Par Philippe Estrade Auteur-conférencier.
Premiers à s’installer sur la terre australienne, les Aborigènes ont su édifier une remarquable civilisation de fusion avec l’environnement. Les explorateurs britanniques furent d’abord surpris par la sagesse de ce peuple qu’ils jugèrent heureux et épanoui dans un espace sociétal où la violence semblait absente. Ces cultures aborigènes qui remontent à près de 50 000 ans sont donc bien plus anciennes que les tout débuts de la grande Égypte et d’une manière générale bien antérieures aux premières civilisations sédentarisées en Mésopotamie et en Orient.
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UNE IDENTITÉ BIEN MARQUÉE
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Le terme « Aborigène » est un mot générique qui désigne globalement les autochtones de tous les continents, mais dans la pratique il fut adossé essentiellement à l’Australie. Implantée depuis quelques dizaines de milliers d’années sur ces vastes espaces, rudes mais aussi généreux, c’est à l’évidence la plus ancienne culture du monde, marquée par la puissance de son identité et de son amour de la terre. Traduction anglaise du mot français « indigène », « aborigène » est issu du latin qui signifie « depuis l’origine ». Dans le Queensland, autour du détroit de Torres, les autochtones insulaires ne sont pas considérés comme des Aborigènes d’Australie ou de Tasmanie car ils sont issus des régions de Papouasie-Nouvelle Guinée dont ils partagent de nombreuses similitudes culturelles, ainsi qu’avec l’espace ethnique du Pacifique.
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Une identité qui s’appuie sur le lien de la famille, de la terre et du ciel
La pensée d’être sur la terre est une chance, un don porté par le regard et la vision aborigène du monde. Les peuples aborigènes sont convaincus que les esprits des Anciens ont jailli de la terre et du ciel et que les nombreux voyages de ces êtres ancestraux, leurs véritables héros, ont créé tous les êtres vivants. Cela dit, la « période du rêve », le Tjukurpa, est un thème central et récurrent dans la culture aborigène. Il justifie d’une manière étincelante la création du monde et des grands espaces, notamment le « Serpent arc-en-ciel » tout droit sorti des abymes de la terre pour créer les fleuves et les montagnes d’Australie. Cependant demeurés sous terre, les esprits de ces créatures fascinantes ont fait de la terre un univers sacré pour les peuples indigènes.
Rites et fusion de la tradition orale et de la mythologie
Une légende bien tenace révèle l’arrivée des premiers hommes en terre australe, soutenus par Yingana, en quelque sorte la déesse de la création. Issue des terres du Nord, elle parvint à déposer des bébés qu’elle transportait dans des paniers, dans toutes les régions du pays au fil de son périple mythologique. Elle donna une langue au tout premier bébé, un Moyeti, qui fut ainsi apte à s’établir, puis un clan et des rites pour fixer sa culture aborigène. Un déluge est également évoqué dans la tradition orale, probablement la montée des eaux issue d’une période post-glaciaire, il y a environ 10 000 ans. Les éléments ésotériques et initiatiques constituent aussi le fer de lance de la religion aborigène dont des pratiques relevant des différentes étapes de la vie corporelle, de la puberté à un âge adulte avancé, comme la circoncision ou encore le déracinement dentaire. La pratique de la protection des sites totémiques était fondamentale et très répandue. La reproduction du totem permettait ainsi la présence des êtres vivants, homme ou animal, et sa destruction aurait pu faire disparaître l’espèce humaine.
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LITTÉRATURE, PEINTURE ET MUSIQUE ILLUSTRENT UNE SAISISSANTE MAÎTRISE DES ARTS
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Les Aborigènes ont été dans l’histoire des peintres remarquables. Que cela soit sur des toiles, des écorces, dessins et peintures ont offert des messages spirituels singuliers toujours en harmonie avec le rêve et la régénération, cependant éphémères, exception faite des peintures rupestres inestimables, notamment « Le guerrier et le kangourou » de Kakadu. Textes anciens, chants ancestraux et danses ont marqué l’âme aborigène comme rarement dans les civilisations autochtones du monde.
