PORTRAIT : HENRI DE TOULOUSE LAUTREC, L’ÂME DÉCHIRÉE

Par Philippe Estrade- auteur-conférencier

Il a marqué son époque, la première partie de la 3e République, avec un style si particulier, coloré et anticonformiste dans la période postimpressioniste et l’art nouveau. Issu d’une grande famille bourgeoise du Sud-Ouest de la France, Henri de Toulouse-Lautrec a brûlé sa vie dans l’alcool et les cabarets parisiens. Seul le repos l’été, auprès de sa mère dans son château du Bordelais sur les coteaux qui dominent la Garonne, lui permettait tant bien que mal de se reposer de sa vie parisienne trépidante et sulfureuse. Immense personnage à l’âme déchirée, il fut le maître de l’illustration, de la lithographie, des aquarelles et de nombreux dessins érotiques.

.

ISSU DE LA GRANDE NOBLESSE DE PROVINCE

.

Son père, le comte Alphonse Charles de Toulouse-Lautrec-Monfa, avait épousé sa cousine germaine Adèle Zoé Tapié de Céleyran. Les mariages dans la noblesse n’étaient pas rares et permettaient ainsi d’éviter l’affaiblissement des patrimoines et des fortunes de famille. Henri de Toulouse-Lautrec, né à Albi en 1874 où il passa sa jeunesse entre les châteaux du Bosc près d’Albi et de Céleyran dans l’Aude, eut un frère cadet qui disparut très tôt, à l’âge d’un an. Passionné d’équitation, Henri connaîtra très vite des problèmes de santé et une infirmité probablement liée à la consanguinité.

La pycnodysostose, une maladie qui affecte les os

Cette maladie génétique affecta ses os dès l’âge de 10 ans, et cette fragilisation osseuse le fit chuter quatre ans plus tard. Une rude fracture du fémur a alors généré des complications dans le développement du jeune garçon qui ne dépassera pas la taille de 1,52 mètre. Autre difficulté, Toulouse-Lautrec zézaie mais il saura s’en amuser et en jouer. Provocateur et conscient du désarroi qu’il pouvait susciter, il se fit photographier nu sur une plage puis avec un boa, bref le jeune homme fut tout de même assez ébranlé, et le jeu de l’exhibitionnisme put apparaître comme une réaction  à ses premiers malaises d’homme tourmenté.

La peinture, son équilibre

Dans sa famille, tous les hommes ou presque ont fait de la peinture, et le jeune Henri, impulsé par son oncle, se prêta au dessin alorsque sa grand-mère déclarait qu’ils avaient tous « la maladie du crayon ». Il parvint à convaincre sa mère et il commença à étudier la peinture avec René Princeteau, un peintre animalier qui fut l’ami de son père. Ses nombreuses convalescences l’ont alors conduit à rêver à une vie d’artiste, et c’est auprès de Léon Bonnat mais surtout dans l’atelier de Fernand Cormon à Paris qu’il parvint à travailler ses traits, ses couleurs pourtant déjà fascinantes, bref son futur « style Lautrec » postimpressionniste. Déjà, à quinze ans à peine, il avait réalisé une première œuvre déroutante de beauté, un artilleur sellant son cheval, une peinture

dont le gris-bleuté est saisissant. Henri a également fréquenté les frères Van Gogh, Théo et le grand Vincent qu’il jugea cependant trop triste et obscur. Cet immense travailleur touche-à-tout a même conçu des programmes et décors de théâtre.

.

UNE VIE PARISIENNE TURBULENTE ET TOURMENTÉE

.

Il faut bien gagner sa vie et Toulouse-Lautrec commença à réaliser un grand nombre de dessins et d’illustrations pour Le Figaro, puis pour un journal destiné aux enfants Le chat perché mais également dans Le Rire, un hebdomadaire humoristique. Remarquable lithographe et affichiste hors pair, il a offert des témoignages exceptionnels et même poignants de l’agitation de la vie parisienne bohême à la fin du 19e siècle, lui qui vivait précisément à Montmartre et qui fréquentait assidûment les cabarets et les prostituées. Puis l’alcool, la terrible absinthe notamment, devint pour lui son redoutable « fil rouge de vie ».

