Corinne Mencé-Caster
Sorbonne Université
Je vais m’appuyer sur trois affirmations de Jeanne Wiltord[1] qui m’ont particulièrement frappée à la lecture de son ouvrage Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ? pour tenter d’esquisser un dialogue entre linguistique et psychanalyse. Je tâcherai, en effet, d’expliciter comment ces affirmations ont résonné en moi en tant que linguiste et quelles significations je leur confère dans leur champ disciplinaire qui est le mien.
Pour être totalement honnête, je dois préciser que je ne suis pas certaine de raisonner uniquement en tant que linguiste, étant moi-même une locutrice créolophone qui a subi l’interdiction de parler créole pendant une bonne partie de son enfance et de son adolescence et qui a développé pendant assez longtemps une compétence passive de cette langue, tout en étant immergée quotidiennement en elle. Quand j’ai pu enfin la parler librement, à Paris, je l’ai utilisée comme crypto-langue. Parler de la langue créole n’est pas une activité anodine (si tant est qu’il existe des activités anodines), dans la mesure où cela engage toujours une forme d’affect qui vient du fait que le créole est une sorte de langue cachée dont on ne contrôle pas toujours le surgissement et qui est inséparable du français dans la pratique que l’on en a.
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Langue maternelle vs langue matricielle
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La première affirmation qui a retenu mon attention est la suivante :
Freud a situé l’efficace de la pratique psychanalytique à partir du langage et de la parole dans une relation de transfert. L’embarras à parler créole dans la relation de transfert d’une psychanalyse où se fait entendre l’inconscient n’est pas à confondre avec la position sociale d’infériorisation du créole par rapport au français[2].
Quand je parle créole je sens quelque chose là, dans mon corps… c’est violent… c’est du pulsionnel… je sens les émotions plus fortes que quand je parle français ». Est-ce que c’est ce « quelque chose » ressenti dans le corps qui rendrait la langue créole « trop proche » et son articulation source d’embarras au cours d’une psychanalyse[3] ?
Jeanne Wiltord parle d’un « embarras à parler la langue créole dans la relation de transfert », « trop proche », qui ferait que le créole ne pourrait (ne saurait) être, pour ses locuteurs, la langue d’expression lors des séances d’analyse. Actuellement, est sous presse aux éditions Classiques Garnier, un ouvrage qu’il me tenait à cœur d’écrire et que j’ai intitulé : Pour une linguistique de l’intime. Habiter des langues (néo)romanes : entre créole, français et espagnol. Si j’évoque ici cet essai que j’ai écrit, c’est pour indiquer que si j’ai ressenti le besoin de le concevoir, c’est parce que les notions et concepts − pourtant multiples − de la linguistique ne me semblaient pas adaptés à mon expérience de locutrice créolophone.
Comment démêler les fils de ce qui, au niveau des locuteurs franco-créolophones, se jouait/se joue entre les langues française et créole, car, en effet, aux Antilles, quelle est la langue maternelle ? Le français ou le créole ? Les deux ?
En dépit du caractère de plus en plus controversé de la notion de « langue maternelle », j’emploie à dessein cette expression en raison de sa valeur heuristique, en reprenant notamment l’interrogation de Jean-Didier Urbain[4] :
La notion de langue maternelle est bien loin d’être aussi claire et aussi stable que le laconisme rassurant des dictionnaires pourrait le laisser croire :
* « Langue maternelle, langue du pays où l’on est né » (Dictionnaire Encyclopédique Quillet, éd. 1975, article langue).
* « … // (v. 1300). Langue maternelle, langue du pays où l’on est né, ou de la communauté à laquelle on appartient par ses origines
Où est la mère ? Il n’est question ici que de langues nationales ou régionales, de langues officielles et de dialectes ! « La langue maternelle, répètent bien à tort les dictionnaires, c’est la langue du pays où l’on est né l. » Bien sûr, on peut toujours dire que la mère est là, métaphorique : la langue maternelle c’est la langue de la terre-mère, la langue des origines. Mais doit-on alors en conclure que la notion, dès sa création, au XIVe siècle, n’était qu’une image, sans référence aucune à l’individu social concret de la mère ?
En effet, où est la mère dans cette affaire ?