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Musique et instruments d’exception
Les chants anciens alimentent toujours la culture autochtone et des instruments de musique ancestraux sont toujours utilisés dans les villages reculés, comme le didjeridoo qui pourrait être le plus ancien instrument à vent de l’histoire. Depuis les temps les plus reculés, la danse régule la société aborigène, et les corps peints interagissent avec des contes historiques et les évènements du « temps du rêve ». Sacrés et en communion avec les anciens, ces cérémonies étaient exclusivement destinées aux gens de la communauté et nul en dehors du groupe ne pouvait s’en approcher et regarder.
De grands noms de la littérature
Véritable trésor de l’écriture australienne, la Pétition d’écorce de Yirrkala, justement réalisée sur une écorce, constitue un monument conservé dans les documents indigènes traditionnels. Des lettres attribuées à de grands chefs aborigènes sont également protégées et considérées comme des trésors de la culture ancestrale du pays. David Unaipon, écrivain mais aussi inventeur, est un modèle pour la culture et la littérature autochtone, en particulier pour Legendary Tales of the Aborigines, une description méthodique et puissante de la culture aborigène. D’autres lettres de chefs indigènes, en particulier celles de Douglas Nicholls sont protégées et offrent une force sublime et puissante de la « noblesse de la civilisation aborigène ». Les Aborigènes ne font aucune distinction entre la dimension culturelle et le rapport à la nature. Chez eux, l’harmonie et l’équilibre sont un métissage subtil entre la culture et la nature qui ne font qu’un tout.
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NATURE ET ENVIRONNEMENT, DONS DES ANCIENS
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Pour les Aborigènes, l’environnement est un cadeau des dieux, et les dieux sont les ancêtres jaillis de la terre pour créer la nature, la vie et les hommes. D’ailleurs, les premiers explorateurs furent saisis par la qualité environnementale du pays, et certains même n’hésitaient pas à le qualifier de « jardin à l’anglaise » en découvrant la beauté des prairies entretenues par les autochtones.
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Des techniques agricoles maîtrisées et avancées
Les premiers colons britanniques et les observateurs l’ont souvent déclaré, « l’herbe est fauchée, les meules sont nombreuses et des piles de graminées séchées bordent notre route », propos attribués au major Mitchell. Le savoir-faire des brûlis est une caractéristique de la maîtrise des techniques agricoles. Les brûlis étaient ordonnancés d’après la méthode du damier, selon un rigoureux calendrier et en totale harmonie avec les tribus voisines. Bien sûr, le brûlis offrait le contrôle de la croissance des végétaux mais il permettait aussi de faire fuir le gibier vers des espaces où les chasseurs les attendaient pour les piéger. La rudesse des conditions climatiques a conduit les autochtones à s’adapter en créant avec une grande habileté des espaces d’irrigation destinées à l’entretien et à la protection des cultures, souvent adossées à des exploitations piscicoles. Des systèmes de vannes régulaient l’eau dans les pêcheries qui devaient, en tout état de cause, offrir à chacun et dans un souci d’équilibre et de partage des ressources, une bonne alimentation.
Des habitats performants
La rigoureuse organisation territoriale des besoins et la capacité à faire face aux situations climatiques extrêmes ont permis aux aborigènes de se sédentariser pour la plupart, d’autres préférèrent cependant maintenir une tradition millénaire semi-sédentarisée. Selon les chroniques des premiers explorateurs, les habitats étaient solides, bien agencés et parfaitement confortables. Ils pouvaient être construits avec une structure en pierre dont le mortier était un mélange de boue et de cailloux, surmontés de solides branches en guise de charpente pour y recevoir une couverture de mottes d’herbe et de terre mêlées au mortier. Des annexes, destinées à abriter le stock de nourriture et les animaux domestiques, jouxtaient les habitations.
Des rites funéraires très élaborés
La mort est une continuité, une nouvelle étape salutaire. Pour retourner vers les « Ancêtres de son Rêve », l’esprit du défunt doit bénéficier d’une cérémonie marquée par des rites tribaux qui peuvent varier d’une région à l’autre. Si la crémation n’est pas absente des rites, beaucoup de tribus cependant exposent les corps sur des plateformes surélevées ou dans le tronc d’un arbre creux, une pratique accompagnée de règles strictes pendant le deuil, notamment le silence des veuves ou l’interdiction de prononcer le nom du défunt.
