Par Philippe ESTRADE auteur-conférencier
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Il fut l’un des plus grands chefs d’État africains de l’après-colonialisme avec probablement Habib Bourguiba, le grand guide d’alors de la Tunisie nouvelle. Léopold Sédar Senghor a même incarné l’Afrique noire décolonisée et décomplexée. Cet homme a reflété la sagesse et le bon sens dans ses rapports politiques avec l’ancienne puissance coloniale. Homme de lettre, poète majeur de la négritude, académicien, homme d’État marqué par une grande profondeur d’esprit, Senghor a eu un parcours exceptionnel, parfois controversé. Géant de l’Afrique du 20e siècle comme le fut Mandela, un autre grand nom du siècle, Léopold Sédar Senghor demeure encore un guide pour beaucoup d’Africains, une référence immuable et perpétuelle dans ce continent fragile, incertain, instable et ébranlé par les défis du développement et du terrorisme religieux.
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ÉTUDIANT DANS LA FRANCE COLONIALE ET RÉSISTANT PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
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Issu d’une famille de commerçants de confession catholique, le jeune Sédar, qui signifie « celui qu’on ne peut pas humilier » en langue sérère, naquit en 1906 à Joal, une petite ville côtière sénégalaise. Après avoir étudié le catéchisme et pris le prénom de Léopold, Senghor commença ses études chez les pères spiritains puis à Dakar au collège-séminaire Libermann, un juif converti au catholicisme au 19e siècle. Élève brillant grâce au latin et au français, il obtint une bourse de l’administration coloniale qui lui permit d’intégrer en 1928 le lycée Louis-le-Grand à Paris. À Louis-le-Grand précisément, il rencontra de futurs grands noms de la culture ou de la politique comme Paul Guth, Aimé Césaire ou encore Georges Pompidou avec lequel il se lia d’une grande amitié.
Des études de lettres avec Césaire et Pompidou
Après avoir obtenu en 1933 une licence de lettres, Léopold Sédar Senghor décrocha très vite, en 1935, une agrégation de grammaire, juste après sa naturalisation française, et devint le tout premier Africain lauréat de ce concours. Avec Césaire, qu’il apprécia particulièrement, ils impulseront le mouvement de la « négritude » dont Césaire aurait dit « c’est la reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Senghor a rajouté « il s’agit de l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Avec Georges Pompidou, son ami, il a entretenu des relations de qualité qui ont perduré depuis leur complicité durant leurs études à Paris jusqu’aux fonctions de chef d’État, qu’ils occupèrent l’un et l’autre.
Agrégé de grammaire et professeur de lettres classiques
Senghor a débuté sa carrière de professeur à Tours puis à Saint-Maur-des-Fossés en région parisienne. Parallèlement au début brillant de sa carrière d’enseignant, Senghor éprouva alors le besoin de suivre des cours de linguistique négro-africaine à l’École pratique des hautes études et à l’Institut d’ethnologie de Paris, une nouvelle étape pour lui dans ce besoin de ressourcer en permanence son identité africaine.
Prisonnier et résistant
Affecté comme simple 2e classe au 3e régiment d’infanterie coloniale, Léopold Sédar Senghor fut arrêté dès le début du conflit en 1940 et fait prisonnier dans plusieurs camps de détention, notamment Amiens et Romilly. Dès le début de son incarcération dans les geôles allemandes, il faillit être fusillé avec ses compagnons de couleur. Les Allemands, alors interpellés par un officier français qui leur suggéra d’éviter un massacre purement raciste, auraient baissé leurs armes selon les récits rapportés. Senghor a par ailleurs écrit qu’il avait favorisé l’évasion de deux soldats français avant d’être affecté dans la banlieue bordelaise, au camp des As à Saint-Médard-en-Jalles. Malade, puis libéré en 1942, Léopold Sédar Senghor retrouva son activité d’enseignant et parvint toutefois à participer à un mouvement de résistance, celui du Front national universitaire. À la fin de la guerre, il reprit la chaire de linguistique à l’École nationale de la France d’outre-mer.
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L’ENGAGEMENT POLITIQUE DE SENGHOR
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Bien qu’il fût d’inspiration socialiste, Léopold Sédar Senghor s’est toujours méfié de l’idéologie communiste et marxiste dont il refusait la finalité anti-occidentale. Engagé en politique dès la fin de la guerre, nombreux furent ses mandats électifs, maire à Thiès au Sénégal, longtemps député du Sénégal et de la Mauritanie sous le colonialisme français, sénateur, secrétaire d’État et ministre puis 20 ans président de la République du Sénégal.
