Dossier: Origines de la « fanm poto-mitan ». Évolutions et limites.

 

 

Je voudrais aborder ici, devant vous, la question de la « fanm poto-mitan », dans une relecture qui me paraît d’autant plus féconde, qu’elle met en relief les contradictions inhérentes à des sociétés qui sont encore et toujours marquées par la « colonie », bien qu’elles s’en défendent.

Même si le regard porté sur la « fanm poto-mitan », c’est-à-dire dans une traduction presque littérale, sur la femme qui est le pilier du foyer (le « poteau mitan » étant le péristyle du « hounfor » autour duquel dansent les initiés ou adeptes du vaudou), a évolué ces dernières années, force est de constater que cette catégorie reste prégnante dans les imaginaires de nos sociétés antillaises, constituant une sorte de mythe « rassurant », dans une cosmogonie désincarnée, seulement peuplée du « Neg Marron » et de quelques héroïnes (Mulâtresse Solitude) encore trop méconnues.

Il ne semble pourtant pas abusif de considérer que le récit de la « fanm poto-mitan » constitue un mythe, au sens où l’entend, par exemple, Mircea Éliade, dans son ouvrage Aspects du mythe[1], c’est-à-dire un récit relatant un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements », où grâce aux exploits (nous pourrions dire, nous, aux méfaits) d’Êtres surnaturels ou  non , une réalité est venue à l’existence, qu’il s’agisse du Cosmos (réalité totale) ou d’un de ses fragments : île, institution, comportement humain, etc., réalité qui permet d’expliquer le présent.

Existe-t-il un récit de la « fanm poto-mitan » ? Comment surgit et s’installe (s’impose) cette « catégorie » dans la conscience historique des Antillais ? Que révèle-telle des rapports de genre et de l’impensé du rôle social de la femme ? En quoi son évolution contrastée et son ambivalence témoignent-t-elles de la difficulté d’une relecture radicale de la place de la femme dans les sociétés antillaises ?

 

En quête d’un récit des origines de la catégorie « Fanm poto-mitan »

 

Il s’agit, en premier lieu, de rechercher la trace d’un récit des origines sur la catégorie de la « fanm poto-mitan » que nous tiendrons pour « heuristique », c’est-à-dire susceptible de nous aider à penser ces sociétés, et notamment les rapports de genre en leur sein. Pour ce faire, je passerai en revue les analyses et mentions faites d’événements primordiaux liés aux sociétés antillaises, avant de les examiner de manière critique, pour tenter de reconstituer un possible récit des origines de la catégorie « fanm poto-mitan ».

  • Le mythe du viol fondateur et ses conséquences sur la perception de la structure familiale

 

  • Édouard Glissant, 1981

 

Édouard Glissant écrivait dans Le discours antillais, publié en 1981 :

 

« Dans l’univers absolument fou du bateau négrier, là où les hommes déportés sont annihilés physiquement, la femme africaine subit la plus totale des agressions, qui est le viol quotidien et répété d’un équipage de marins rendus déments par l’exercice de leur métier : après quoi, au débarquer sur la terre nouvelle, la femme a sur l’homme un inappréciable avantage : elle connaît déjà le maître » [Glissant, op. cit. : 297].

Ou encore :

 

La « famille » en Martinique est une « antifamille ». Accouplement d’une femme et d’un homme pour le profit d’un maître. C’est la femme qui a murmuré ou crié : « Manjé tè, pa fè yich pou lesclavaj » ; la terre pour être stérile, la terre pour mourir. C’est la femme qui a ainsi parfois refusé de porter dans ses flancs le profit du maître. L’histoire de l’institution familiale à la Martinique est boutée sur ce refus. Histoire d’un énorme avortement primordial : la parole rentrée dans la gorge, avec le premier cri.

Ainsi un double mouvement se dessine à l’origine de la formation du « corps familial » martiniquais. Il y a d’abord la trace des traditions africaines : ce qui est resté de la forte amarre à la mère (…). La tradition aussi de la lignée par les femmes, ainsi que l’organisation de la famille étendue (sœurs aînées, tantes, marraines, grands-mères), et enfin le rôle actif de la femme dans le monde du travail (en particulier de toutes les marchandes : de lait, de légumes, de nourritures ; et aussi les travailleuses désignées pour la réfection des routes ou pour le chargement des cargos ; sans compter, bien sûr, celles qui dès le début de la colonisation travaillent dans les champs en même temps que les hommes et les enfants). Cette trace africaine rencontre donc la volonté d’« antifamille » née du désespoir de l’esclave, et s’y oppose[2].

 

Il poursuivait son analyse en ce sens :

 

Les conditions de la formation de la structure familiale (la « structuration » de la famille) ne sont certes pas propices […]. Nous sommes en présence d’un corps social qui ne se structure pas selon des « règles » ataviquement consenties, mais qui est tiraillé par des courants contradictoires, fruits du désordre colonialiste […] [L]a famille martiniquaise présente donc les caractéristiques suivantes :

Famille investissement (pour le profit du maître)

Désir de mort et meurtre de l’enfant par la mère [je renvoie au très beau roman Beloved de Toni Morrison]

Condition de la femme : génitrice

Condition de l’homme : étalon

Condition de la famille : vie au-dehors[3].

 

[…]

 

« L’« antifamille » originelle n’est donc pas le simple revers d’une « famille » idéale, dont le modèle aurait été occidental. Il y a là les principes d’une véritable et originale organisation sociale, dont il manque aux Martiniquais d’en prendre conscience collectivement[4].

 

 

Analyse

 

Dans les propos qui viennent d’être cités, le terme « antifamille » nous interpelle, car le préfixe « anti » ne peut se dire que par opposition à un modèle posé et antérieur qui est celui de la famille occidentale, nucléaire, organisé autour de la triade « père-mère-enfant ». La femme y apparaît comme la figure rebelle qui refuse l’ordre imposé, celui d’une maternité pour-autrui, tournée vers le dehors et destinée à pérenniser le système esclavagiste. Il faut remonter au principe directement hérité du « partus sequitur ventrem » romain, qui se traduit habituellement par la « condition du ventre », pour comprendre ce refus de maternité ; en effet, selon ce principe romain du « partus sequitur ventrem », l’enfant d’une mère esclave devait être esclave toute sa vie, héritant du statut de sa génitrice et devenant automatiquement propriété du maître de cette dernière. Dans un tel système, plus que mères, les femmes sont d’abord « génitrices ». Elles portent sur leurs épaules, de surcroît, la lourde responsabilité institutionnelle et symbolique de la transmission de la condition servile. Aussi, les femmes étaient-elles condamnées à pérenniser un système dont elles étaient elles-mêmes les victimes, et à assumer, en plus de leur propre condition d’esclave, une sorte de servitude redoublée, puisqu’elles devaient aussi être les garantes de la servitude de leurs enfants, lorsque ceux-ci ne leur étaient pas arrachés très tôt, le lait maternel de la femme esclave servant, en priorité, à nourrir les enfants du maître.

