Par Philippe Estrade
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La Renaissance a produit François Rabelais, un immense personnage. Ecclésiastique mais anticlérical, libre-penseur, auteur humaniste, épicurien truculent à l’insolence espiègle, il fut un maître de la littérature, grâce notamment à Gargantua et à Pantagruel. Ce génie du 16e siècle a donné ses lettres de noblesse à la langue française, et ses expressions « moutons de Panurge » ou « Dive bouteille » ont franchi les siècles. Bon vivant dont le rire grivois et paillard raisonne toujours, il fut un érudit et un inlassable curieux, un personnage hors norme, un rebelle malicieux tout simplement monumental.
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APRÈS LE COUVENT, UNE PREMIÈRE VOCATION, LA MÉDECINE
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Né dans la campagne tourangelle prés de Chinon, Rabelais, dont on ignore avec précision la date de naissance (qui peut varier selon les sources de quelques années, entre 1483 et 1494, mais la date de 1494 semble avérée), et mort à Paris en 1553 à l’âge de 70 ans, fut un libre-penseur de génie qui offrit de multiples facettes. Issu d’une famille de la bourgeoisie française aisée, son père était avocat et sénéchal, il devint ecclésiastique, dans un premier temps en qualité de cordelier au couvent de la Baumette à Angers, puis à Fontenay-le-Comte, où il se lia avec Pierre Lamy, un humaniste franciscain, avant de s’inscrire en 1530 à la faculté de médecine de Montpellier.
Une intégration dans l’Ordre des Bénédictins
Profondément humaniste, François Rabelais est entré dans les ordres chez les cordeliers puis a nourri sa réflexion d’homme de foi auprès des Franciscains, Ordre qu’il intégra en 1524 avec Pierre Lamy, fidèle ami humaniste également. Grâce au pape Clément V, ils purent tous les deux rejoindre l’Ordre des Bénédictins, une institution plus ouverte à l’échange et moins fermée à la démarche profane et indépendante. Il entretint alors une correspondance assidue en latin et en grec avec les grands érudits comme Guillaume Budé. D’ailleurs, ses livres en grec lui seront momentanément confisqués, la langue grecque étant jugée suspecte dans son interprétation du Nouveau Testament. Sa rencontre avec l’évêque Geoffroy d’Estissac, prélat de grande qualité littéraire soutenu par le roi François 1er, sera capitale pour son cheminement intellectuel. Bien qu’il fût placé sous sa protection, Rabelais quitta néanmoins cet environnement et son habit de moine et traducteur, démarche d’ailleurs qualifiée alors d’apostasie, pour parcourir la France puis se lancer dans des études de médecine à l’université de Montpellier.
Une première passion, la médecine
Inscrit en 1530 à l’université de Montpellier, Rabelais a alors suivi des cours à l’école de médecine, puis s’installa à Lyon, à l’Hôtel Dieu, où sa compétence et sa notoriété de médecin furent soulignées, en particulier dans un répertoire de médecins talentueux, publié à Francfort. Sa rencontre avec Guillaume Rondelet, étudiant en médecine comme lui, compagnon farceur et joyeux, lui fit prendre conscience que les valeurs de la vie et de la connaissance ne se limitent pas aux acquis des livres. Fécondes années lyonnaises qui lui permettent de publier des œuvres médicales et d’éditer notamment Les lettres médicinales de Manardi, médecin botaniste et humaniste italien, car Rabelais était un érudit avec un sens pétillant de la curiosité dans tous les domaines.
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ÉCRIVAIN ET MÉDECIN VOYAGEUR
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Le cercle de relations de Rabelais s’étoffa sensiblement avec Étienne Dolet et Érasme, qu’il considéra toute sa vie comme un père spirituel. Pour éviter des incidents avec l’Église, c’est sous le nom d’Alcofibras Nasier, anagramme de François Rabelais, qu’il publia en 1532 sa première œuvre littéraire majeure, l’incontournable Pantagruel chez l’imprimeur lyonnais Claude Nourry. Plus tard, Rabelais deviendra secrétaire et médecin de l’évêque de Paris Jean du Bellay, cousin du grand poète, chargé de missions diplomatiques auprès du pape Clément VII, et entreprendra des voyages en Italie avec son protecteur.
Un écrivain, fer de lance de l’humanisme
Lorsqu’il publie Pantagruel, Rabelais a 38 ans, et le succès immédiat de ce premier roman le conduit alors à rédiger dans la foulée Pantagrueline Prognostication, une moquerie manifeste à l’égard de toutes les superstitions et bêtises populaires. « Rire est le propre de l’homme », s’exclamait Rabelais, et dans ses farces littéraires, l’auteur égratigne avec humour mais férocité l’obscurantisme médiéval, déjà deux siècles avant les Lumières. Incontestablement, Rabelais avait une conscience en avance sur son temps.