Dans cet article, Jean-Didier Urbain met en évidence que la langue maternelle, appréhendée comme langue de la mère, a été réinterprétée au fil du temps, comme la langue de transition, langue de l’affect, vers la langue de connaissance, rationnelle qui n’est autre que la langue du père :
D’un point de vue interne, la langue maternelle est une étape sur l’axe ontogénétique : elle sert à rapprocher l’enfant de la langue du père […]. Colonisation interne/colonisation externe, il ne s’agit dans les deux cas que d’établir une langue et une seule : celle du père. Le paradoxe, qui n’est pas des moindres, c’est que la mère, instrumentalisée et conformée à la langue dominante, est appelée à contribuer à ce triomphe au prix de sa propre négation en tant que détentrice d’un idiome spécifique, mal qualifié il est vrai puisque « primitif », oral, transitoire, plus fondé sur l’usage que sur la réflexion, sur l’affectivité que sur la raison[5].
Rapportée aux sociétés antillaises construites sur la violence de la colonisation et de l’esclavage, cette analyse s’avère particulièrement suggestive, dans la mesure où elle permet de problématiser le statut du créole comme langue maternelle. S’il ne fait guère de doute que le créole est souvent perçu comme la langue des premiers soins, de l’affectivité, sorte de langue primitive de l’origine, cela lui donne-t-il pour autant le statut de langue maternelle ?
Si l’on en revient à la définition proposée par Jean-Didier Urbain pour la langue maternelle, on voit qu’il établit une ligne de continuité entre la langue de la mère et la langue dite du père, laquelle est la langue qui permet d’accéder à la connaissance, à la culture officielle : il s’agit toujours d’une seule et même langue, la différence étant en quelque sorte de degré et non de nature.
Pour Jean-Didier Urbain, la langue maternelle est celle que la mère apprend à son tout-petit à la maison et dont l’apprentissage se poursuit ensuite à l’école. Une fois que cette langue devient la langue de la scolarisation et de la culture officielle, cette langue cesse d’être celle de la mère pour devenir la langue dite du père. Dans les sociétés comparables aux sociétés antillaises, si l’on peut dire que la langue de la mère à ses tout-petits a d’abord été le créole, puis que vers la fin des années 80, cette langue est devenue double : le créole et le français, il est évident que la langue dite du père est bien le français, ce qui tendrait à faire du français la langue maternelle, car apprise de la mère et dont l’apprentissage se poursuit à l’école. Que devient le créole dans ces conditions ?
Pour pallier cette difficulté, le linguiste Jean Bernabé a proposé le concept de « langue matricielle » pour rendre compte de cette autre langue, le créole, qui, une fois le français installé à ses côtés, cesse d’être la langue de la mère pour devenir en quelque sorte la langue de la manman, langue de l’attachement viscéral, de l’utérus, de l’intime, qui ne permet pas d’accéder à celle du père. On aurait donc le français comme langue de la mère et comme langue du père, le père étant en l’occurrence le maître de la plantation ou encore le « colon » de la Métropole et le créole comme langue de la manman et dans certains cas, du papa, en regard du rôle souvent dévolu à la grand-mère de figure de substitut du père-papa.
Comme on le voit, aucun des concepts de la linguistique ne peut épuiser ce qu’est la langue créole pour un locuteur franco-créolophone, hormis peut-être celui de « langue matricielle » forgé par Jean Bernabé si on restitue au mot « matrice » son sens d’ « utérus ». La patrie, c’est la France, et comme figure incarnant celle du père, on sait qu’elle existe mais elle est dans la distance. La « matrie », c’est la Martinique et la manman et elles sont douloureusement proches, au point que s’en éloigner est libérateur. Il n’est pas rare que certains écrivains qui, à l’instar des Antillais, ont à vivre entre deux langues, dans deux langues, coupent le cordon ombilical pour éviter une langue quasi incestueuse avec la langue dite « maternelle ». C’est le cas d’Atiq Rahimi qui écrit : « Ne serait-ce que le mot ‘maternel’: il crée trop de liens. Adopter une autre langue, le français, c’est choisir la liberté. On ne se marie pas avec sa mère[6] ». Comme si ce passage par une autre langue, en maintenant en retrait une langue familière dangereusement proxémique, permettait le déplacement nécessaire pour faire face au réel et savoir y faire avec la langue, sans se risquer avec la langue qui mobilise trop les affects et le corps.