Comment, dans de telles conditions, le lien maternel pouvait-il se forger, entre viol et arrachements, entre rôle de nourrice pour l’enfant de l’oppresseur et empêchement de nourrir sa propre progéniture, entre statut de victime de l’esclavage et garante de la perpétuation de ce système ?

L’expérience de la servitude chez les femmes noires rend compte en grande partie de ce que Glissant appelle l’« histoire d’un énorme avortement primordial » : avortement du désir féminin de maternité, avortement du lien maternel, avortement de toute structure familiale non consentie par le maître. Renoncement et résistance.

 

C’est dans ces entre-deux complexes que les femmes esclaves se sont construites, entre-deux qui nous révèlent à quel point elles ont dû développer des stratégies de survie, fondées sur la résignation et la résistance. Comme le dit Belinda Tshibwabwa Mwa Bay :

 

La femme, en tant que femme, est l’esclave à laquelle le système esclavagiste a exigé de l’amour, de la dévotion, de la loyauté, de la douceur, en plus de la soumission qu’elle devait à ses maîtres. C’était à elles que les maîtres blancs confiaient leurs enfants, leurs personnes âgées et malades, leur santé, leur alimentation, leur apparence et même leur sommeil. […] La femme esclave est celle dont l’affect a été systématiquement sollicité en plus de ses bras, ce qui n’a pas été le cas de l’esclave masculin. Cette dimension affective apporte une spécificité propre, mais également une dose de cruauté supplémentaire à son expérience de la servitude[5].

 

Stéphanie Mulot a travaillé sur ce mythe du viol fondateur pour montrer à quel point il témoigne d’un malaise originel qui renvoie la femme à une forme d’isolement dont elle ne pourra sortir que du fait de sa propre résistance et ténacité, et l’homme, à une paternité qui se résume à la fonction de géniteur, puisqu’il n’est ni le père « légal », ni le père capable d’inscrire ses enfants dans une lignée.

 

Le mythe du viol, qui induit un déséquilibre sexuel total entre Noirs et Blancs, illustre donc le malaise fondamental dans lequel peuvent se sentir consciemment ou non les hommes qui le revendiquent, par rapport aux femmes d’une part, et aux hommes blancs d’autre part. Comment dès lors penser l’alliance et envisager une pacification des rapports inter-ethniques pour les descendants porteurs d’une telle représentation de la rencontre initiale ?

 

En fait, il apparaît que le mythe du viol fondateur dévoile ce qu’il voudrait masquer : l’extrême incertitude de l’homme créole sur sa propre condition en tant que sujet, homme et citoyen, et le sacre de la femme-mère dans les sociétés antillaises. En effet, cette représentation du mythe laisse la femme violée face à son destin de femme esseulée, violentée, qu’aucun des deux protagonistes masculins ne peut complètement soutenir ni satisfaire et qui aura à faire preuve d’une résistance hors du commun pour survivre. Paradoxalement, l’épreuve du viol semble lui donner « un inappréciable avantage », celui de connaître d’emblée le maître et de pouvoir entrer dans son univers, afin d’en tirer profit. Elle trouvera cependant son salut non dans la conjugalité mais dans la maternité. Cette maternité est annoncée comme martyre, sacrifiée, dévouée pour des enfants, négrillons pour les uns, bâtards pour les autres […].

La paternité, quant à elle, apparaît dans ce mythe comme fondamentalement diffractée. De qui descendent les Antillais contemporains : d’un colon violeur ou d’un esclave dépossédé ? Dans les deux cas, l’aporie de la filiation paternelle est criante. Aucun des deux ne peut véritablement être considéré comme un père à partir duquel établir une filiation entière. Le maître, s’il est pour tous le père légal, celui qui possède tous les enfants naissant sur sa plantation, n’est jamais un père ni pour l’éducation, ni pour la transmission des biens. Son statut empêche le plus souvent toute reconnaissance des enfants nés du viol. S’il est un père symbolique au sens de la loi, et un père géniteur pour certains, il n’est pas celui qui accompagne la mère dans les tâches familiales ni dans le soutien économique. Quant à celui qui accompagne la mère, le nègre esclave, il n’est ni un père légal, puisqu’il est destitué de tout droit par le Code noir, ni le père qui engendre les mulâtres (sauf à imaginer qu’il les ait eus avec une femme blanche). Il n’est que le géniteur d’une lignée de négrillons à qui il ne peut rien transmettre, si ce n’est son capital physique.

En définitive, le mythe du viol fondateur institue en quelque sorte la femme comme marquée par une violence primordiale qu’elle retourne contre le maître en refusant, autant qu’elle peut, de créer une lignée de futurs esclaves. Ce faisant, elle affronte en quelque sorte une double altérité : celle du maître, dont elle doit baigner dans la proximité et l’intimité ; celle de sa propre chair, qu’elle doit tenir à distance pour la protéger de son inexorable destin d’esclave. Dans cette expérience insoutenable d’une conjugalité et d’une maternité, vécues dans la violence et le refus, le chemin tracé pour survivre ne pouvait l’être que dans une résistance et une résilience à toute épreuve. Tenir debout pour surmonter la triple adversité des amours intermittentes ou impossibles, de la maternité malheureuse et de l’impuissance des hommes esclaves. On peut y retrouver la trace d’un des traits définitoires de la « fanm potomitan » la résistance à toute épreuve en contexte d’adversité.

 

L’invisibilité de la famille en contexte esclavagiste et post-esclavagiste

Myriam Cottias, 2002

 

Pour Myriam Cottias[6], c’est surtout l’adoption des principes de respectabilité et le besoin de sauvegarder l’autonomie acquise durant des siècles de servitude qui conduisit les femmes à investir le domaine de l’autorité domestique, sans nécessairement s’inscrire dans les schémas matrimoniaux classiques qui les soumettraient de nouveau au pouvoir de l’homme dans l’ordre patriarcal. L’intérêt du mariage pour les femmes libres de couleur fait ainsi, selon elle, débat, car il peut être source pour la femme d’une tutelle supplémentaire et la priver d’un « espace ténu de liberté[7] » obtenu, par exemple, par l’exercice d’un petit métier.

