Portrait d’un ingénieur en robotique qui n’a rien du Dr Frankenstein
Rodolphe Gelin a l’humilité des grands créateurs : il s’efface devant ses « créatures », des robots humanoïdes. « Quand j’étais petit, comme tous les enfants, je voulais conduire des avions. En Terminale, j’ai même fabriqué un avion téléguidé avec deux de mes copains. Mais ça s’est arrêté là. Je n’ai jamais pu devenir pilote. » Tant mieux ! Il découvre l’informatique au cours de ses études d’ingénieur à l’École nationale des Ponts et Chaussées, et fait un master d’intelligence artificielle. « Ce qui me fascinait, c’était la capacité de l’informatique à prendre des décisions. Je me suis dit que ce serait bien si ça faisait bouger des objets. » Déjà, à seize ans, il avait « bricolé une voiture avec une calculatrice dessus ». On lui avait dit que c’était ça, le principe des robots, leur donner, par voie informatique, des ordres qu’ils exécutent. Il n’y avait jamais pensé.
Il fait son service militaire comme scientifique du contingent au Commissariat à l’Energie Atomique (CEA), à Fontenay-aux-Roses. « J’y suis entré en 1988. Je ne suis jamais ressorti de la robotique ! ». Le premier robot sur lequel il travaille est voué au nettoyage automatique des couloirs du métro. « On faisait les essais la nuit. C’était vraiment extraordinaire. » Il se tourne ensuite vers les robots qui peuvent apporter une aide aux personnes handicapées. Au CEA ? « Le CEA s’était spécialisé dans la robotique en milieu hostile, fortement radioactif, là où les humains ne peuvent pas aller sans danger. Or, pour les handicapés, le monde où évoluent les personnes en bonne santé est un univers hostile. On a pu réutiliser un certain nombre de méthodes mises au point pour le nucléaire. » Le premier de ces robots est une aide « de bureau », qui rapproche le téléphone, ou permet à la personne handicapée d’utiliser facilement son ordinateur, d’y faire des sauvegardes sur disque externe (les « disquettes » de l’époque), d’imprimer des documents. « La seconde génération pouvait aussi aller chercher un verre d’eau à la cuisine ! ». Malheureusement, ces prototypes sont trop chers à fabriquer, et ils ne sortiront pas du laboratoire.
« Je voulais que les robots que je créais aillent vraiment aider les gens ! » soupire Rodolphe. C’est en 2008 qu’il décide de quitter le CEA pour l’entreprise ALDEBARAN, dont il avait rencontré le créateur, Bruno Maisonnier. « Évidemment, j’étais un peu frustré parce que NAO, le petit robot de la maison, était conçu pour divertir. Je me suis aperçu, à l’usage, que NAO pouvait aussi rendre des services, distraire les enfants malades, ou aider les enfants autistes. » Mais c’est sur le projet ROMEO – un robot de grande taille ayant vocation à aider les personnes âgées – que Rodolphe est recruté. « Je me retrouvais dans mon élément : le robot qui aide la personne. Maintenant que j’ai pris un peu de galons, je travaille sur plusieurs autres projets de recherche. »
En 2012, le groupe japonais SoftBank passe commande du robot Pepper, dont la fonction est d’accueillir, d’informer et de divertir les clients de grands magasins. En 2015, SoftBank devient l’actionnaire majoritaire d’ALDEBARAN, et change le nom de l’entreprise en SoftBank Robotics en 2016. « Il y a de nombreux avantages à être adossés à un grand groupe », remarque Rodolphe. SoftBank Robotics compte aujourd’hui environ 500 employés. « La recherche se fait majoritairement ici », indique-t-il. « Il est assez flatteur de constater qu’un groupe japonais qui voulait acquérir une boîte de robotique ait finalement opté pour une entreprise française. Dans l’imaginaire collectif, les spécialistes de robotique sont plutôt au Japon !». Bien entendu, la population de l’entreprise parisienne est très internationale. « Et très jeune ! » ajoute Rodolphe.