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La parole traductive : traduire littéralement le créole pour créer sa parole en français
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La deuxième affirmation est la suivante :
La langue parlée au cours des psychanalyses, des séminaires et des colloques de psychanalyse est la langue française […]. Dans quelle dimension situer ces difficultés alors qu’il n’est pas rare que le français parlé laisse entendre la langue créole qui ne peut être articulée ? Une écoute attentive de la langue française parlée dans les cures peut en effet y entendre des retours de la « muette », retours de créolismes très banals qu’une hypercorrection du français parlé tente très souvent de masquer[7].
Ces propos m’inspirent plusieurs commentaires.
Si on s’intéresse à cette parole proférée par les locuteurs franco-créolophones dans ce qui la constitue au niveau langagier, on peut observer qu’elle n’est pas nécessairement en adéquation avec la langue que ces locuteurs croient parler. Comme on sait, les langues n’existent pas en tant que telles, elles sont avant tout des représentations. Or, souvent, l’on n’accorde pas une attention suffisante à cette définition des langues comme « représentations », définition qui met l’accent sur le fait qu’il peut y avoir un décrochage entre la langue que l’on se représente parler et la langue que l’on parle effectivement. Il y a donc une forme de dissymétrie entre ce que le locuteur se représente « dire » et ce qu’il dit effectivement. On pourrait dire que parfois, dans sa parole, le locuteur est parlé par la langue.
Comment donc caractériser cette langue truffée de créolismes et fascinée par une hypercorrection artificielle ?
Le concept linguistique de diglossie, tel que l’a étendu Fishman, permet de rendre compte de certains aspects de communautés linguistiques où cohabitent deux langues, comme c’est le cas de la situation de la Martinique, mais en figeant une situation qui en réalité est dynamique il semble créer un binarisme trop grand pour être à même de répondre de manière satisfaisante à la complexité existante. En effet, les locuteurs martiniquais, confrontés à une situation de contact de langues entre le créole et le français, selon un rapport inégalitaire où le français est perçu comme langue dominante et le créole comme langue dominée, réalisent des productions langagières, non pas seulement en français et en créole de manière séparée, mais en combinant toutes sortes de variétés entre les deux langues. Les chercheurs ont donc tenté de théoriser une telle pratique qui n’est d’ailleurs pas limitée à la Martinique, pas plus qu’elle ne l’est aux seules Antilles françaises. De même qu’il n’y aurait pas de coupure tranchée entre le broken language et le standard anglais à la Jamaïque mais plutôt un « continuum », de même, dans le parler antillais, il y aurait toute une gamme de variétés allant de la langue créole à une forme de standard du français. En 1981, afin de décrire la situation linguistique de la Martinique, en particulier les pratiques langagières des locuteurs martiniquais, Jean Bernabé propose le modèle « continuum-discontinuum[8] ». Pour ce faire, sa réflexion s’articule autour de la notion d’ « emprunt » et aussi sur son intuition de locuteur franco-créolophone conscient d’une « frontière perforée » :
Il nous semble juste d’envisager l’existence d’une diglossie s’articulant en deux continuums eux-mêmes discontinus (articulés, précisément autour d’une zone interlectale). Nous avons donc, en fait : un continuum créole nucléaire-créole périphérique et un autre continuum français créolisé-français standard[9].
De son côté, Lambert-Félix Prudent (Prudent 1981a) emploie le terme d’ « interlecte » pour évoquer le mélange des deux codes en considérant que cette pratique ne répond à aucune règle connue d’avance. D’où la définition suivante :
L’interlecte était à ce moment défini comme un espace discursif dynamique, accusant la manifestation de nombreux code-switching, code-mixing, interférences, cumuls de français et de créole à des points des énoncés qui ne pouvaient être décrits par une « grammaire de langue[10].
