High-Profile : Albert James Arnold. Professeur Émérite, Université de Virginie (USA)

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High Profile par Dominique LANCASTRE

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[L’auteur en 1940, son père et les chevaux de trait]

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Je suis l’aîné d’une fratrie de huit enfants nés dans une communauté de propriétaires agricoles. Mon ancêtre paternel, Thomas Arnold, est arrivé en 1635 du comté de Suffolk, dans l’est de l’Angleterre. Ses descendants pendant neuf générations sont éleveurs de vaches laitières. Nous cultivions le maïs et l’avoine dont le meunier du coin composait la nourriture du bétail. Jusqu’à l’adolescence, j’apprenais les tâches et techniques qui faisaient la prospérité de l’Amérique rurale en approvisionnant les villes de produits laitiers. De l’école élémentaire jusqu’à la high school (lycée), je me trouvais sur les bancs à côté des enfants d’ouvriers des usines de transformation du bois en pâte à papier qui, depuis le 19e siècle, foisonnaient sur les nombreux fleuves de New York et de la Nouvelle Angleterre. Les ambitions de nos maîtres étaient taillées à la mesure de l’avenir présumé de leurs ouailles. C’est dire que nos horizons furent fort limités.

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[ Obélisque commémorant la bataille de Saratoga, le 17 octobre 1777]

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À l’école de Schuylerville – le Saratoga de la Révolution américaine des années 1770 – j’ai fait trois ans de latin, suivis d’un an de français, les deux cours dispensés par un ancien boxeur amateur reconverti dans l’enseignement après son service dans la guerre de 1939 à 1945. À la veille de ma dernière année, conscient du fait que les universités exigeaient un minimum de deux ans d’une langue étrangère vivante, j’ai convaincu mon professeur de suivre mes progrès dans le manuel de 2e année de français. On imagine aisément l’état pitoyable de mes connaissances linguistiques en arrivant sur le campus de l’université Hamilton, située à 170 kilomètres vers l’ouest en suivant le fleuve Mohawk. Dans la promotion, les filières les plus importantes, après les affaires, étaient les professions libérales et le professorat.

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[ la chapelle de Hamilton College ; Alexandre Hamilton de dos]

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Mes deux premières années à Hamilton m’apprenaient ce qui sépare les écoles publiques comme la mienne des académies privées dont sortaient la moitié des étudiants de ma promotion. Ces derniers arrivaient férus de lectures approfondies dans les littératures de Grèce et de Rome, sans parler de Shakespeare, de Milton et d’autres noms peu connus à Schuylerville. La deuxième année surtout, au cours élémentaire de grec, j’ai dû reconnaître ma nullité, ce qui plongea le fort en thème que j’avais été jusque-là dans une dépression morose. C’est la Ville-Lumière qui me réveilla et me remit sur le chemin de la réussite en 1960.

Étant donné que ma petite université masculine est située sur une colline au-dessus d’un village également exigu, Paris est la première ville que j’ai connue. C’est toujours, plus de soixante ans plus tard, celle que je connais le mieux. Le programme d’études de Hamilton à Paris, contrairement à celui de beaucoup d’institutions américaines en France, nous plongeait dans la vie universitaire de la Sorbonne – je rappelle qu’avant 1968 il n’y avait qu’une seule Université de Paris – et nous obligea à nous mesurer tout au long de l’année aux meilleurs sujets étrangers – Européens, Asiatiques et Sud-Américains – destinés à enseigner la langue et la littérature française, de retour chez eux. Comment ai-je pu surmonter les obstacles linguistiques et culturels pour me tailler une place respectable parmi mes congénères plus fortunés sur le plan culturel ? Mystère…

Les travaux pratiques de mon cours de Sciences Po se passaient dans l’appartement de Pierre Joxe, qui n’avait que cinq ans de plus que moi. Quelques années plus tard, Angela Davis allait suivre le même cours, avec le même répétiteur, quitte à bifurquer plus tard en direction d’une carrière autrement plus médiatisée. Avec de tels appuis, je suis sorti de ESPPPFE (l’École Supérieure de Préparation et de Perfectionnement de Professeurs de Français à l’Étranger) avec trois diplômes et des notes qui m’ont valu l’élection à la société honoraire Phi Beta Kappa dans mon université d’attache.

Cette réussite imprévue et inespérée m’a permis de concourir aux bourses d’études supérieures créées par le Congrès américain pour combattre les Soviétiques aux pays nouvellement indépendants, notamment en Afrique. Comme beaucoup d’initiatives de ce genre, aux États-Unis et ailleurs, les résultats de ces bourses ont rarement servi le but prévu à leur création. Au bout de trois ans d’études à l’Université du Wisconsin et après examen en vue du doctorat, j’ai pu décrocher une bourse Fulbright pour terminer mes recherches à Paris.