Homme d’État influant dans la France coloniale
Senghor s’est engagé dans le combat intellectuel et politique à partir de 1945, impulsé par Lamine Gueye, un compatriote de gauche. Alors que les colonies souhaitaient être représentées à l’Assemblée nationale, Il devint député de la circonscription du Sénégal et de la Mauritanie, et mit l’accent sur la nécessité de s’ouvrir vers un « socialisme africain », orienté vers un équilibre entre la puissance économique et technologique française et les valeurs incontournables de la tradition africaine. Admiré pour son éloquence, sa vision brillante et son intelligence remarquable, Senghor devint très vite populaire en Afrique et notamment au Sénégal, et après qu’il eut quitté la SFIO, il fonda sa formation politique à partir de 1948, le Bloc démocratique sénégalais. D’abord opposé à l’indépendance des colonies et plutôt défenseur d’une sorte de fédéralisme des nations africaines, il milita plutôt pour l’Union française qui devait associer étroitement la Métropole aux différentes colonies d’Afrique noire. Mais il vit ses vœux brisés et finalement comprit progressivement que l’indépendance était à terme inévitable et la prépara avec intelligence, sagesse et pragmatisme dans ses rapports avec la France, qu’il a toujours aimée. D’ailleurs, Pierre Pflimlin écrira « il est loyal mais il est parfois ondoyant et sa pensée n’est pas dangereuse du point de vue français ». En effet, Senghor est un intellectuel, un poète, et la perspective des conflits ne correspondait pas à ses gènes, ce qui en fit un homme suspect pour beaucoup de décolonialistes africains et métropolitains.
Senghor au gouvernement
Secrétaire d’État entre 1955 et 1956 dans le cabinet d’Edgar Faure, Senghor en habile négociateur servit d’intermédiaire entre la France et les partisans de l’indépendance en Afrique du Nord, au Maroc et en Tunisie, et soutint la politique française en Algérie. Fidèle à la France, l’idée même d’indépendance semblait le rebuter, lui qui préférait une forme d’indépendance certes, mais dans le cadre d’une confédération intelligente entre les nations africaines et la France. Senghor incarna parfaitement la sagesse avec la Métropole dans la perspective des ruptures qui commençaient à se dessiner. C’est en Afrique qu’il mena son combat de « l’indépendance intelligente » en promouvant son projet de confédération. Il devint maire de Thiès, grande ville du Sénégal à quelques dizaines de kilomètres de Dakar puis intégra le gouvernement de Michel Debré entre 1959 et 1961.
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SENGHOR, PRÉSIDENT DU SÉNÉGAL
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Fort d’une image exceptionnelle dans les colonies qu’il a bien défendues et promues à Paris, et malgré des détracteurs qui pouvaient le qualifier de néocolonialiste et qui voulaient une rupture plus ou moins tranchante et donc douloureuse avec la Métropole, Léopold Sédar Senghor privilégia la douceur et la sagesse dans la décolonisation et devint ainsi le premier président du Sénégal indépendant en 1960 après que la convention africaine et la fédération du Mali eurent disparu dans les divisions politiques de la décolonisation. Président du Sénégal de 1960 à 1980, son régime incarnera trop d’autorité pour ses détracteurs, une libéralisation timide et prudente mais un neutralisme courageux dans sa politique extérieure.
Fédération du Mali en échec et proclamation du Sénégal indépendant
Léopold Sédar Senghor s’est toujours efforcé de ne jamais prendre de front la Métropole. Son rêve d’une confédération des nations africaines s’est brisé dans l’œuf avec la Communauté de 1958 qui ouvrit l’indépendance mais aussi la division des nations nouvelles. Il mit pourtant sur pied la Fédération du Mali avec le Soudan, le Dahomey, aujourd’hui le Bénin, la Haute-Volta devenue le Burkina Faso et le Soudan français. Avec l’ambition des hommes et les divisions idéologiques, la fédération se brisa très vite avec le départ de deux nations, le Dahomey et la Haute-Volta, et au bout d’un an à peine, en 1960, elle éclata en orientant de facto les nations sur la voie définitive de l’indépendance. Senghor devint alors premier président de la République du Sénégal indépendante.
Un régime présidentiel fort
Le nouveau régime d’inspiration bicéphale s’est inspiré de la 4e République française et le président du Conseil, Mamadou Dia, devint très vite ambitieux et encombrant pour le président Senghor orienté, lui, sur les affaires internationales. D’ailleurs, à l’ONU, Senghor, homme de compromis avec la Métropole, s’opposa au projet d’autodétermination de l’Algérie. La rivalité des deux hommes se solda par la crise de 1962 et l’arrestation de Mamadou Dia, jugé dangereux et trop à gauche pour Léopold Sédar Senghor qui se méfiait de la « marxisation » d’une partie du monde. Mamadou Dia avait fait le pas de trop dans un discours très socialisant en prônant « le rejet révolutionnaire des anciennes structures ». Aucun successeur de Dia ne fut mis en place pour quelques années, et le régime de Senghor s’orienta progressivement vers un régime plus personnel interdisant le multipartisme. En 1970, Dia obtint sa libération après une grâce de Léopold Sédar Senghor.