Ses œuvres, l’âme de Montmartre et les portraits

Installé dans le quartier de Montmartre, il passa le reste de sa vie à peindre le légendaire Moulin Rouge, les cabarets, les théâtres montmartrois, la vie des prostituées avec lesquelles il était lié, et il aurait d’ailleurs probablement contracté la syphilis, ce qui n’arrangea pas bien sûr son état général. Henri de Toulouse-Lautrec avait, semble-t-il, une chambre à demeure dans une maison close, La Fleur blanche. Toutefois, il a aussi livré des portraits de personnalités du milieu de la peinture et du théâtre, comme Vincent Van Gogh, peint en 1887 au café du Tambourin et Aristide Bruant, écrivain, poète de l’argot également et chansonnier à la mode à la fin du 19e siècle, une personnalité majeure de la Belle Époque.

La célébrissime Goulue

Louise Weber, mieux connue sous le nom de La Goulue, était une danseuse excentrique qui familiarisa l’incontournable Cancan à Paris. Mais d’autres femmes illustrent l’œuvre de Toulouse-Lautrec, en particulier la chanteuse Yvette Guilbert et Jeanne Avril, parfois surnommée « Jeanne la folle » en raison de son excentricité insolite et fantasque. En tout cas, elle fut l’une des plus célèbres danseuses de french cancan. Suzanne Valadon, probablement la maîtresse d’Henri, fut d’abord acrobate avant qu’un accident mette un terme à son activité de cirque. Elle s’orienta alors dans la peinture et posa également pour Auguste Renoir qui devint d’ailleurs son amant, et mit au monde le futur Maurice Utrillo qui naquit en 1883. On retrouve les œuvres de Suzanne Valadon jusqu’au Metropolitan Museum of Art de New-York.

Une œuvre particulièrement riche

Toulouse-Lautrec ne s’est pas limité aux peintures sulfureuses, il a également peint une série majeure de portraits, notamment Le docteur Gabriel Tapié de Céleyran, une peinture sur un sol orangé qui obtint la réprobation de beaucoup de ses pairs, mais le fauvisme plus tard qualifiera Toulouse-Lautrec de génie avec cette production. Il a également peint sa mère dans son salon du château de Malromé, sa propriété dans le Bordelais.

Il s’agit là d’une œuvre pure et très accomplie. Le portrait de profil de Marcelle ou  Le blanchisseur de la maison (close) constituent encore des réalisations décisives dans l’œuvre de Toulouse-Lautrec. Il s’est beaucoup inspiré de son ami Edgar Degas dans la peinture des femmes et notamment les femmes vieillissantes.

.

AU CHATEAU FAMILIAL DE MALROMÉ EN GIRONDE

.

Épuisé par l’alcool et une vie nocturne trop agitée, l’âme déchirée, Henri de Toulouse-Lautrec venait régulièrement sur les bords de la Garonne dans le château familial de Malromé pour goûter des jours paisibles auprès de sa mère, immensément inquiète de ses dérives et abus divers. C’est précisément à Malromé, dans le village de Saint-André-du-Bois sur les coteaux du fleuve, que Toulouse-Lautrec s’éteindra après qu’il eut subi différentes interventions médicales pour tenter de le sevrer.