Il découle de tout cela qu’il apparaît évident qu’il n’est guère possible de déterminer exactement quelle langue parle le Martiniquais (ou l’Antillais) dans la mesure où français et créole sont étroitement imbriqués dans ses productions linguistiques. Une phrase comme « Maman est derrière moi » est en apparence une phrase en français (seule l’intonation peut introduire le doute sur la langue exacte dans laquelle cette phrase est prononcée). On ne s’étonnera donc pas que le locuteur soit persuadé de s’exprimer en français quand il la prononce. Or, de toute évidence, cette phrase à la syntaxe française ne fait que traduire littéralement la phrase créole suivante : Manman deryè mwen, c’est-à-dire « Maman me harcèle ». On peut prendre un autre exemple tiré du roman de Patrick Chamoiseau, Solibo le Magnifique :
− Quelle manière de te crier ta manman t’a donné à la mairie, demande Bouafesse.
− An pa save…
− Il dit qu’il ne sait pas, inspecteur…
− Merci, Brigadier, mais je comprends le créole[11] ?
On remarquera que le Brigadier traduit en français An pa sav, mais pas la phrase précédente : « Quelle manière de te crier ta manman a donné à la mairie » qu’il considère comme une phrase dite en français, alors qu’elle est, elle aussi, manifestement une traduction littérale de la phrase créole suivante : Ki mannjè manman krié’w lanméri ?, soit : « Sous quel nom ta mère t’a-t-elle enregistré à la mairie ? ».
Autre exemple significatif : lorsque vous rendez visite à quelqu’un aux Antilles et que cette personne vit dans une maison, elle vous accueille d’abord sur la terrasse ou dans une sorte d’entrée. Cette personne vous dit ensuite « Allons en dedans » alors même que vous avez déjà le sentiment d’être à l’intérieur de la maison. En réalité, cette personne vous invite à passer dans le séjour. Cette phrase « Allons en dedans » est l’exacte traduction littérale de la phrase créole Annou andidan-an, andidan représentant, en créole, le séjour (salon, salle à manger).
Dernier exemple : « Sors dehors », énoncé d’apparence française qui veut dire en réalité « rentre à la maison », et qui est l’exacte traduction de l’énoncé créole : soti déwo-a.
Ces quelques exemples sont en réalité hautement représentatifs du parler antillais. Dans l’essai qui sera bientôt publié, je démontre que ce que les sociolinguistes appellent « français des Antilles », n’est autre que du créole traduit de manière littérale en français. Toutefois, aux yeux des locuteurs franco-créolophones c’est du pur « français standard ». Or, pendant très longtemps, ces mêmes locuteurs vous disaient avec beaucoup d’aplomb : « Je ne sais pas parler créole. Je ne parle que le français ».
C’est pourquoi j’ai choisi de dénommer cette manière de faire et de dire : « parole traductive », pour renvoyer à un entremêlement si intime des deux langues qu’il est souvent impossible de déceler la présence du créole, ainsi que j’ai pu le montrer avec l’exemple « Ma maman est derrière moi ».
Cette parole traductive qui part du créole pour aller vers le français concerne toutes les couches de la population et renvoie à ce que j’évoquais précédemment, à savoir, ce surgissement du créole qui se loge dans les énoncés que l’on se représente « français » ou « en français », alors même qu’ils sont travaillés par le créole. Il y aurait à explorer ce que la traduction (inconsciente) nous dit de ce rapport du locuteur au créole et de sa volonté de transformer sa parole dans cette langue, par un habillage français, en une parole dicible, c’est-à-dire « écoutable ». Comme le rappelle si justement Pier-Pascale Boulanger, « Radicalement liées, la traduction et la psychanalyse mettent en jeu la matière langagière dans sa possibilité de transformation[12] ».
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La parole dicible
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La troisième affirmation est la suivante :
Nous voici menés à porter notre intérêt sur le statut de la parole dans les sociétés antillaises. Parler n’est pas naturel […]. Faire confiance à la parole est bien souvent problématique dans les sociétés antillaises où […] « dire du mal des gens fait société » -et où quelle que soit la langue parlée, milan et makrélaj font l’ordinaire des conversations. La dimension imaginaire du rapport à la parole peut s’entendre dans la façon habituelle d’engager un propos : kité mwen diw, « laisse-moi te dire », comme si l’autorisation de parler est attendue de celui à qui on parle. Comme le font entendre des expressions banales, la parole se déploie sur la toile de fond d’une défiance […] c’est ce que fait entendre aussi la valorisation sociale du oui […]. L’usage de périphrases, d’allusions et autres sous-entendus peut se substituer à certains mots dont l’articulation aurait le pouvoir magique de faire surgir un objet nommé […][13].