Un poste m’attendait à l’université de Virginie à Charlottesville à la rentrée de 1966. Très tôt, je me suis intéressé aux surréalistes que je lisais avec assiduité. Un professeur français américaniste, spécialiste de Poe, a exprimé son étonnement que j’aie pu faire un séminaire sur le surréalisme en 1968.

Ma thèse de doctorat sur la réception de l’œuvre de Paul Valéry en France, éditée aux presses de ma nouvelle université, j’ai été titularisé en 1970 à trente-et-un ans. Pour fêter ce modeste succès universitaire, j’ai organisé un premier voyage aux Antilles au début des grandes vacances. Arrivant de Guadeloupe avec femme et enfant, j’ai demandé au syndicat d’initiative de Fort-de-France où nous pourrions descendre agréablement pendant une semaine. On nous a orientés vers une pension de famille – la Vallée Heureuse – tenue par deux demoiselles de Raynal, famille béké de vieille souche. Ce premier contact avec la société martiniquaise ne manquait pas d’incongruités. Le premier soir les deux sœurs ont exprimé leur enthousiasme pour le film « Autant en emporte le vent ». Elles s’identifiaient à la famille de Scarlett O’hara, ruinée par la défaite du Sud esclavagiste dans la Guerre Civile américaine un siècle auparavant. En pinçant la peau de son avant-bras, elle a témoigné de la supériorité de la race blanche, croyant que nous partagions ce préjugé. Nordistes tous les deux, mon épouse et moi avions du mal à garder notre sang-froid devant ce racisme sans complexes.

C’est un coup de chance qui a déclenché la rencontre qui devait décider de la suite de ma carrière. J’avais laissé tomber, dans une conversation autour d’un ti’punch, que je m’intéressais au recueil des Armes miraculeuses d’Aimé Césaire. De son propre chef, mademoiselle de Raynal a téléphoné à son ancien prof, alors député-maire de Fort-de-France, pour demander un rendez-vous. À ma grande surprise, Aimé Césaire a accepté. Le dimanche suivant, nous avons causé pendant deux heures à bâtons rompus. En quittant sa maison, j’étais sur la voie de la conversion : de spécialiste de la poésie française moderne, j’allais devenir comparatiste des littératures de la Caraïbe !

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[ Aimé Césaire au congrès de l’AATF, 1979]

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J’ai repris contact avec Aimé Césaire à l’occasion du congrès de l’association américaine de professeurs de français en 1979. Le 25 juin, Monsieur le maire a ouvert le congrès avec une allocution sur « La Martinique telle qu’elle est » qui foisonne de références à Léo Frobenius, Sorel et Spengler. Sa vision de la Martinique – et plus largement de la « négritude » – se basait sur la théorie d’un vitalisme qui soude dynamiquement le peuple. Le « sursaut collectif, galvanisateur et salvateur » prolongeait la vision des Armes miraculeuses de 1946. Ma propre intervention sur la revue Tropiques, où cette vision s’était articulée pendant les années de guerre, a rencontré une incompréhension générale, car les professeurs américains dans la salle ne connaissaient que les éditions du Cahier d’un retour au pays natal publiées depuis 1956 et axées sur la décolonisation de l’Afrique. Le texte édité en 1939 dans la revue Volontés n’était connu en 1979 que d’une poignée de spécialistes, dont moi-même. Nous savions que l’idéologie de négritude avait été instrumentalisée par les éditions Présence Africaine avec l’accord du poète, qui l’a bien regretté par la suite… On peut se demander si ce malentendu est levé aujourd’hui.

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[L’auteur en 1980]

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[Couverture de Modernism and Negritude, 1981]

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Mon premier ouvrage de synthèse consacré à la poésie de Césaire est sorti des presses de l’université Harvard deux ans plus tard. Désormais spécialiste d’Aimé Césaire dans une Amérique fortement divisée entre littérature afro- et euro-américaine, ce livre a eu du mal à se faire un chemin. Pourtant, le fonds de recherche national de littérature (NEH) m’a sollicité pour suivre l’évolution du texte de la première édition bilingue de la poésie de Césaire que les presses de l’université de Californie allaient publier en 1983. C’est dans ce rôle que j’ai accompagné Clayton Eshleman et Annette Smith à une réunion de travail avec Aimé Césaire dans son appartement près de la place d’Italie, exactement douze ans après notre première rencontre. À cette occasion, j’ai pris plusieurs photos dont l’une orne désormais la salle des langues vivantes de l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm à Paris.

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[Prise par l’auteur en 1982 offerte à l’ENS en 2013]

Tout au long des années 80 et 90, j’ai participé à des colloques internationaux sur Césaire et les littératures de la Caraïbe. Lors d’un congrès tenu à Paris en 1985, l’Association Internationale de Littérature Comparée m’a désigné pour diriger l’équipe qui devait publier, de 1994 à 2001, trois tomes consacrés à l’histoire littéraire de la Caraïbe. Les rencontres de cette longue période de gestation m’ont permis de m’entretenir fréquemment avec Edouard Glissant de la littérature antillaise. À plusieurs reprises je l’ai accompagné dans des soirées littéraires à New York.

