moins que Babylift, fiction avec comme trame l’opération Babylift de 1975 pendant la guerre du Vietnam, reste un roman très proche de la réalité. Et c’est certainement cette réalité qui rend le roman extraordinaire.
Sean et May sont des orphelins mais pas n’importe lesquels car ils sont vietnamiens avec cette particularité ; ils sont noirs et avaient à peine deux ans quand ils sont adoptés par Nona et Decima, deux cousines vivant dans un petit village en France où les préjugés n’échappent pas à la règle, des préjugés basés sur l’ignorance comme toujours. Et l’arrivée des orphelins est perçue comme une bombe chez les cousines qui s’empressent de trouver une solution pour faire passer la pilule aux habitants, y compris en allant chercher conseils auprès du prêtre du village. Ledit prêtre qui leur conseille d’accepter cette mission envoyée par Dieu. Mais l’histoire ne se résume pas à cela, bien au contraire.
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Extrait : Les cousines étaient vaccinées contre les misères physiques et morales de gens. Elles avaient appris à contrôler leurs émotions, s’assurant par cette égalité d’humeur l’estime des habitants de la haute vallée. Mais, contre l’imprévisible, elles ne s’etaient pas immunisées. Ce fut un tremblement de terre. Chacun sait, même sans en avoir jamais vus que des Vietnamiens sont petits, fluets, qu’ils ont le teint doré des cheveux lisses couleur de jais, des yeux en amande, une bouche en cœur, un nez mignon. Mais, les deux bambins qu’on proposait d’adopter n’étaient pas mignons. Ils étaient noirs.
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Que l’auteur ait choisit de faire de Sean et May des orphelins noirs a un sens quand on connaît un peu l’histoire de cette guerre du Vietnam. Mais le fait que ces enfants soient noirs n’est qu’un élément parmi tant d’autres qui apparaissent dans ce roman très riche en informations et ce serait une erreur de ne voir dans ce roman que cet aspect racial.
Présenté comme cela on aurait pu croire que ce roman est un roman sur l’adoption. Oui, en effet, Marie Bardet parle d’adoption mais cela va au-delà de l’adoption puisqu’il s’agit d’enfants issus d’une guerre terrible en Asie, la guerre du Vietnam qui a duré 20 ans.
Les enfants ont grandi. Mais au fil de l’histoire, nous comprenons bien que ces enfants sont des rescapés d’un triste accident d’avion survenu lors de l’opération baptisée Babylift par les États-Unis. En mettant en scène cette histoire d’adoption, Marie Bardet aborde un sujet très important sur le déracinement des enfants adoptés. Au total, ce sont plus de 30 vols de ce genre que les États-Unis vont réaliser et tout n’est pas très clair dans la façon dont ces opérations ont été menées. Cependant, l’auteure ne mène pas une enquête. C’est à partir des éléments récoltés qu’elle construit son intrigue et permet au lecteur de découvrir une histoire qu’il ne connaît sans doute pas ou dont il a simplement entendu des bribes.
Si May semble s’être bien adaptée à son environnement, Sean, son frère, semble avoir plus de difficultés en grandissant. Il se trouve accusé d’un meurtre et May, elle, est enceinte. C’est le point culminant de Babylift où le lecteur se passionne pour les personnages et ne lâche plus le livre.
Le roman prend alors toute sa dimension littéraire avec cette histoire de meurtre qui finit par passer aux assises. Le lecteur englobe d’une façon assez naturelle cette partie du roman qui est en réalité une excellente manière de remonter la piste de l’adoption.
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Et d’abord, que signifie Babylift ? Ascenseur à bébé ? ça semble être la traduction littérale : Babylift. Deux mots accolés, trois syllabes percutantes, et tout serait dit ?
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Le procès à huis clos joue un rôle très important car il sert à décrypter le personnage de Sean mais aussi de sa sœur May, mais surtout à nous plonger dans l’histoire de cette guerre du Vietnam.
Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans la lecture, il y voit un peu plus clair et chaque page amène son lot de rebondissements. Cette structure tient en haleine le lecteur et fait de Babylift un roman captivant à tous les niveaux. Marie Bardet utilise avec dextérité des éléments historiques qu’elle inclut dans sa fiction. Elle remonte avec nous les pistes de l’adoption des enfants issus de cette guerre en mettant à jour les malversations possibles, à partir des éléments en sa possession. Elle ne rentre pas dans une dénonciation politique mais traite d’un sujet qui aurait pu nous échapper. Le mélange de faits réels et du romanesque fait de Babylift un roman particulier, du point de vue de la structure de l’ouvrage mais aussi dans la façon avec laquelle Marie Bardet nous amène à de la compassion pour ses personnages.
L’auteure a une connaissance assez précise du Vietnam pour l’avoir visité. Et lorsqu’elle nous plonge dans ce pays, elle en parle avec une certaine poésie et de l’attachement. Babylift, c’est aussi cela, une manière de découvrir un pan de l’histoire de ce pays qui a tant souffert de la guerre. Un seul conseil : un ouvrage à lire absolument.
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Interview
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Vous expliquez assez en détails votre démarche à la fin de cet ouvrage. Mais je me permets de vous poser quelques questions.
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1/ Pourquoi avoir fait de Sean et May des Vietnamiens noirs ?
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Sean et May ont à leur naissance à Saïgon en 1973 une double identité : ils sont vietnamiens et ils sont afro-américains. On pourrait parler à leur sujet de métissage mais je n’aime pas beaucoup ce terme et je préfère parler d’identité plurielle. Cette dernière est problématique du fait de la guerre. Durant l’occupation américaine du Sud-Viêtnam, Sean et May, comme des centaines d’enfants nés avec des yeux bleus, des cheveux blonds ou bouclés, une peau trop claire ou trop sombre, n’ont pas leur place dans la société vietnamienne. Leur évacuation précipitée lors de l’opération Babylift vers les États-Unis puis la France, pour y être adoptés, entraîne une perte d’identité et un effacement des origines au profit d’une identité fantasmée, celle de l’orphelin du tiers-monde, laquelle, lorsque les choses tourneront mal, se réduira à une couleur de peau.
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2/ Peut-on vraiment dire que Babylift est une fiction historique ? Je veux dire comme il se fait dans le monde anglophone. Historical fiction.
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Babylift me semble appartenir plutôt au genre du roman d’investigation. Si j’interroge un moment de l’Histoire qui est celui de la fin de la guerre américaine du Viêtnam, je n’ai pas cherché à reconstituer les événements à la manière d’une historienne, mais plutôt à la manière d’un enquêteur obsessionnel, rôle qu’endosse pleinement Martin Guiraud, l’avocat de Sean, et pour partie Julien, l’ancien militant pacifiste qui lui emboîte le pas en accompagnant May dans sa quête de vérité. L’histoire des enfants Babylift est une histoire pleine de trous, celle de leurs mères biologiques est largement taboue, d’où il s’avère que fiction et réalité historique sont intimement mêlées dans mon roman, avec une grande part laissée à l’imaginaire.
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3/ Qu’attendez-vous des lecteurs qui prennent connaissance de cette histoire ?
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Babylift inscrit dans une narration une histoire qui risquait de se perdre, n’étant pas documentée en France où l’Opération Babylift était passée quasiment inaperçue en 1975. J’ai donc le souhait que mon roman contribue à l’élaboration d’une mémoire française du Babylift. Par ailleurs, il m’a semblé important de porter sur la guerre du Viêtnam un autre regard que celui, trop souvent sans nuance et surplombant, auquel les superproductions hollywoodiennes nous ont habitués. Dans Babylift, chaque personnage est irréductible à une identité assignée et figée. Mon livre soulève également des enjeux liés à l’adoption à l’international, notamment le racisme.
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4/ Quel est selon vous le point fort de ce roman ?