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LE COLONIALISME SONNE LE GLAS D’UNE CULTURE ADMIRABLE
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Le 19e siècle sera fatal pour cette étonnante civilisation d’équilibre, d’harmonie et de partage. L’arrivée des colons britanniques sonnera le glas de cette brillante culture de la terre et de l’équilibre. Déjà, dès le 18e siècle, le célébrissime James Cook s’empara de plus de la moitié de l’Australie au nom de Sa Majesté le roi d’Angleterre Georges III. Les propos de Cook sont saisissants et instructifs, « ils sont bien plus heureux que nous Européens, car ils ne sont pas marqués par l’inégalité de la condition et vivent donc tranquilles… » Hélas, comme dans tous les colonialismes, où qu’ils fussent dans le monde, la situation des autochtones soumis fut une malédiction qui les rendit meurtris face au racisme et au déracinement.
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L’accélération de la colonisation au 19e siècle
Comme souvent et avant les politiques de domination répressives, les rapports avec les premiers colons installés furent plutôt bons, il est vrai que les Aborigènes ne sont pas un peuple belliqueux. Arthur Philip qui fut le tout premier gouverneur au nom de Sa Majesté, fixa des règles pour vivre en harmonie avec les indigènes. Au 19e siècle, on comptait environ 250 groupes différents, et chaque tribu souvent de langues différentes disposait de ses propres lois, de ses coutumes tribales parfois singulièrement différentes. Au 19e siècle, la population autochtone était évaluée à plus de 400 000 personnes mais au début de 20e siècle, elle descendit à un peu plus de 30 000 individus. Le désastre de la pénétration européenne fit le reste avec les maladies nouvelles, et la généralisation de l’alcool et d’une manière générale la pénétration des blancs ont eu un effet terriblement destructeur. Il y eut pourtant une résistance aborigène, notamment celle conduite par Pemulwuy qui fut finalement tué en 1802. La chronique précise que sa tête tranchée fut envoyée à Londres par le gouverneur King qui salua cependant dans une missive le fait qu’il fut un combattant plein de bravoure. Pemulwuy est toujours une figure emblématique de la résistance à la colonisation anglaise. Cependant, plus de 70 % des localités australiennes ont encore des noms d’origine aborigène.
Une protection éphémère des Aborigènes
Le grand Charles Darwin en personne souligna en 1836, alors qu’il visitait le pays, que certains colons avaient des « conduites infâmes » qui pouvaient justifier les révoltes et les violences des Aborigènes, classés par les autorités comme « éléments de la faune et de la flore australienne ». Cependant, au début du 19e siècle, des recommandations de protection des autochtones furent émises et diffusées dans la nouvelle colonie anglaise. En 1838, le rapport de Charles Grant, alors ministre de la Guerre, stipula qu’un corps de « chefs protecteurs des Aborigènes » devait se mettre en place, avec la mission d’apprendre la langue des autochtones afin de mieux protéger leurs intérêts face aux abus, aux violences et aux spoliations des terres aborigènes. Hélas, cette bonne volonté se heurtera au 20e siècle à des spoliations nombreuses, et désabusés, les Aborigènes perdirent progressivement leur espace culturel tribal malgré de belles résistances encore affichées de nos jours.
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UNE RECONNAISSANCE TARDIVE DE L’OPPRESSION BRITANNIQUE
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Il aura fallu beaucoup de temps pour que les Anglais reviennent aux fondamentaux du respect des peuples indigènes. Entre la fin du 19e siècle et le début du 20e, les Aborigènes furent placés par milliers dans des réserves dirigées par les Blancs, comme les Amérindiens à l’autre bout du Pacifique. C’est à partir de 1950 que le gouvernement australien se décida enfin à offrir aux Aborigènes des conditions de vie comparables à celle des autres Australiens, et en 1962, le droit de voter aux élections fédérales fut enfin envisagé, premier pas vers une citoyenneté australienne qui s’accélérera à partir de 1967 sous le Premier ministre Harold Holt.