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[Avec Edouard Glissant à l’Americas Society de New York, années 1990]

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Cette activité littéraire et historique, notamment la synthèse des quatre grandes littératures de la Caraïbe, a attiré l’attention de Philippe Roger, rédacteur de la revue Critique, qui m’a demandé de monter avec lui un numéro spécial consacré à la région Caraïbe. La Caraïbe dans tous ses états, sorti en 2006, a eu un succès d’estime auprès des professionnels de l’édition.

[Lien pérenne : https://www.cairn.info/revue-critique-2006-8-page-639.htm]

L’édition génétique de l’œuvre littéraire de Césaire étant en panne depuis plusieurs années, l’Association Universitaire de la Francophonie, en collaboration avec l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes de l’École Normale Supérieure, m’a demandé de réunir une équipe pour mener à bien ce projet. Travaillant à partir du premier texte édité de chaque ouvrage, recueil ou article, nous avons mis en place la courbe de l’évolution de la poétique d’Aimé Césaire, depuis ses débuts au milieu des années 1930. Ce faisant, nous avons pu montrer que la Négritude envisagée en 1935 concernait la sauvegarde des étudiants antillais en France en proie aux fascismes en plein essor. Nous avons fait état, dans la modification des éditions successives, de la transformation d’un idéal, spirituel au départ, en instrument politique vingt ans plus tard.  Notre travail s’est terminé avec succès, fin 2013. Pour le centenaire d’Aimé Césaire, nous avons lancé Poésie, Théâtre, Essais et Discours dans un colloque tenu à l’ENS au mois de décembre. Son succès était tel que l’édition assurée par le CNRS s’est épuisée au bout de quelques semaines. Nous attendons toujours l’édition revue et corrigée.

[https://savoirs.ens.fr/recherche.php?rechercheTerme=Albert+James+Arnold]

Clayton Eshleman, que je connaissais depuis 1982, a voulu profiter du succès de cette édition monumentale pour parfaire la traduction de l’œuvre poétique complète de Césaire. Prenant mon courage à deux mains, j’ai accepté de créer avec lui le Complete Poetry, paru aux presses de l’université Wesleyan en 2017.

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[Couverture de The Complete Poetry of Aimé Césaire, 2017]

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Cette fois, la poésie de Césaire a reçu l’intérêt qu’elle méritait depuis longtemps. Avec Clayton, j’ai été sollicité pour des soirées littéraires en Floride, en Virginie et à l’université Columbia à New York. Malgré un climat littéraire et social plus ouvert à Césaire dans la capitale de la culture américaine, la soirée de la Maison Française à l’université Columbia a failli dégénérer en accusations politiquement correctes. Lisant en anglais le poème « Mot » en anglais, Eshleman a martelé le mot « nigger » sur lequel Césaire avait insisté lors de l’entretien de juin 1982. Une traductrice présente dans la salle a prétendu que son association professionnelle avait mis ce mot au ban. Gêne palpable parmi les intervenants de la table ronde. Récemment, des professeurs américains avaient perdu leur poste pour des « fautes » moins graves. J’ai compris ce soir-là, si je ne le savais pas déjà, qu’un nouveau maccarthysme régnait dans l’université américaine ! L’ironie était considérable : un poème conçu pour exorciser le venin du mot nègre par sa répétition performative avait été détourné et rendu inopérant par une idéologie aussi ignorante qu’agressive.

[Lien vers la vidéo de Columbia publiée dans Pluton-Magazine]

Devant cette atmosphère toxique, je me suis résolu à terminer ma carrière de critique en français. Pour faire le bilan de mes recherches sur Aimé Césaire et sa place dans la littérature antillaise, j’ai publié en 2020 deux livres, l’un en Allemagne, Aimé Césaire, genèse et transformations d’une poétique, l’autre à Paris, dans la collection des Classiques Garnier. Étudiant de troisième cycle, je lisais les grands auteurs dans la collection jaune. La littérature antillaise entre histoire et mémoire (1935-1995), édité dans la même collection, a reçu le prix Robert Delavignette de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer en 2020. Après les éditions du CNRS, les Classiques Garnier ont fourni la clé de voûte à l’édifice que je construisais brique par brique depuis les années 1960.

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[Couverture de La littérature antillaise entre histoire et mémoire, 2020]

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J’ai pris un plaisir tout particulier à voir ce livre à la devanture de la maison Garnier sise à côté de la Sorbonne, où j’avais fait mon initiation à la poésie française soixante ans auparavant.

Albert James Arnold

Professeur Émérite

Université de Virginie

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High-Profile une série par Dominique LANCASTRE

Pluton-Magazine.2024

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