Si comme l’affirme Rajaa Stitou : « C’est en langue étrangère que le sujet tente de faire face à l’indicible, d’investir son présent en le nouant à son histoire singulière, d’inscrire l’événement traumatique dans un récit », avant que de préciser qu’ « Il s’agit là d’un travail de traduction ou de retraduction qui est aussi une tentative de retrouvaille avec sa propre subjectivité et son désir intime[14] », alors il convient de s’interroger sur les rapports de la langue commune, maternelle ou matricielle, au dicible.
L’analyse conversationnelle offre un cadre pertinent pour explorer les conversations ordinaires, au sens où les tours de parole n’y sont pas programmés et s’enchaînent naturellement. Ce « naturellement » doit être nuancé, car en réalité, dans les conversations ordinaires se déclinent toutes sortes de rituels qui gouvernent de l’extérieur les tours de parole, leur imposant ainsi une forme de cadre indépassable. On peut citer les rituels d’entrée en conversation Sa ou fè ?, de fin de conversation a an lot soley, si bondjé lé…
Les interactions de Goffman nous montrent avec la notion de « perdre » ou « sauver » la face à quel point les interactions verbales engagent le sujet et constituent une prise de risque pour lui.
Il faut rappeler que la parole, dans le contexte esclavagiste, s’est développée de manière contrainte. S’il est vrai que la parole du Maître était injonctive et performative, n’ouvrant aucune possibilité d’argumentation et contraignant l’esclavisé au silence, du côté de l’esclave, et entre esclaves mêmes, cette parole n’était pas nécessairement plus libre, dans la mesure où il n’était pas rare qu’un esclave soit l’espion du maître et puisse dénoncer auprès de lui ses compagnons d’infortune. Le fait que parler constitue toujours une prise de risque a dû se transmettre de façon inconsciente de génération en génération et je ne parle pas du risque lié à « perdre » ou « sauver la face » des analyses interactionnelles de Goffman[15] mais du risque pour sa vie. Se penser comme un être parlant ne va pas de soi dans un tel contexte.
C’est dans ces conditions que s’est installé un contexte de défiance autour de la parole qui s’organise d’ailleurs en « parole de jour » et en « parole de nuit », selon des codifications propres mais non divergentes.
La « parole de nuit » qui est essentiellement la parole du conteur s’organise autour d’un rituel et ne peut être entamée que si l’on a sacrifié à ce rituel avec des formules d’introduction qui fonctionnement presque comme des formules d’initiation Yé kri, yé kra, yé mistikri, yé mistik.
Ce que l’on observe, c’est que pour que puisse s’installer la parole de nuit, il faut non seulement que l’auditoire rassure le conteur sur sa présence et son écoute, mais, de plus, qu’il apparaisse comme « initié ». La parole de nuit ne peut prendre place qu’entre pairs qui partagent un même espace de socialité, ce qui montre bien que les « intrus » n’y sont pas les bienvenus. Dans tous les cas, et Édouard Glissant l’a bien montré dans Le discours antillais[16], pour déjouer la présence éventuelle d’ « intrus », la parole va emprunter les chemins du détour, elle sera en rafales et donc incompréhensible à tous ceux qui ont une maîtrise imparfaite du verbe créole ou codée (titims, etc.). La parole de nuit est donc codifiée et codée.
Je m’intéresserai spécifiquement ici à la « parole de jour » qui, quoique non totalement exempte de ce type de rituels, puisqu’elle aussi se met en place à partir de certaines formules telles que Sa’w fè/Mwen la, peut être analysée à partir du cadre pertinent qu’offre en linguistique l’analyse conversationnelle de Grice[17]. Grice propose un schéma pour analyser les conversations ordinaires, au sens où les tours de parole n’y sont pas programmés et s’enchaînent naturellement.
Pour rappel, selon Grice, lorsque des interlocuteurs engagent une conversation, ils se soumettent à ce qu’il appelle un « principe de coopération », c’est-à-dire qu’ils acceptent en quelque sorte les lois de la conversation. Ce faisant, ils sont censés respecter un certain nombre de maximes : la maxime de quantité qui implique que la contribution du locuteur soit aussi informative que nécessaire ; la maxime de qualité qui indique que le locuteur ne doit pas dire ce qu’il croit faux ou ce qu’il n’a pas de raisons suffisantes de considérer comme vrai ; la maxime de relation qui évalue la pertinence du propos et la maxime de manière qui suppose que l’on éviter de s’exprimer de manière obscure et ambiguë ou de manière trop prolixe.