Par ailleurs, comme le précise Vincent Cousseau, « un des problèmes fondamentaux menaçant l’unité de la cellule familiale [servile] est l’insécurité qui pèse en cas de vente ou de partage des biens. […] Hors mariage, seul le principe de préservation du lien entre les enfants en bas âge et leur mère est une obligation légale. Les ventes peuvent donc toucher les cellules conjugales informelles, et un père se voir séparé de sa conjointe et de ses enfants[8] ».

Il en résulte, et je cite encore Cousseau que « La femme se trouve de son côté déjà liée à sa descendance par ses devoirs « naturels[9] », l’homme n’étant pas inclus, à proprement parler, dans la cellule familiale « illégitime ». Le mariage pouvait constituer une protection juridique, ce qui peut expliquer aussi pourquoi les maîtres n’incitaient guère leurs esclaves à se marier, et ce, malgré les pressions que pouvait exercer l’Église.

 

L’invisibilité de la famille en contexte esclavagiste et post-esclavagiste a placé la responsabilité des enfants du seul côté de la femme, puisque le père peut se voir à tout moment séparé de ses enfants et de la mère de ceux-ci.  Étant donné la réticence des maîtres à marier leurs esclaves – le mariage était de nature à protéger la cellule familiale et à permettre la création d’un lien père-mère-enfants plus fort –, la mère s’est retrouvée rapidement dans la position d’être la seule garante de l’éducation et de la survie de ses enfants. On retrouve là l’un des traits définitoires de la figure de la « fanm potomitan », à savoir, le pilier de la famille, référent unique pour ses enfants, la figure du père étant dans l’intermittence.

 

L’imaginaire de la matrifocalité comme matrice

 

Je ne m’étendrai pas sur cet imaginaire de la matrifocalité qui a déjà été bien mis en valeur par Stéphanie Mulot :

 

La matrifocalité apparaît alors comme une organisation construite sur des fonctions psychiques et des représentations qui déterminent l’identité sexuelle, familiale, sociale, voire « raciale » des individus. La mère focale et le père absent sont des images construites et élaborées au fil d’une histoire particulière, et réactivées dans chaque famille par l’intermédiaire de l’éducation des enfants. Ainsi, la mère focale préexiste dans le désir des sujets antillais et détermine leurs actes. Elle est au centre du dispositif matrifocal non plus seulement en tant que conséquence (d’une histoire et d’une socio-économie données), mais aussi en tant que cause[10].

 

Une définition des rôles parentaux fondée sur la sacralisation de la maternité dévouée, « sacrifiée » et victimaire, et sur la disqualification consensuelle des hommes dans leur rôle éducatif de pères[11].

J’insisterai seulement sur l’importance de cette matrice dans la conception d’une maternité sacrificielle, envers laquelle la dette des enfants est immense, au point qu’elle ne puisse jamais devoir être payée. Cette dimension de la dette des enfants, rattachée à la figure de la « fanm poto-mitan » me semble être insuffisamment étudiée, d’autant qu’elle me semble être un des facteurs explicatifs de cette répétition vide de modèles familiaux insatisfaisants : le fils immature vouant une adoration totale à sa mère et qui est volontiers « papillonneur » ; la fille, dans une acceptation plus ou moins résignée de son rôle de mère et d’épouse tolérante envers le « papillonnage » de son homme. Dans une nouvelle intitulée « Mythologies familiales », j’ai tenté de déchiffrer ces relations, en faisant le constat que la mère est :

– la première épouse de son fils, dans la mesure où elle entre en concurrence en permanence avec la femme de son fils, ce dernier préférant souvent ses maîtresses ;

-la première belle-mère de sa fille[12], dans la mesure où elle recommande à sa fille d’être aux petits soins avec son mari, voire de fermer les yeux sur les éventuelles frasques de ce dernier.

L’imaginaire matrifocal véhicule ainsi, selon moi, un imaginaire de la toute-puissance féminine, dont l’envers est la castration des filles, la toute-puissance des mères s’alimentant au feu de celle des hommes représentés par les fils, du fait de l’absence virtuelle des pères. Le fils devient en quelque sorte l’Amant, inaccessible et donc toujours désirable.

Soucieuses de maintenir leurs filles dans la sphère domestique qui fut la leur et de leur transmettre le fardeau de cette charge, les « fanm potomitan » exercent une action castratrice sur celles-ci. Les mères contrôlent étroitement la sexualité de leur fille, mais acceptent volontiers l’idée que les filles d’autrui deviennent la proie de leur fils.

Je retiendrai donc l’idée que l’imaginaire matrifocal qui est solidaire d’une vision sacralisée de la maternité n’est pas exempt  d’une représentation de la « fanm potomitan », et donc de la mère focale comme figure castratrice pour ses filles et réparatrice pour ses fils.

 

Le piège de la maternité sacralisée : la survalorisation de la mère et le dénigrement de la femme

 

 Nombre de travaux antérieurs ont mis en évidence à quel point la « fanm poto-mitan » n’échappait pas aux ambivalences qui fondent les sociétés antillaises. Je renvoie aux analyses de Myriam Cottias[13] et d’Arlette Gautier[14] qui ont récemment montré comment le rôle de pilier de la femme dans les familles monoparentales ne s’accompagnait absolument pas d’une place particulièrement honorable dans les sphères de pouvoir, et encore moins dans le domaine conjugal.  Bien au contraire, les femmes antillaises qui aspirent à des formes d’émancipation réelle, se trouvent comme piégées dans le dispositif matrifocal qui leur interdit en quelque sorte de promouvoir une autre vision de la féminité. Je me réfère ainsi à l’article de 2013 de Stéphanie Mulot « La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole[15] », dans lequel elle écrit que les femmes, je cite, « sont condamnées à être soit respectables, soit considérées comme des « salopes ». En définitive, elles sont prisonnières d’« une vision de la féminité en termes de respectabilité et de sacralisation maternelle[16] ».