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Une citoyenneté australienne en 1967
Avec le soutien de plus de 90 % de la population, désormais lucide et sensible à la condition aborigène, le Premier ministre Holt obtint en 1967 un large succès lors du référendum destiné à inclure désormais les Aborigènes dans le recensement national, leur offrant ainsi une totale citoyenneté australienne. Dès lors, les Aborigènes exigèrent un salaire égal aux colons blancs et réclamèrent de nouveaux droits liés à leurs terres ancestrales. C’est à partir de 1971 que les Parlements fédéraux leur furent enfin ouverts, et en 1976 le premier membre indigène de l’histoire de l’Australie, Ernie Bridge, obtint un ministère dans un gouvernement et la restitution massive des terres aux Aborigènes, qui leur a alors permis de retourner vivre sur ces territoires des ancêtres.
L’oppression subie officiellement admise
Entre 1909 et 1969, la politique du « white Australia » a totalement déraciné les enfants métissés de sang blanc, avec le soutien des administrations sociales et de l’Église. Cette politique d’assimilation forcée devait conduire à faire des métis des citoyens de l’Australie des Blancs. Peu respectée dans cette politique officielle, la culture tribale des Aborigènes abandonnés a traumatisé les enfants enlevés et le peuple aborigène. Le semi-esclavage développé dans les réserves et le déracinement forcé des enfants métis volés ont conduit l’historien Peter Read à parler de « Générations volées », et un auteur aborigène, Sally Morgan, a contribué à faire prendre conscience du « génocide politique et culturel » de la société aborigène. L’état australien a progressivement, au cours du 20e siècle, admis sa responsabilité au regard de l’histoire et de l’oppression terrible subie par les autochtones d’Australie.
Le pardon et la réconciliation nationale
Le Premier ministre Paul Keating prononça un discours majeur en 1992 et insista sur l’absolue nécessité de reconnaître totalement les immenses méfaits subis par les populations aborigènes. « Nous ne pouvons imaginer que les descendants d’un peuple dont le génie a développé une culture depuis 50 000 ans, qui a survécu à deux siècles d’oppression, de spoliations et de violence, se voient niés leur place au cœur de la nation ». Tout est dit, le décor est planté. La réconciliation parfois douloureuse et le pardon, soutenus par des Aborigènes et des Blancs, furent signés dans un registre au Parlement en 1998. Plus tard, en 2008, une nouvelle reconnaissance intervint de la part du Premier ministre et de son opposition. Devant le parlement, ils présentèrent une nouvelle fois au nom du peuple australien des excuses pour les crimes commis dans le passé envers les Aborigènes.
L’hymne national modifié au profit des Aborigènes
C’est un symbole fort qui vit le jour ce 31 décembre 2020. Pour mieux honorer l’histoire des peuples tribaux aborigènes, la phrase de l’hymne national « Advance Australia Fair » que l’on traduira par « Avance belle et juste Australie » a été retirée au profit de « Nous sommes unis et libres ». À cette occasion, Scott Morisson déclara « L’Australie est une nation moderne et jeune, mais la véritable histoire de notre pays est ancienne, comme le sont les histoires des premières nations ».
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Depuis la fin du 20e siècle, l’État australien a régulièrement pris des engagements forts pour respecter aujourd’hui plus que jamais, après des décennies de prise de conscience et d’excuses, la culture autochtone et s’efforcer de hisser enfin au niveau des Blancs la promotion des Aborigènes, afin que progressivement ils puissent s’impliquer durablement sur la scène du pays par la littérature, la formation, les Arts, le sport ou la politique. Cette civilisation a beaucoup souffert depuis l’arrivée des colons anglais mais les Aborigènes d’Australie nous ont donné malgré tout, bien des leçons d’exemplarité dans la sagesse tribale, la justice et le partage. Ce peuple magnifique s’est bâti dans une fusion exemplaire avec l’environnement et l’admiration des Anciens. Il demeure fidèle aux fondamentaux de l’existence, vivre sans être belliqueux et honorer la terre des aïeux.
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Philippe Estrade.
Pluton-Magazine/2022/Paris 16
Photo Pixaby libre de droits
Bel article ! super intéressant !! Merci Philippe pour ce beau travail !!