Parler de religions aujourd’hui c’est jouer avec le feu, c’est manipuler de la dynamite. Je ne suis pas totalement athée et ma foi est plus spirituelle que religieuse. Sans rite, sans colifichet, sans temple, ni église, ni mosquée. Telle est ma profession de non-foi en préambule à cet article sur une certaine forme de bouddhisme. Sans parti pris mais avec un point de vue très pragmatique.
J’ai vécu quinze ans en Thaïlande, proche d’un bouddhisme Theravada très photogénique, et parfois même folklorique, avec ses longues files de moines et ses clochetons dorés.
Il y a quelques années, mon compagnon thaïlandais s’est fait moine pendant trente jours dans le très controversé Wat Phra Dhammakaya proche de Bangkok, temple géant géré par une branche dissidente du bouddhisme que certains considèrent comme une secte. Prise de robe impressionnante avec 99 999 autres hommes (9 étant un chiffre porte-bonheur en Thaïlande)
J’ai enseigné l’anglais à de jeunes novices dans différents monastères à Udon Thani et Chiang Mai en Thaïlande.
Enfin, j’ai suivi, à New York, un moine birman, U Agga Nya Na, un des acteurs de la « Révolution safran » de 2007. De Manhattan à Brooklyn, et pendant toute une semaine, dans le métro, dans la rue, au restaurant ou au musée, il m’a raconté son engagement, sa fuite de Birmanie pour éviter la prison ou la mort et son séjour en Thaïlande avant d’être accueilli comme réfugié aux Etats-Unis.
Extrait de son récit : « C’était au cours de l’été 2007, environ 19 ans après les manifestations de 1988 qui avaient fait plus de 3000 morts en Birmanie. Les prix des matières premières (riz, essence) avaient doublé en une seule nuit. Des étudiants défilaient dans la rue au risque de se faire arrêter par les militaires. Le 5 septembre, 5 moines de Pokko Ku près de Pagan sont arrêtés et battus par les soldats. Le 17 septembre, j’apprends par les radios étrangères que « l’Alliance de tous les moines birmans » (« All Burma monks Alliance »), une organisation clandestine, appelle tous les moines à manifester pacifiquement dans les rues contre le gouvernement afin de faire baisser les prix, pour la libération des prisonniers politiques et celle de Aung San Suu Kyi alors assignée à résidence. Enfin pour que les militaires s’excusent d’avoir torturé des moines.
« Avant de nous mettre en route » raconte Agga, « notre leader nous dit : « pas de violence ». Sous une pluie battante nous marchons vers la pagode Sule en tenant nos bols à offrandes à l’envers, en signe de protestation contre les militaires qui avaient l’habitude de nous faire des offrandes. Nous marchons en chantant « Puisse notre peuple être libre un jour, et ne plus avoir peur ». Aux alentours de la pagode Sule, c’est une marée de robes safran et d’étudiants. Ensemble nous avons marché pendant 5 jours jusqu’à la maison de Aung San Suu Kyi. « Ce fut le plus beau jour de ma vie » m’avoue Agga. Je savais tout ce qu’elle avait fait pour promouvoir la démocratie en 1988 et son élection en 1990 (élections gagnées mais non reconnues par l’armée). Alors, quand elle est venue vers nous « pay respect to the monks », j’ai été heureux et j’ai prié pour elle.
Je peux comprendre l’émotion de mon ami Agga. Comme lui, j’ai rencontré la Lady lors de sa première sortie d’assignation à résidence ; c’était dans le camp de réfugiés de Mae La en Thaïlande.
La suite de la marche des moines est dramatique. Les militaires médusés jusque-là, réagissent : ils imposent le couvre-feu et poursuivent les manifestants, moines et étudiants sans distinction. Ils ont ordre de tirer sur les moines, ceux-là même à qui ils faisaient des offrandes quelques jours auparavant. « Retournez dans vos monastères ou c’est la prison ». Poursuivi, Agga se cache dans un arbre, puis quitte la robe pour passer en Thaïlande où il est hébergé à Mae Sot. Puis accueilli comme réfugié politique aux Etats-Unis en 2009, avec deux autres moines « révolutionnaires » que je rencontre dans leur maison-temple de Brooklyn en 2011. D’autres moines trouveront refuge en Inde ou au Bengladesh.