L’habile homme politique
À la fin des années 60, le président Senghor dut faire face à l’agitation étudiante et sociale. Habile homme politique, il axa le régime vers une voie plus libérale et réinstaura un Premier ministre, dans un premier temps sous contrôle de l’exécutif présidentiel. Le multipartisme progressif réapparut à son tour, marquant définitivement un retour à la normalité des institutions. Plus tard Abou Diouf, un homme qualifié d’intègre, devint son Premier ministre. Il incarna lui aussi la sagesse et le compromis chers à Senghor. Toujours soucieux de maintenir d’excellentes relations avec Paris, Senghor a toujours affiché prudence et neutralité avec ses voisins africains. Abou Diouf succèdera au président Senghor, démissionnaire en 1980 avant le terme de son cinquième mandat.
Incontournable Francophonie
Avec Bourguiba en Tunisie, Léger au Québec ou encore Sihanouk au Cambodge, Senghor a inspiré l’incontournable francophonie dont il fut à l’origine du mot. « Le français, la langue de culture », disait-il en rappelant que « la francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre ». Senghor deviendra aussi parrain de la Maison de la Négritude et des Droits de l’Homme au musée de Champagney, haut lieu de mémoire autour de l’esclavage des Noirs. Senghor se définissait comme un métis culturel en précisant avec malice que le métissage était l’avenir de l’homme, et c’est avec André Malraux, ministre de la Culture en 1969, que s’est officiellement créée à Niamey la francophonie qui lui était si chère.
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UNE ŒUVRE DANS L’ENGAGEMENT DE LA DÉCOLONISATION
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Somme toute, Senghor, c’est un président artiste. Celui qui fut désigné « Prince des poètes » en 1978 est devenu le premier Africain élu à l’Académie française, offrant une œuvre littéraire et poétique exceptionnelle marquée par de très nombreux prix littéraires. Les 18 poèmes dans Hostie noire, publication majeure qui dénonce les conditions psychologiques misérables et l’héroïsme des tirailleurs sénégalais illustrent, bien sûr, un sommet de sa création littéraire.
Prince des poètes et académicien
Occupant le fauteuil numéro 16 à l’Académie française, le président poète a été remplacé à sa mort par Valéry Giscard d’Estaing, un autre ancien président de la République. Avec l’arrivée des femmes et celle de Senghor, l’Académie a impulsé une ouverture irréversible et juste dans le cercle des Immortels. Pour comprendre la poésie de Senghor, il faut, bien sûr, lier le poète à l’engagement politique. En 1939, il publia Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, associé à plusieurs hommes de lettres africains et malgaches. Senghor a toujours défendu ses frères de couleur dans un cheminement intellectuel, politique, dans une perspective d’indépendance, de pacifisme et d’honneur.
Le concept de négritude
C’est le fer de lance de son action politique et intellectuelle, une capacité à promouvoir la culture et l’identité noires dans le pacifisme et l’ouverture. Au même titre que ses immenses textes et que sa poésie, la négritude a aussi guidé sa vie. Si pour Senghor, la négritude exprime « l’ensemble des valeurs culturelles de l’Afrique noire », son ami Césaire parlera plutôt d’une négritude qui a permis « le rejet de l’image du noir incapable de construire une civilisation ». D’ailleurs, les poèmes de Senghor affichent en permanence une philosophie de la pensée africaine et même une forme de beauté de la race noire. La négritude a rendu aux Noirs leur dignité après tant d’années de frustration et de douleurs.
Distinctions, prix littéraires et doctorats honoris causa
Le monde a admiré Senghor qui a accumulé les récompenses les plus prestigieuses. Des décorations étrangères en France, Italie, Iran, , Espagne, Maroc ou encore Tunisie et au Vatican, aux grands prix littéraires issus du monde entier, en passant par les nombreuses distinctions académiques et les doctorats honoris causa délivrés par trente-sept universités dans le monde, dont Harvard, Oxford, Montréal, Vienne, Bordeaux ou Salamanque, Léopold Sédar Senghor a connu une immense reconnaissance internationale.
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Symbole de la coopération fidèle et étroite avec la France tout en impulsant le mouvement d’indépendance des colonies d’Afrique noire, Léopold Sédar Senghor a eu du génie en inspirant et promouvant le bon équilibre, l’intelligence, la sérénité subtile et la finesse des hommes d’exception dans cette période parfois douloureuse de la séparation délicate avec la Métropole. Si l’on rajoute la conception de la négritude et l’avènement de la francophonie, Senghor fut tout simplement un personnage immense pour la France et l’Afrique noire, en quelque sorte un phare mondial. À elle seule, une phrase au fort écho résume le génie de cet homme, « J’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus ».
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Philippe Estrade.
Pluton-Magazine