La construction de la féminité sociale dont le « noyau dur », presque partout dans le monde, est le gouvernement domestique, les soins portés aux enfants et aux personnes âgées, la satisfaction des besoins de la famille, s’accompagne aux Antilles, et singulièrement en Martinique, d’un interdit non explicitement formulé, mais extrêmement prégnant dans l’inconscient collectif : celui de l’exclusion du champ public et politique. Les femmes intègrent très tôt cet interdit qui relève, par ailleurs, dans sa dimension possiblement explicite, d’un discours féminin formulé par la mère, les grands-mères, les tantes.

Cette dialectique du « en-dedans », antre des femmes, et du « au-dehors », espace de la transgression féminine, et donc du châtiment qui accompagne toute transgression, traduit le caractère trompeur de l’expression « fanm poto-mitan » qui masque les réalités qui sont véritablement à l’œuvre, en feignant d’attribuer à la femme une place centre dans la société, soit dans l’au-dehors, quand cette place se définit uniquement dans l’« en-dedans ». Ainsi, parler de « fanm poto-mitan » tend à gratifier trompeusement la femme d’un pouvoir et d’une autorité en soi, dans l’espace entier de la société, alors que cette autorité et ce pouvoir sont très fortement limités à la sphère domestique et intrinsèquement liés au statut de mère sacrificielle, que ce soit pour sa progéniture ou pour des frères et sœurs plus jeunes qu’elle aurait eu à prendre en charge. C’est cette ellipse du signifiant qui confère, comme je le montrerai brièvement dans ma dernière partie, une ambivalence à la représentation de la figure de la « fanm potomitan » qui peut tout autant apparaître comme un socle du féminisme avant l’heure, que comme le symbole d’une féminité totalement assiégée. Cette représentation-inclusion de la femme dans le domaine privé qui lui confère une forme de prestige inégalé au sein de son foyer accroît dès lors sa vulnérabilité hors de cette sphère, où elle peut être la cible sociale de violentes attaques masculines et féminines. « Nou té diw pa fè sa ! », « Asé pa rivéw », « manzèl pa ka kouté pèsonn, gadé sa ki rivey », etc.

 

Pourquoi donc cette expression de « fanm potomitan », si ce n’est parce que, dans l’imaginaire antillais, la figure de femme est réduite à la figure de mère, selon une dynamique métonymique de la partie (la possibilité de devenir mère pour une femme) prise pour le tout (la femme en tant que femme) ? On dit « fanm poto-mitan », mais on pense, on entend « manman potomitan ». Pourquoi pas donc « manman potomitan » ?

Plusieurs explications sont sans doute possibles, mais nous en retiendrons deux au plan sociolinguistique :

-l’expression « manman poto-mitan » aurait été redondante, ou si l’on préfère, tautologique, tant l’imaginaire de la mère est associé dans les sociétés antillaises à la toute-puissance et au sacrifice, et ce, que la femme soit mariée ou au centre d’un foyer monoparental ; elle aurait pu être remplacée par « manman ki manman épi papa », mais cela impliquerait de trop marquer au plan du signifiant linguistique, et donc au niveau référentiel,  une figure vouée à l’absence, ou du moins à l’évanescence, le spectre du père absent étant prégnant, même si la cellule familiale est stable institutionnellement, comme c’est le cas, en théorie, dans le mariage.

Le choix de l’expression « fanm poto-mitan » qui lie inexorablement le destin de femme à celui de mère, faisant de la capacité ou de l’appétence de la femme au sacrifice-pour-autrui (les enfants, les frères et sœurs, sa propre mère, le père de ses enfants), le critère ultime de la valorisation de la femme dans les sociétés antillaises, exhume donc les tréfonds d’un inconscient collectif incapable de penser la figure de femme en dehors de la figure de mère.

Lorsqu’on procède à une analyse sociolinguistique plus approfondie, il apparaît qu’il arrive fréquemment que l’on parle, comme par extension, de « fanm poto-mitan » pour désigner des femmes courageuses qui font face à des situations difficiles, mais avec toujours pour arrière-plan référentiel, cette mère courage qui est le pilier de la famille. Un emploi métaphorique de l’expression n’est donc pas exclu, mais il ne sera permis que si la femme dont il est question remplit, en apparence du moins, les conditions de respectabilité qui sont exigées des femmes pour qu’elles soient considérées comme telles.

En allant un peu plus loin, on pourrait dire que si les valeurs de « courage » et de « sacrifice » sont au fondement de la définition de la catégorie de la « fanm potomitan », elles vont nécessairement de pair avec une troisième : celle de « respectabilité ».

La notion de « respectabilité » mérite, à ce titre, d’être approfondie, parce qu’elle va bien au-delà de la seule déclinaison que lui ont conférée, au départ, les élites de couleur mulâtres, attachées à singer les modèles des anciens maîtres blancs, surtout dans la société post-esclavagiste. En effet, cette notion de « respectabilité » faisait non seulement du mariage la clef de voûte de la respectabilité, mais de plus un facteur de promotion sociale, fondé sur l’exclusivité sexuelle des femmes et une relative tolérance sociale pour l’infidélité masculine :

Le principal de ces changements est l’émergence, puis le renforcement, dans les sociétés post-esclavagistes, d’une petite et moyenne bourgeoisie « de couleur » qui n’a pas cessé, en se distinguant farouchement des masses « noires », de tenter – sur fond du maintien de la dépendance coloniale ou de l’avènement d’une dépendance néocoloniale de sa société – de
fonder et de légitimer ses privilèges par une idéologie
marquée du principe de respectabilité. Un principe qui est, comme nous l’avons déjà dit, enraciné dans le procès de colonisation et, en particulier, imprégné des valeurs du racisme colonial, celles-là mêmes qui conduisent à interpréter les comportements des « Nègres », 
notamment en matière de sexualité, comme les marques d’une nature animale[17].

Il faut admettre que cette catégorie de la respectabilité a été, en partie, réinterprétée par les couches populaires qui en ont gardé le principe de l’exclusivité sexuelle des femmes et de leur dévouement aux tâches relevant de la sphère de la domesticité, en particulier le soin aux enfants. La « fanm poto-mitan » est liée à cette notion de « respectabilité », respectabilité conquise, je l’ai dit, par le statut de mère, mais aussi par la garantie de l’exclusivité sexuelle et du consentement au sacrifice.