Grand alcoolique incurable

Henri de Toulouse-Lautrec a terriblement abusé de l’alcool, notamment de la dangereuse et redoutable absinthe qui l’a progressivement détruit. Il mélangeait du cognac à son absinthe quotidienne, et pour cacher cette terrible misère psychologique, il utilisa une canne dotée d’un tube réservoir introduit à l’intérieur qu’il remplissait de son terrifiant breuvage. D’ailleurs, cette canne est présentée aux visiteurs de Malromé. Sa mère prit l’initiative en 1899 de le faire interner à Neuilly dans une maison de santé afin de tenter de le sevrer de son alcoolisme et d’interrompre le processus de paralysie qui commençait à le frapper. Au mois de mars 1901, un accident vasculaire cérébral le foudroie et le contraint à se déplacer en chaise roulante, et le 15 août 1901, alors qu’il se repose à Taussat dans le bassin d’Arcachon, il est frappé par une crise d’apoplexie qui le condamne à l’hémiplégie.

Toulouse-Lautrec repose au cimetière de Verdelais

Malgré tous les efforts de sa mère, Henri s’éteignit le 9 septembre 1901 au château de Malromé où elle l’avait rapatrié afin qu’il se rétablisse un peu dans la douceur du climat bordelais. Il repose désormais au cimetière de Verdelais, le village girondin voisin du château de Malromé. La chronique raconte que parmi les derniers mots prononcés par Henri qui agonisait sur son lit de mort alors qu’une mouche volait au-dessus de lui, et adressés à son père qui tentait de la toucher avec un élastique, furent : « Ah le vieux con ! ».

.

SON ART DÉSORMAIS DANS LA POSTÉRITÉ

.

Outre le musée d’Albi créé sous l’impulsion de son ami Maurice Joyant, tous les grands musées exposent les œuvres d’Henri de Toulouse-Lautrec, passé désormais dans la postérité, notamment le musée du Quai d’Orsay à Paris, le Metropolitan Museum of Art de New-York ou encore le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. L’œuvre de cet immense artiste est considérable, près de 5000 dessins, 369 lithographies et affiches, plus de 700 peintures et 275 aquarelles selon le recensement de l’historienne d’art, Gabrielle Grillaert Dortu. Son œuvre, dont ses lithographies, fut présentée en 1900 lors de l’exposition universelle à Paris, puis Henri, épuisé, passa l’essentiel de son temps dans le bassin d’Arcachon et près de son mère au château de Malromé.

Ses chefs-d’œuvre dans les plus grands musées du monde

Parmi ses œuvres les plus éblouissantes, Monsieur Boileau au café, huile sur toile datée de 1893 que l’on peut voir au musée de Cleveland aux États-Unis,  Au Moulin de la Galette, huile sur toile également de 1889, visible à Chicago,  Bal au Moulin-Rouge de 1890 exposée au musée de Philadelphie,  Salon Rue des Moulins, pastel de 1894 présentée à Albi ou encore  Rousse, la toilette, huile sur toile peinte en 1889 et exposée au musée d’Orsay à Paris, sans oublier les portraits de femmes,  La Blanchisseuse,  La Goulue,  Jeanne Avril,  Carmen Gaudin ou Madame Marthe Bordeaux, exposée au Japon, au musée de Kurashiki. Outre son image libidineuse et son goût de la provocation, il a aussi offert une parfaite maîtrise du dessin académique d’une redoutable modernité préfigurant l’art du 20e siècle.

.

Henri de Toulouse-Lautrec a brûlé sa vie dans sa passion pour les dessins et la peinture, dans ses abus liés aux alcools forts et aux excès des nuits parisiennes. Déchiré par une âme à fleur de peau, comme souvent chez les grands artistes, Henri de Toulouse-Lautrec a laissé une œuvre immense répartie dans tous les grands musées du monde. En son honneur, même dans Les Aristochats, le chef-d’œuvre de Disney, un chaton est baptisé Toulouse. Personnage au cinéma partout dans le monde ou de bandes dessinées, Toulouse-Lautrec est unique.  Il est une figure majeure du postimpressionnisme, un peintre d’une immense humilité, mondialement connu, qui savait se moquer de lui-même et le grand artiste de génie qui a fortement marqué la fin du 19e siècle.

;

Philippe Estrade (Rédacteur- Auteur-conférencier).

Pluton-Magazine/2023.

Laisser un commentaire

*