Il est notable qu’une conversation antillaise banale s’établisse presque naturellement autour de la violation de l’ensemble de ces maximes, et notamment des maximes de quantité et de manière. En effet, souvent, le locuteur en dira le moins possible sur lui et parlera de façon biaisée, et donc obscure, pour donner le minimum d’informations, même si celles-ci peuvent paraître tout à fait banales comme, par exemple, le fait de donner son jour de départ pour un vol ou l’affection bénigne dont on souffre si on croise quelqu’un au sortir d’un cabinet médical. Cette défiance autour de la parole sur soi incline donc à parler de la non-personne comme on dit en linguistique, c’est-à-dire de l’autre, de l’absent, de celui de qui on peut tout dire, car il ne peut ni entendre ni se défendre, d’où cette pratique généralisée du milan-makrélaj dont parle Jeanne Wiltord avec ses formules rituelles d’ouverture que sont mafi ou pa sav, mafi kité mwen di’w.
Mais il est aussi d’usage aux Antilles que la troisième personne soit employée en lieu et place de la deuxième personne pour s’adresser à un interlocuteur direct : Qu’est-ce qu’elle veut la petite dame ? C’est dire à quel point l’échange n’est pas naturel et où l’on préfère parler par proverbes ou formules interposées pour faire résonner sans cesse cette voix de l’absent, de la doxa, de l’impersonnel, afin d’éviter que la parole ne se rapproche de soi et n’oblige à se livrer sachant que l’un des dictons qui gouverne le principe de coopération conversationnel dans les sociétés antillaises est « qui raconte ses peines raconte ses mépris ». Le dicible en créole concerne l’autre ou la surface de soi, jamais le soi vrai ou profond. Lorsque qu’enfin, un locuteur ou une locutrice accepte de se livrer, cela peut être dans l’excès, le surplus, le trop-dit qui dit aussi un malaise.
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Corinne Mencé-Caster
Corinne Mencé-Caster. Professeure de linguistique hispanique .Paris-Sorbonne (EA 4080)
Pluton-Magazine/2021/Paris
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[1] Jeanne Wiltord, Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ?Essai psychanalytique sur les conséquences de la colonisation des Antilles, Paris, Éditions Crépuscules, 2019.
[2] Ibid., p. 141.
[3] Ibid., p. 149.
[4] Jean-Didier Urbain, « La langue maternelle, part maudite de la linguistique ? », In: Langue française, n° 54, 1982, Langue maternelle et communauté linguistique, p. 7-28;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1982.5275 https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1982_num_54_1_5275
[5] Ibid.
[6] Propos recueillis par Martine Laval pour Télérama, mars 2009.
[7] J. Wiltord, op. cit., p. 132-133.
[8] Jean Bernabé, Fondal-Natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, 3 vols., Paris, 1983, L’Harmattan, p. 103.
[9] Ibid.
[10] Lambert-Félix Prudent, « Diglossie et interlecte » In: Langages, 15ᵉ année, n°61, 1981. Bilinguisme et diglossie, p. 13-38.
[11] Patrick Chamoiseau, Solibo le Magnifique, Paris, Gallimard, 1988, p. 133.
[12] Boulanger, Pier-Pascale. « Quand la psychanalyse entre dans la traduction. » [en ligne]. Meta 544 (2009) : 733–752, [consulté le 21/03/17] Disponible sur : https://www.erudit.org/fr/revues/meta/2009-v54-n4-meta3582/038901ar/
[13] J. Wiltord, op. cit., p. 136-137.
[14] Stitou Rajaa, « L’intraduisible et la parole d’une langue à l’autre », Cliniques méditerranéennes, 2014/2 (n° 90), p. 129-138. DOI : 10.3917/cm.090.0129. URL : https://www.cairn-int.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2014-2-page-129.htm
[15] Erwing Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
[16] Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981.
[17] H. Paul Grice, « Logique et conversation », Communications 30, p. 57-72.