Quel que soit le statut de la femme, mariée, en concubinage, ou ayant un « visiteur » nocturne plus ou moins sporadique, sa « respectabilité » est donc acquise, dès lors qu’elle devient mère et une « bonne mère », c’est-à-dire une mère prête à jouer le rôle de la mère et du père, à tout sacrifier pour ses enfants et à tenir son foyer « debout », quelles que soient les tempêtes. Qui songerait à attaquer la respectabilité des « aïeules », antillaises, quand bien même leurs enfants peuvent provenir, chacun, de pères différents, dès lors qu’elles se trouvent engagées dans une démarche sacrificielle, le « sacrifice » en question constituant en quelque sorte la rançon de leur rachat ? Bien au contraire, ces paternités « sérielles » seront mises au compte de l’irresponsabilité masculine, corrélative du multi-partenariat qui fonde la réputation des hommes antillais, le principe étant que la « respectabilité » féminine se fonde sur le statut de « bonne mère », lui-même acquis sur l’assurance que la femme n’a eu de relation sexuelle qu’avec un homme à la fois :

 

[…] Hommes et femmes sont soumis à deux régimes de leur vie sexuelle nettement distincts. Aux uns la pluralité, aux autres la fidélité. La femme mariée, la concubine […] n’ont pas de liaison
extra-résidentielle, sauf à courir le risque de la honte et de l’opprobre – là où, à l’inverse, l’homme construit l’essentiel de sa réputation[18].

C’est pourquoi il me semble important, dans cette appréhension de la catégorie de la « fanm poto-mitan », de bien dissocier la « femme » de la « mère », la « mère » de la « bonne mère », encore que sur ce dernier point, seule l’évolution récente des sociétés antillaises ait pu jeter un doute qui ne planait guère au départ. J’y reviendrai.

Les sociétés antillaises, dans leurs modalités de construction symbolique, tendent à jouer la figure de mère contre la figure de femme. Autrement dit, plus on est femme et moins on est mère et plus la respectabilité s’avère difficile à conquérir. Comme le souligne Livia Lésel « Dans la société martiniquaise, si l’image de la mère est magnifiée, celle de la femme est décriée[19] », surtout quand la femme refuse son destin de mère et prétend « faire des œuvres », c’est-à-dire se construire une carrière qui l’entraîne, loin des sentiers de la domesticité et de la maternité[20].

Cette vision qui n’est pas exclusive des sociétés antillaises (il existe toujours un soupçon sur les femmes qui n’ont pas de destin maternel), se trouve particulièrement marquée à la Martinique, la Guadeloupe semblant nettement plus progressiste sur l’intégration des femmes dans les sphères publiques et politiques, l’élite mulâtre, en Martinique, qui vivait dans la proximité des Békés avec une forte pulsion mimétique, ayant joué un puissant rôle conservateur qui s’est disséminé jusque dans les couches les plus populaires. Je renvoie ici au très bel ouvrage de Patrick Bruneteau, Le colonialisme oublié[21], qui met en évidence les stratégies de marchandage, de mimétisme et de négociation entre élites à la Martinique.

Les proverbes et dictons témoignent de cette disjonction entre la figure de « femme » et celle de « mère ».

 

Femmes

 

Comme on le voit très nettement, les femmes sont reliées essentiellement à la duplicité et à l’argent ; elles sont présentées comme des êtres intéressés, mais aussi tenaces, des « dures à cuire » en quelque sorte, ce qui pourrait déjà témoigner de leur capacité d’endurance, de résistance et de résilience. Un des proverbes souligne la dissymétrie des relations homme-femme. De manière globale, il apparaît que les proverbes véhiculent une représentation négative des femmes antillaises.

 

Fanm ka fè la bonm paka di mari yo sa

(La femme adultère le cache à son mari)

 

Fanm tombé pa janmen désespéré

(Femme ne se décourage jamais)

 

Sé lè lajan fini ou konnèt valè fanm

 

Pli poch ou plen, pli fanm enmenw

 

Ni dé bagay ki pli solid: bwa doubout é fanm couché

 

Poul pa ka chanté douvan kok

 

Fanm sé chat, nonm sé zombi

(La femme, c’est une dissimulatrice, l’homme se réveille la nuit)

 

Fanm mèg ka santi fré

(La maigreur ne sied pas aux femmes)

 

Mère

 

La mère est encensée ; elle est présentée comme une figure unique, qui ré-enchante tout ce qu’elle touche, ange protecteur pour ses enfants, gardienne avisée de sa maison.

An kay san yich sé an jadin san flè

(Une maison sans enfants, c’est comme un jardin sans fleurs)

 

Ou toujou sètenn manmanw ou pa janmen sètenn papaw

(Tu sais toujours qui est ta mère, tu n’es jamais sûr de qui est ton père)

Fok swen manman pou pé ni yich-la

 

An manman sé an bol a kouvèti

(Toute maman sait cacher les défauts de ses enfants)

 

Ou pé ni pliziè fanm ou ni an sèl manman

(On peut avoir plusieurs femmes, on n’a qu’une seule maman)

 

Lakay manman kaka poul sé zé, lanmori sé soup

(Chez maman, les fientes de poule sont des œufs, la morue, de la soupe)

 

Ou pa ka montré manman fè yich

(On ne montre pas à une mère comment faire ses enfants)

 

Comment sortir de l’impasse de l’imag(inair)e de la « fanm poto-mitan » ?

 

De ce qui a été dit précédemment, il ressort que les femmes « potomitan » se retrouvent comme prises au piège de cette exaltation de leurs figures qui les confine à un destin maternel, enté sur le sacrifice consenti et sur le renoncement à toute inscription dans la sphère publique. Pis, si elles choisissent d’investir la sphère publique ou politique, elles doivent néanmoins faire la preuve, dans le même temps, de leur capacité à gouverner leur maison et leurs enfants de la meilleure façon qui soit.

On comprendra donc aisément qu’avec le temps, avec une forme de normalisation des rapports de genre qui semblent emprunter la voie d’une plus grande responsabilisation des hommes, encore que les statistiques ne le confirment pas toujours, il y ait une sorte d’altération ou de dilution de la figure de la « fanm poto-mitan ».

Quelle réalité conserve-t-elle aujourd’hui ? Quelle prégnance dans les imaginaires ?

Il est toujours complexe de formuler des réponses à ce type de questionnements, ne serait-ce que parce que l’évolution des sociétés et de leurs schèmes imaginaires ne se confond jamais avec une ligne droite, mais se donne par strates qui se superposent les unes aux autres, sans mutuelle exclusion. Les réponses divergent aussi selon les approches diastratiques.