L’Italie, terre de réflexion
L’homme touche-à-tout devint secrétaire de Jean du Bellay, évêque de Paris chargé de missions diplomatiques auprès du pape. Rabelais se rendra à trois reprises dans la péninsule, l’esprit déjà irrigué par la cause réformiste. À son retour d’Italie en 1534, il publia à nouveau Pantagruel, une édition dotée de corrections orthographiques et syntaxiques, appuyée par des ajouts contre la rigueur dogmatique de la Sorbonne, ce qui constituait une réelle audace traduisant ainsi son indépendance et son état d’esprit rebelle.
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RABELAIS SENSIBLE À LA RÉFORME
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Cela peut sembler a priori paradoxal mais François Rabelais fut à la fois ecclésiastique et anticlérical. En fait, le grand humaniste qu’il n’a cessé d’être a dénoncé les abus de toutes sortes du clergé, alors qu’il était très sensible au mouvement réformiste naissant. Néanmoins, un bref papal de Paul III autorisera Rabelais à intégrer un monastère bénédictin à sa convenance, avec la permission de continuer d’exercer sa vie de médecin mais à condition de faire pénitence devant le confesseur de son choix.
L’affaire des Placards
Elle provoqua la rupture entre François 1er et le mouvement réformiste et protestant alors que des affiches anticatholiques étaient placardées en 1534 devant tous les édifices officiels de Paris et des grandes villes de province, jusque sur la porte de la
chambre à coucher du roi. Attaché au mouvement réformiste, Rabelais jugea plus prudent de partir précipitamment pour Lyon en veillant à ne laisser aucune trace.
Le retour en grâce
Le pape Paul III permit à Rabelais d’intégrer et de retrouver un lieu de réflexion et de prière dans un monastère bénédictin. Il dut également rejoindre l’abbaye de Saint-Maur-des-Fossés, dans laquelle les moines devinrent des prêtres séculiers lors de sa transformation en collégiale à partir de 1533. Signe fort du Clergé, le pape légitima les deux enfants de Rabelais, nés hors mariage. Doté d’une prébende, des revenus de chanoine qu’il obtint grâce au cardinal, celui-ci put se consacrer à l’exercice de la médecine au monastère de Saint-Maur-des-Fossés puis reprit ses études à Montpellier pour devenir en 1537 docteur en médecine. En bon humaniste, il s’exerça aussi à donner des cours sur Hippocrate et Galien notamment, après avoir abandonné la vie monacale en 1527.
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L’ŒUVRE DE RABELAIS
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Humaniste et témoin de la Renaissance, Rabelais puise sa réflexion dans la connaissance et la sagesse par le rire. Il aime les beaux jardins français, la grandeur de Rome, les plaisirs de la vie, les tavernes et les bons vins. Maîtrisant parfaitement la farce, il fut le maître du comique de situation en usant parfaitement de l’atmosphère et du langage populaires mais parvint cependant à rester protégé des puissants. À ses romans chevaleresques, Il sut mêler avec hardiesse et malice la critique des disciplines rudes et anciennes. La philosophie rabelaisienne dénonce les despotes, les assoiffés de pouvoir, les excès de la religion et les rites et légendes qui soumettent le peuple et les consciences. Avec Montaigne, l’autre grand nom, Il fut le grand homme du siècle.
Rabelais, père de Gargantua et Pantagruel
Horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, le livre publié à Lyon en 1532, qui deviendra plus tard le Seconde Livre, lance la série pantagruélique. Rabelais est incontestablement un pionnier du roman moderne par l’intrigue et la narration. La parodie des épopées parfois violentes est justement dénoncée dans ses œuvres de fiction. Rabelais manie les langues vernaculaires en puisant dans les dialectes et les patois provinciaux, ce qui expose encore plus la singularité et l’originalité du verbe rabelaisien. Pantagruel met en lumière les aventures pittoresques du géant Pantagruel qui apparaît de nouveau plus tard dans Le Tiers Livre, Le Quart Livre et Le Cinquième Livre. Fils de Gargantua, roi d’Utopie, Pantagruel disposait d’un énorme appétit et devint vite incontrôlable alors qu’il entreprenait de se rendre dans plusieurs universités du royaume de France. Pantagruel parvint même à combler une carie avec des soldats, et Panurge, son ami, fut un sacré personnage qui vendait des indulgences aux braves gens et organisait des mariages de vieilles femmes. Avec la satire de la justice, le roman fut condamné par la censure, pour hérésie.