Pendant des décennies, le régime militaire a coupé du monde ce « pays magnifique » comme l’écrivait Marco Polo. Peut-être le pays le plus riche d’Asie (pierres précieuses, teck, minerais, gaz, pétrole, thé) mais dont le peuple est l’un des plus pauvres du monde. Pays convoité par deux ogres qui l’entourent : la Chine et l’Inde. Sans oublier les Etats-Unis. Pays pillé, peuple vampirisé par une junte kleptomane. Généraux qui entraînent un des plus importantes armées du monde avec 40 % de son budget national (contre moins de 1 % pour l’éducation), l’idée étant de maintenir la population dans l’ignorance (des symptômes propres à toutes les dictatures, comme celle de Thaïlande).
Dans ce contexte on comprend mieux l’importance accordée au bouddhisme, religion d’état dans ce pays aux millions de pagodes si photogéniques, aux centaines de milliers de moines en robes rubis et nonnes en robes roses. La religion comme exutoire, comme refuge, comme espoir, véritable identité « birmano-bouddhiste ». Un peuple qui, depuis le développement d’internet, porte un regard inquiet sur les pays voisins à majorité musulmane : le sud de la Thaïlande, le Bengladesh, la Malaisie. Un peuple qui n’avait jamais eu accès aux informations internationales auparavant et qui prend brutalement connaissance des actes de terrorisme perpétrés par des djihadistes musulmans dans le reste du monde. « La religion c’est tout ce qu’ils ont. Leurs propres rêves sont en danger » dit un blogueur birman athée (rare) qui a étudié à l’étranger et qui préfère se dire bouddhiste, pour éviter les ennuis.
Alors que depuis 2011, la Birmanie (que je devrais appeler Myanmar) entame un processus difficile de démocratisation….
Alors que Aung San Suu Kyi, à la tête du NLD (National League for democrcy), vient d’être élue aux élections législatives de novembre dernier, faisant naître les espoirs les plus fous, que le pays s’achemine vers des élections présidentielles en 2016 et que la majorité des Birmans rêvent de voir Aung San Sui Kyi présidente, la réalité est toute autre.
Les militaires sont opposés à toute réforme de la Constitution qui permettrait à Aung San Suu Kyi de se présenter. Article 59 F : « Toute personne ayant un conjoint ou des enfants étrangers ne peut assurer les responsabilités de Président ou de Vice-président. » Aung San Suu Kyi a été mariée à un britannique dont elle a eu 2 fils. – « Article 436 : « La constitution ne peut être modifiée qu’avec une majorité de 75 % des votes des députés, or l’armée dispose de 25 % des sièges au Parlement et d’un droit de véto sur toute réforme. »
Les généraux n’ont pas l’intention de renoncer si tôt à leurs privilèges.
Aung San Suu Kyi continue d’y croire, mais au prix de compromissions, de discussions et, pires, de silences.
La Birmanie est un patchwork d’ethnies, plus de 145 recensées, une centaine de langues et de dialectes. Sont considérées comme « minorités ethniques », toutes celles qui ne sont pas « Bamar », l’ethnie dominante. Shan, Karen, Karenni, Mon, Kachin, Chin, Rohingya sont bouddhistes ou chrétiennes, à l’exception des Rohingyas qui sont tous musulmans.
Les Rohingyas sont considérés comme un des peuples les plus persécutés au monde. Au péril de leur vie, ils cherchent à fuir sur des bateaux de fortune. Ils sont rackettés par les pires trafiquants pour être finalement rejetés par les pays où ils cherchent à accoster. Repoussés par l’armée thaïlandaise et surtout par les Indonésiens et Malaisiens, eux-mêmes musulmans, qui disent ne pas avoir les moyens de les accueillir. Leurs messages sont clairs : « Nous n’en voulons pas, ils ne sont pas les bienvenus ». Quant à Aung San Suu Kyi elle déclare que les Rohingyas ne sont pas sa priorité.