Il ne serait pourtant pas inexact de dire que la catégorie de la « fanm poto-mitan » fonctionne comme une sorte de figure archétypale, inscrite dans l’inconscient collectif antillais et matrice d’une représentation non seulement de la mère idéale, mais aussi théoriquement de la femme idéale, dont le seul destin unanimement reconnu est celui d’être mère. Pourtant, et il me paraît important d’insister, cette figure archétypale se voit concurrencée fortement par d’autres modèles dont la circulation et l’appropriation se trouvent accélérées, du fait de la mondialisation et de l’influence des réseaux sociaux et des « séries ». Ainsi en est-il de la figure de la « working girl », femme indépendante professionnellement, peu encline à s’engager sentimentalement. Privilégiant leurs carrières, elles vivent souvent des maternités tardives. Olivia Popp dans Scandal,ou Anna-Lise dans Out to get away with murder en sont des figures représentatives. Certains artistes antillais s’en font l’écho, certes avec des variantes, tels Kalash et Pompis, par exemple, avec le titre « Independant gyal », où le terme « gyal » péjoratif vise à donner une image de femme matérialiste, vivant pour elle-même et qui met donc en porte-à-faux, non seulement les hommes qui ne savent plus comment s’y prendre pour la séduire, mais aussi la matrice même d’où a été forgée la figure de la « fanm potomitan » :

 

ni dé woman ou pe pa kité an kay

Indépendant gyal fanm ka travay

Fanm ki ni clope fanm ki ni faya (=le feu)

Pon moun pa sa palé bay

Lajan ay sé tay

Fanm a nonm ka fè kriz

Nonm a fanm ka petay

Materialiste non nou pa lé ta la

Fanm d’entreprise, fanm ki ni maille la

Make me feel high

 

Ou le groupe « Femmes fatales » qui, à l’inverse, revendique positivement le droit de faire ses propres choix :

 

Car je suis libre de faire mes propres pas j’avancerais sur

tous les jours

Car je suis une miss indépendante (ohoh)

indépendante(ohoh)

indépendante oh-oh.

Oui je suis libre de faire mes propres pas j’avancerais sur

tous les jours.

Car je suis une miss indépendante(ohoh) indépendante(ohoh)

indépendante oh-oh.

(Lylah):

Laisse-moi vivre ma vie sans te soucier de ce qui m’arrive

Je ne peux pas être la femme de ta vie car j’aimerais faire

mes choix, avec ou sans toi

Laisse-moi un peu d’espace, si tu veux que je sois sûre de

ne pas t’effacer cette fois

 

 

À l’opposé, une autre figure, plus problématique, a progressivement émergé, au moins depuis la première mandature de François Mitterrand, en 1981, et qui semble être une forme de contre-modèle de la « fanm potomitan », quoiqu’elle en partage, du moins en surface, certains traits : monoparentalité organisée autour de la mère, vie au foyer, enfants souvent nombreux. Toutefois, la comparaison s’arrête là. S’ajoutent, en effet, d’autres caractéristiques qui viennent immédiatement vider cette figure des liens de ressemblance qu’elle pourrait paraître maintenir avec la figure tutélaire de la « fanm poto-mitan » : destin de maternité précoce qui ne s’explique pas dans un contexte où la contraception est fortement accessible, renoncement à la poursuite d’études, tendance à la jouissance (au sens où l’entend le sociologue André Lucrèce) plus qu’au sacrifice.

Cette figure, matérialisée dans le sketch de Gilles Saint-Louis, « La CAF-teuse[22] », ne reprend donc guère à son compte la dimension sacrificielle attachée à la figure de la « fanm poto-mitan » ; en fonction de son vécu familial, elle est une mère plus ou moins présente, plus ou moins patiente, voulant « brûler » sa jeunesse et donc présentant des difficultés à se projeter dans le rôle de mère, très soucieuse de son apparence et toujours disposée à sortir le soir. Vivant principalement de prestations familiales, elle n’est pas disposée à la vie en couple, ce qui l’amène à privilégier le statut de « femme seule » ou « mère célibataire », comme on dit aux Antilles, lequel résulte non seulement de l’irresponsabilité masculine, mais aussi d’une forme de « choix » féminin.

Cette présentation, qui tient nécessairement un peu de la caricature, en raison de son caractère schématique, a néanmoins le mérite d’interroger les modèles alternatifs à la « fanm potomitan », en dehors de ceux plus mondialisés (« working girl ») cités précédemment. Arlette Gautier dénonçait déjà le rôle pathogène des politiques familiales aux Antilles qui tendaient à favoriser l’exclusion des pères du foyer, en donnant aux femmes concernées l’illusion d’une indépendance financière (Allocation Parent Isolé).

La littérature antillaise féminine – je pense singulièrement aux textes de Gisèle Pineau – qui s’inscrit dans une dynamique de rupture, en regard de la « fanm poto-mitan » met en scène ces figures de « filles-mères » qui semblent moins sous le coup de l’irresponsabilité masculine, que sous celui de leur propre irresponsabilité ou immaturité, ou celle de leurs propres mères. Livia Lésel a montré que ces filles-mères qui consacraient l’exclusion du père géniteur, en refusant que ce dernier reconnaisse leur enfant pour bénéficier des allocations, provenaient elles-mêmes généralement de milieux défavorisés et de familles structurellement matrifocales[23].

Les contours de cette figure féminine ne sont pas sans rappeler une certaine représentation des femmes antillaises, mises en exergue dans certains des proverbes que nous venons de voir, mais aussi dans des expressions populaires : leur propension à s’engager dans des échanges sexuels dont les gratifications économiques ne sont pas exclues. Comme le dit Françoise Guillemaut :

 

Ne dit-on pas à propos des femmes « Mwen pa ka koké pou ayen » […]. Cet héritage de l’histoire, montre que les rapports sociaux de sexe ne se sont pas construits sur un modèle patriarcal de l’homme unique, pourvoyeur de ressources et « chef de famille », mais sur un modèle (« rhizomatique » et plus horizontal) dans lequel les femmes associent stratégiquement la sexualité et les compensations de la sexualité qui peuvent également impliquer une perspective d’ascension sociale[24].

 

 

La dilution de la dimension sacrificielle des mères antillaises dans les modèles alternatifs à la « fanm potomitan » que pourraient être la « working girl » à l’antillaise et la « CAF-teuse », avec toutes les nuances de figures intermédiaires, n’est pas sans effet sur les nouvelles figures de la masculinité et pourrait, à terme, remettre profondément en cause les rapports de genre.