Les « autres Livres »
Le Tiers Livre puis Le Quart Livre suivront, alors que Rabelais était resté douze ans sans rien publier après Gargantua. Il demeura prudent quelque temps face aux menaces de la Sorbonne sur les humanistes épris de plus de justice et d’idées nouvelles et généreuses. Publié en 1546, Le Tiers Livre, ou précisément Livre des faits et dits héroïques du noble Pantagruel, se présente comme une satire de la justice et du mariage, qui intrigue Panurge. Dans Le Quart Livre, l’épopée se poursuit toujours comme un feuilleton rabelaisien. Il s’agit là d’un récit de voyages à l’étranger avec des personnages toujours bien trempés et l’apparition de la Dive bouteille. Contraintes et aberrations humaines y sont dénoncées, et la papauté y subit aussi de sévères attaques au moment du concile de Trente et de la Contre-Réforme.
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RABELAIS, PERSONNAGE PITTORESQUE ET CONTESTATAIRE
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On l’a dit misogyne parfois, c’est bien sûr caricatural et d’ailleurs controversé. Tilley a écrit cependant, s’agissant de Gargantua et de Pantagruel, « il ne s’agit pas d’attaques contre les femmes mais d’une tentative honnête et impartiale pour mettre en évidence les deux côtés de la question ». Tilley parle plutôt « d’un respect incontestablement plus profond » constaté dans Le Tiers Livre. Rabelais a su en revanche mettre en relief les personnages du peuple et la classe sociale des plus humbles, bergers, laboureurs, bûcherons, tout en s’en prenant avec férocité souvent aux élites et à la bourgeoisie, juges, avocats, et tout en irritant le monde religieux par ses déclarations et ses condamnations. Attaché aux problèmes liés à l’éducation, la politique ou encore la religion, il s’est efforcé de dénoncer tous les obscurantismes qui broient la conscience des hommes.
Rabelais traité de bouffon et d’ivrogne
De son vivant, il eut pour certains l’image d’un plaisantin et d’un blagueur, d’un ivrogne et d’un bouffon avec parfois des farces audacieuses comme l’affaire du poison pour le roi. En fait, ses adversaires très conservateurs et le clergé traditionnaliste ne l’épargnaient pas. Tout cela est naturellement exagéré, même si Rabelais adorait les bonnes tables, la vie, le vin, en épicurien espiègle et blagueur qui s’assumait sans complexe aucun.
L’affaire du poison du roi
Alors qu’il était sans argent, il aurait voyagé gratuitement entre Lyon et Paris en montrant de petits paquets sur lesquels était inscrit « poison pour le roi ». Interpellé, il fut tout de même conduit à François 1er qui ria de ce subterfuge ingénieux puis naturellement lui rendit la liberté. D’ailleurs, l’expression « le quart d’heure de Rabelais » qui décrit un instant tendu et contrariant dès lors qu’il faut ouvrir son porte-monnaie relève de cet épisode pittoresque.
Rabelais pour la postérité
Rabelais, c’est un style parfois dévergondé, eu égard aux pratiques de son époque, un verbe insolent dans le bon sens du terme et une verve exubérante. Il sut multiplier les jeux de mots et les jurons. Avec lui, la langue explose de liberté. À la « tête bien pleine » du fondamentalisme scolaire, il a préféré l’audace d’un esprit toujours en éveil pour se libérer des différents jougs du temps. Pour les théologiens traditionnels, les railleries du grand homme trahissaient sa trajectoire calviniste et donc hérétique. Les « libertins » des siècles suivants l’ont admiré et Rabelais devint alors un modèle pour toute l’expression littéraire burlesque. D’ailleurs, de grands noms des Lumières comme Voltaire notamment l’ont lu et relu, et il fut un maître pour les génies de la bonne insolence populaire du 17e siècle, au rang desquels on trouve La Fontaine et Molière.
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François Rabelais a bousculé son époque, parfois au risque d’être inquiété, pour ouvrir les consciences et alléger le fardeau de la religion et des pouvoirs excessifs du clergé, de la politique et des notables. Il était assurément attaché à promouvoir de nouvelles libertés de conscience du peuple, lui qui était porté par le réformisme, en dénonçant dans son œuvre littéraire tous les abus et les superstitions aliénantes. Il fallait du courage et de l’audace pour faire également l’éloge du pacifisme, mais tel était Rabelais, un génie hors norme en avance sur son temps, l’homme qui le premier probablement ouvrit le chapitre de la justice et de l’émergence de la conscience de l’homme qui devra tout ou tard s’émanciper de tous les asservissements et servitudes. Comme il l’a écrit, « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Rabelais pourrait être en quelque sorte le premier écrivain des Lumières, deux siècles avant les Lumières.
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Philippe Estrade–Auteur-Conférencier
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Pluton-Magazine/2023