La vague de haine contre cette population est alimentée par les sermons de U Wirathu, un bonze surnommé le « Ben Laden birman ». Il est à la tête d’un mouvement nationaliste baptisé « 969 » et appartient au groupe MA BA THA une association bouddhiste radicale qui craint l’extinction de la religion au profit de l’Islam. On est loin de l’image du bouddhisme tolérant et pacifique tel qu’on l’imagine trop souvent en Europe. Originaire de Mandalay, U Wirathu déclare : « Si nous reconnaissons la communauté Rohingya, alors nous allons être forcés de leur abandonner tout l’état d’Arakan ». Il accuse les Rohingyas de préparer un djihad anti bouddhiste : « Ensuite ils essaieront d’envahir plus de territoire, et la Birmanie finira comme le Kosovo. Ils veulent répandre l’Islam dans le monde entier en utilisant la violence si nécessaire ». Autant de sermons que ce bonze assène sans jamais se départir de son sourire. Depuis 2012, la haine raciale a embrasé toute la Birmanie, des émeutes ont fait des centaines de morts, plus de 140 000 déplacés et des milliers de réfugiés voguant sur des rafiots dans le Golfe du Bengale et sur la mer d’Andaman.
Sophie Ansel, auteure de : « Nous les innommables, un tabou birman » Ed. Steinkis, rappelle dans son ouvrage, « qu’à partir de 1962, les différents dictateurs ont fait des Rohingyas un peuple d’innommables. On ne prononce pas leur nom car ils « n’existent pas ». On les appelait les « Kalars », terme méprisant qui se réfère à la couleur de la peau (sorte de « bougnoules ») »
La population birmane est passive, elle est elle-même victime. Et sa haine, alimentée par les discours du bonze aux petites lunettes, est à la hauteur des frustrations et des douleurs accumulées par plus de cinquante ans de soumission à une dictature militaire. Les Rohingyas sont des boucs émissaires sur qui se déverse l’insatisfaction de tout un peuple.
Comment expliquer le mutisme de Aung San Su Kyi, critiquée par toute la presse internationale ? La « Lady » se tait pour des raisons politiques. Pour des intérêts électoraux. Elle craint que toute déclaration n’enflamme les bouddhistes. Son objectif : les élections présidentielles.
Comment expliquer l’impunité de U Wirathu le moine extrémiste ? Calcul politique toujours, de plus, il a l’oreille du pouvoir. Des lois dites « de protection de la race et de la religion » ont été endossées par le président Thein Sein et sont en ce moment en discussion au Parlement birman
Comme Agga Nya Na, Nay Phone Latt a participé lui aussi à la « révolution safran ». Il fut un des rares moines à diffuser les preuves de la répression sanglante menée par la junte en 2007. Arrêté et condamné à 20 ans de prison, (il n’a pas eu la chance d’Agga), il a été libéré en 2012. La même année qu’U Wirathu, lui aussi emprisonné un temps pour incitation à la haine raciale.
Agga, Nay, Wirathu, trois moines engagés pour le meilleur et le pire. Agga et Nay, deux révolutionnaires proches du peuple contre la junte, et Wirathu, l’incitateur à la haine proche des bouddhistes contre les musulmans Rohingyas.
Peut-on rêver un jour d’une Birmanie pacifiée ? D’un « Kaw Thoo Ley » (« A land without evil ») comme disent les Karen, une des principales ethnies de ce « pays magnifique » ? « Un monde sans le mal » ?
J’en doute, le pire reste peut-être à venir.
Michèle Julian auteure d’Une Femme en Bleu aux Editons Fortuna, Théatre d’Ombres et de Là où s’arrêtent le frontières aux Editions de la Frémillerie.
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