Toutefois, il serait prématuré de considérer que la figure archétypale de la « fanm poto-mitan » ne continue pas de nourrir les imaginaires et de modeler le vécu des femmes dans leur choix de vie. Le poids de la religion, encore très présent, favorise une telle posture, de même que celui d’une interprétation largement répandue visant à imputer aux mères qui désertent trop le foyer, la responsabilité de la délinquance des jeunes, de la violence grandissante, de la perte de valeurs.

Même les discours les plus progressistes tendent à charrier cet arrière-fond de culpabilité qui suffit à expliquer, en partie au moins, pourquoi les femmes, et singulièrement les femmes martiniquaises, ont tant de difficulté à rompre avec la sphère du domestique et du maternel, pour investir la sphère publique et politique. Lorsqu’elles le font néanmoins, elles doivent vivre avec des discours culpabilisants et faire la preuve de leur capacité à être « femme poto-mitan » au-dedans et au-dehors de la maison, sous peine d’être stigmatisées comme « carriéristes », « mères intermittentes » ou tout autre qualificatif marqué du sceau de la péjoration.

Il n’empêche que la glorification de la « fanm poto-mitan » ne fait plus l’unanimité. Caroline Tacoma appelle ainsi à reconnaître, dans ce « billet d’humeur » daté du 4 avril 2016,  le carcan que constitue, pour les femmes, une telle figure archétypale, en faisant l’injonction suivante à sa fille « Ma fille, tu ne seras pas une femme potomitan » :

 

Le modèle de la femme poto-mitan a traversé les générations […] Ce « CDI de femme Potomitan » a été souvent vu comme la couronne qui orne la tête de la mère, Reine du Foyer mais n’est-il pas en réalité les chaînes qui la condamneront à être l’esclave de cette société patriarcale ? Cette expression a en réalité une résonance très trompeuse. À première vue, ce terme « Potomitan » semble renvoyer à quelque chose de très symbolique, presque féministe « Mère Courage », « Famn Doubout ». […]  Mais il suffit de regarder de plus près pour comprendre que ce rôle n’est qu’une énième clause abusive qui attache la femme à son contrat de mère et d’épouse […] Femme courage, père déserteur. Ce rôle d’héroïne sociale n’est finalement que subalterne. La femme ne doit se donner le droit d’exister qu’à travers le prisme de la maternité et éventuellement, celui du mariage. […]. L’homme a le droit de partir, la femme a le devoir de rester, « c’est comme ça[25]« .

 

 

De même, d’autres prises de position tout aussi récentes, sous forme plus ou moins humoristique, invitent les femmes à démissionner de leurs fonctions de « femme potomitan » :

Je, soussignée, moi, Femme Antillaise, née en Martinique, Guadeloupe ou Guyane, vous annonce, par cette présente lettre, ma démission de mes fonctions de « POTO MITAN » du foyer (femme pilier qui fait tout pour tout le monde), fonction que j’occupe depuis la nuit des temps au sein de la communauté antillaise. Ce « CDI Poto mitan » comporte actuellement beaucoup trop de clauses abusives que ma propre vie ne supporte plus et que je n’ai pas envie de transmettre comme modèle à mes fils et à mes filles. Car oui, ce CDI se transmet de femmes en filles. Et nos fils continuent de penser que c’est normal, qu’il n’y a qu’une femme pour être poto mitan du foyer et qu’assumer son rôle d’homme et de père est optionnel[26].

 

En recourant à l’appellation prosaïque « CDI » pour rendre compte du statut de la fanm poto-mitan », ces femmes sapent la dimension mythique pour mettre en lumière ce qu’elles jugent être un fardeau, un non-choix, une couronne d’épines et non de gloire. Elles démystifient ainsi ce statut qui, sous prétexte de construire une image de « femme forte », emprisonne la femme dans une servitude, un vivre-pour-autrui qui, d’une part, absout les pères et leurs fils qui sont de futurs hommes, de leur responsabilité, et d’autre part, enferme les filles dans un modèle d’oppression.

 

Je n’ai peut-être pas, au cours de mon intervention, suffisamment souligné que cette figure de « fanm poto-mitan » était susceptible de projeter, de manière bien plus positive, des qualités de ténacité et de résistance qui peuvent être aussi le socle d’une féminité qui se construit, dans l’affranchissement de la protection et du contrôle masculins, et qui donc peut revêtir une dimension « féministe ». La « fanm poto-mitan » peut aussi rudoyer l’homme, le renvoyer à ses propres insuffisances, prendre ses décisions de manière indépendante, se débrouiller pour élever ses enfants dans la dignité, en faisant fi quelque part de l’ordre patriarcal.

L’ambivalence de cette figure procède du fait qu’elle est susceptible d’être tout à la fois l’archétype d’une figure de la soumission féminine – femme emprisonnée dans le carcan de la domesticité et de la maternité- et de l’indépendance féminine – femme qui s’affranchit du diktat des hommes et qui projette sur ses enfants une image de liberté, de fermeté et de tendresse.

On peut remarquer que ce sont surtout ces qualités de courage, résistance et dignité que mettent en avant les enfants qui ont été élevés par une figure de mère qu’ils analysent comme « fanm poto-mitan ». Vivant dans une sorte de nostalgie de ce modèle, ces enfants qui ont aujourd’hui entre 50 et 80 ans, considèrent que leur mère leur a tout donné et a façonné leur existence, de sorte qu’ils ont pu emprunter, de la meilleure manière qui soit, le dur chemin de la vie, et aboutir à la réussite humaine et professionnelle.

Dans un ouvrage intitulé Manman, publié aux éditions Jasor en Guadeloupe, et qui renferme près d’une cinquantaine de textes-hommage aux mères, de nombreuses personnalités martiniquaises, guadeloupéennes et guyanaises (Jocelyne Béroard, Pierre-Edouard Décimus, Raphaël Confiant, Lucette Michaux-Chevry, Élie Domota, Tania Saint-Val, Jacob Desvarieux, Marie-Luce Penchard, etc.), il est frappant de constater à quel point le mot « potomitan » revient et comment la « manman » est ce personnage central, sacrificiel qui a tout donné d’elle-même pour la construction de ses enfants et leur réussite.