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C’est avant tout à chaque lecteur d’en décider. Pour ma part, l’enjeu était d’offrir un récit suffisamment étayé dans ses bases factuelles pour « faire mémoire » sans rien céder à la littérature qui est l’espace dans lequel nous pouvons tous nous retrouver, qui fait lien entre nous, et qui est aussi celui de la beauté.
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5/ Il se passe beaucoup de choses dans ce roman. Si vous devriez mettre en avant un extrait. Quel serait votre choix. Et pourquoi ?
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« Les doigts de May remontaient à présent le long de son poignet. Après la catastrophe, ses chairs avaient été longues à cicatriser. C’était une mauvaise brûlure, profonde, suppurante. Sean en avait gardé une trace claire au creux de son avant-bras et la tache avait grandi avec lui, prenant des formes incertaines, organiques. L’été de ses 15 ans, on aurait dit une feuille de hêtre. Elle palpitait doucement, prise entre les battements enfiévrés de son pouls et les lèvres de May, veloutées, frémissantes. »
Cet extrait nous fait entrer dans l’intimité des jumeaux et dévoile le lien puissant qui les unit. Leur amour fusionnel est au centre du roman. Ces lignes sont par ailleurs évocatrices des séquelles résultant du crash du Galaxy C5-A, l’avion gros porteur dans lequel se trouvaient Sean et May. Le garçon rescapé est marqué dans sa chair, sa cicatrice grandit avec lui, témoin gênant d’un drame que l’oubli ne peut recouvrir.
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6/ Le thème de l’adoption est un thème qui vous plaît ou c’est un hasard ?
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J’ai écrit ce roman en souvenir d’un amour. Yan était cambodgien, il avait été adopté comme Sean au milieu des années 1970 et élevé en France par deux sœurs bigotes. Quand je l’ai connu à Paris, il essayait de se déprendre de l’héroïne. Il n’avait jamais surmonté le déchirement qu’avait représenté la séparation d’avec sa mère et il est mort, jeune, du fait de sa toxicomanie. C’est en voulant honorer sa mémoire que j’en suis venue à m’intéresser à l’adoption internationale et que j’ai découvert l’histoire de ce « pont aérien bébé » organisé par les USA.
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7/ Enfin parlez-moi un peu de ce groupe qui s’est mis en place, concernant les enfants vietnamiens adoptés.
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Leurs dossiers d’adoption étant le plus souvent vides ou farcis d’erreurs, de nombreuses personnes adoptées lors de l’Opération Babylift se tournent vers divers groupes privés présents sur les réseaux sociaux. Elles partagent leurs recherches, s’échangent des informations sur les tests ADN, se soutiennent moralement. J’ai échangé avec plusieurs rescapés du Galaxy C5-A qui ont grandi en France et dont l’histoire résonne de façon troublante avec mes personnages de fiction. Le témoignage de Sandie Quercy m’a particulièrement touchée et c’est à elle que mon livre est dédié.
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L’Auteure
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Jusqu’à la parution d’un premier roman remarqué aux éditions Emmanuelle Collas, À la droite du père (sélection de printemps du Renaudot et finaliste du prix Senghor 2018), Marie Bardet a employé sa curiosité dans le journalisme pendant 20 ans, principalement à Paris et Toulouse. En 2008, elle décide de tout reprendre depuis le début, par l’écriture. C’est à travers la forme romanesque sur fond d’histoire sociopolitique récente qu’elle a choisi d’explorer les notions de transmission, de mémoire, d’héritage et d’identité. En janvier 2021, elle publie chez le même éditeur son 2e roman, Babylift. Depuis l’Occitanie où elle réside, elle contribue à Apulée, revue annuelle de littérature et de réflexion ouverte sur le monde Méditerranéen des éditions Zulma.
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Par Dominique LANCASTRE
Pluton-Magazine/Paris 16/ 2021
Crédit Photo: Marie Bardet par Tarek Charara Kaléidoscope images
Liens Marie Bardet
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