Peut-être la parole la plus sage, l’ultime parole revient-elle à Pierre-Édouard Décimus qui conclut son texte-hommage de la façon suivante :

 

Pour maman, l’important, c’était le travail, le courage, le respect réciproque. Elle répétait très souvent la phrase suivante que j’ai adoptée « Qui veut du respect s’en procure ». […] Elle a élevé, seule, ses huit enfants avec la même rigueur et ne laissait pas grand-chose passer. J’ai en mémoire une femme très courageuse, venant de la Désirade, un pays très dur. […] La mère d’aujourd’hui doit s’inventer, c’est un autre monde, un autre contexte, c’est autre chose. Elle doit s’inventer et, je le crois vraiment, elle s’inventera. Néanmoins, il ne faut pas lui demander de le faire trop vite, parce que le monde va vite. Donnons-lui le temps. Elle est en train de découvrir ce qui n’existait pas il y a moins de cinquante ans. Une maman d’aujourd’hui, c’est une femme qui doit travailler. Ma mère était femme au foyer […] Aujourd’hui, ce n’est plus du tout la même chose. Le monde est en pleine mutation. On n’a pas changé de siècle, mais de millénaire[27].

 

 

Corinne Mencé-Caster. Professeure de linguistique hispanique .Paris-Sorbonne (EA 4080)

Proofreading Colette fournier

Pluton-Magazine/2017

Photo site Potomitan.

 

Notes

[1]Mircea ÉLIADE, Aspects du mythe, Paris, Gallimard « Idées », 1963.

[2] Édouard GLISSANT, Le discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981, p. 166-167.

[3] Ibid., p. 167-168.

[4] Ibid., p. 171.

[5] Voir Belinda Tshibwabwa Mwa Bay : http://www.grioo.com « Les femmes en esclavage : Partie I dans le monde des maîtres », 18 avril 2004.

[6] Myriam COTTIAS, « De l’esclave à la femme ‘poto mitan’. Mariage et citoyenneté aux Antilles françaises (XVIIe-XXe), in Danielle Bégot, Jean-Pierre Sainton, Mélanges à jacques-Adélaïde-Merlande, Paris : Éditions du CTHS, 319-334.

[7] Ibid., p. 326.

[8] Vincent COUSSEAU, « La famille invisible. Illégitimité des naissances et construction des liens familiaux en Martinique (XVIIe siècle-début du XXe siècle) », Annales de démographie historique, 2/2011 (n° 122), p. 41-67. URL : http://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-2011-2-page-41.htm.

[9] Ibid. : « Pour l’esclave, le mariage vaut acceptation des normes religieuses et engagement moral durable, mais sans véritable contrepartie matérielle et juridique. L’absence d’un droit à la propriété annihile son intérêt principal, celui de transmettre ses biens. […] Vivre en état de mariage [pour l’homme] c’est, en outre, contracter des responsabilités et des devoirs moraux supplémentaires vis-à-vis de sa descendance, mais sans la contrepartie d’une reconnaissance légale de son autorité paternelle ».

[10] Stéphanie Mulot, « La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole », L’Homme [En ligne], 207-208 | 2013, mis en ligne le 05 novembre 2015, consulté le 09 avril 2017. URL : http://lhomme.revues.org/24691 ; DOI : 10.4000/lhomme.24691

[11] Ibid.

[12] Mérine CÉCO, Au revoir Man Tine, Paris, Édition Écriture, 2016, p. 143 : « La femme aimée ne sera jamais que la deuxième épouse, la femme étant la première. Le fils doit donc prouver constamment son attachement à la première épouse, tout en honorant la seconde ».

 

[13] M. COTTIAS, « La séduction coloniale : damnation et stratégie des femmes antillaises (XVIIe-XIXe siècle), in Cécile DAUPHIN et Arlette FARGE éds. Séduction et sociétés. Approches historiques, Paris, Le Seuil, p. 125-140.

[14] Arlette GAUTIER, « Politique familiale et familles monoparentales en métropole et dans les D.O.M. depuis 1946, Nouvelles questions féministes, 13, 1986, p. 89-100.

[15] S. MULOT, « La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole », L’Homme, 3, 2013 (n° 207-208), p. 159-191. URL : www.cairn.info/revue-l-homme-2013-3-page-159.htm.

[16] Ibid., p. 13.

[17] Michel GIRAUD, Une construction coloniale de la sexualité [À propos du multipartenariat hétérosexuel caribéen]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 128, juin 1999. Sur la Sexualité. pp. 46-55; doi : 10.3406/arss.1999.3293 http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1999_num_128_1_3293

[18] Jacques ANDRÉ, L’Inceste focal dans la famille noire antillaise, Paris, PUF, coll. « Voix nouvelles en psychanalyse », 1987.

[19] Livia LÉSEL, Le père oblitéré. Chronique antillaise d’une illusion, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 36.

[20] Pascale MOLINIER, « Féminité sociale et construction de l’identité sexuelle : perspectives théoriques et cliniques en psychodynamique du travail », L’orientation scolaire et professionnelles, 31/4, 2002, p. 565-580, p. 566 : « Les contenus de féminité sociale varient selon les époques, les cultures, les milieux, etc. Il existe cependant un « noyau dur » de la féminité sociale. Dans toutes les sociétés connues, le soin des enfants et la prise en charge quotidienne des besoins (de nourriture, de repos, d’hygiène, de soins, etc.) sont des tâches assignées en priorité aux femmes ».

[21] Patrick BRUNETEAU, La colonialisme oublié. De la zone grise plantationnaire aux élites mulâtres à la Martinique, Éditions du Croquant, coll. Terra, 2013.

[22] https://m.youtube.com/watch?v=VCVW6Fcu_IA

[23] L. LÉSEL, op. cit., p. 39.

[24] Françoise GUILLEMAUT, « Genre et postcolonialisme en Guadeloupe », Revue Asylon(s), n°11, in Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ?,URL : http://www.reseau-terra-eu/article1280.htm

[25] https://www.focus-fwi.com/single-post/2016/04/04/MA-FILLE-TU-NE-SERAS-PAS-UNE-FEMME-POTOMITAN

[26] https://tchip.wordpress.com/2012/02/26/moi-femme-antillaise-poto-mitan-je-demissionne-de-mes-fonctions/

 

[27] Mehdi Darlis (dir.), Manman. 43 témoignages en hommage à la femme créole, Pointe-à-Pitre, éditions Jasor, 2015, p. 89 ; 92.

 

 

 

 

 

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