Au cours des années, Rodolphe est un peu devenu le « porte-parole de la robotique », comme il le dit lui-même. Mais il ne se contente pas d’en parler, il écrit également sur ce sujet : Comment la réalité peut-elle être virtuelle ?, Robot : ami ou ennemi ?,Le robot est-il l’avenir de l’homme ?, et il vient de sortir, pour les enfants, Les robots ! Autant dire que notre homme est un passionné, un rien monomaniaque…
« Aujourd’hui, ce que nos robots font le mieux de façon autonome, c’est de l’accueil dans les magasins. Ils répondent à des questions simples, donnent des indications. C’est un mélange entre mannequin et borne interactive ! Si ça fonctionne, c’est parce que le temps d’interaction est relativement court. » Les problèmes commencent quand les robots sont mis au service de particuliers : le nombre de fonctions des robots est encore beaucoup trop limité pour rendre leur utilisation vraiment intéressante. « Un robot ne peut dialoguer que sur un nombre limité de sujets. Cela pose le problème de l’interface homme-machine : comment expliquer à un utilisateur ce que peut faire le robot ? » On pourrait l’afficher sur une tablette, comme celle que porte le robot Pepper, par exemple. « Mais ce n’est pas très sexy ! ».
Il faut aussi que l’utilisateur comprenne quand il peut parler au robot. « Dans le cas de SIRI, ou de GOOGLE HOME, on utilise un mot clé, qui permet au robot de déclencher son écoute. » Et oui, un robot n’écoute pas en permanence, car l’action pourrait se déclencher de façon intempestive. Cette ergonomie de l’interaction homme-machine, résolue pour les ordinateurs grâce à la souris, puis au tactile, ne l’est pas encore dans le cas des robots. « On en est au stade de la carte perforée ! » Le robot doit aussi reconnaître les visages, afin qu’un mot attrapé au vol, sans interlocuteur reconnu, ne puisse pas être suivi d’effet. L’écoute doit se déclencher si quelqu’un le regarde : « Si c’est à toi que je parle, l’action du robot ne doit pas être déclenchée par mes mots ! ». Tout ça n’est pas si facile à implémenter « dans la vraie vie », hors des laboratoires, et à un coût compétitif. L’intelligence artificielle aide le robot à apprendre comment reconnaître un visage, voire un visage qui le regarde.
Cette capacité à apprendre permettra-t-elle un jour au robot d’acquérir une conscience ? « Je n’en suis pas convaincu. La conscience n’apparaît pas parce qu’on a beaucoup de mémoire et beaucoup de CPU [Central Processing Unit, ou Unité Centrale de Traitement d’un ordinateur, NDLR] ! » Certains chercheurs ont tenté de « donner » une conscience à leurs machines. « Il s’agit en fait d’un programme qui commande aux autres programmes. C’est un peu ce qu’avait imaginé l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov. Mais le robot ne comprendra pas pour autant la sémantique de ce qu’il fait. La conscience n’émerge pas toute seule ! Si c’est le fabricant qui donne à son robot une espèce de « libre arbitre », est-ce vraiment un libre arbitre ? ». L’intérêt de donner une « conscience » au robot est loin d’être évident : le robot pourrait alors décider de désobéir aux ordres qui contredisent ceux que lui dicte cette conscience.
Mais, même s’il n’a pas à proprement parler de « conscience », un robot peut-il être tenu pour responsable de ses actes ? « Dans l’état actuel, la législation en vigueur est suffisante. C’est le propriétaire du robot qui est responsable de sa machine. Cependant, le jour où les robots seront capables d’apprendre, les choses seront différentes : si l’acte délictueux commis par le robot résulte de son apprentissage, qui doit en être tenu pour responsable ? Le propriétaire ? Le fabricant de l’intelligence artificielle ? » Rodolphe apporte des réponses claires, et plutôt raisonnables. « Le système d’apprentissage peut être à incriminer, auquel cas son fabricant est responsable. Mais dans le cas contraire, c’est comme pour les enfants : les parents ne sont pas à l’origine de tout ce qu’apprend leur progéniture, mais ils en sont quand même responsables. Ca n’est pas encore formalisé dans des textes de loi, mais ça viendra.»
Aurons-nous tous nos robots à la maison, demain ? « Nous n’en sommes pas encore là ! Il faut que les machines évoluent, et aussi qu’elles soient plus fiables. D’ailleurs, les ingénieurs que nous recrutons aujourd’hui sont des informaticiens de haute volée, capables d’écrire un grand nombre de lignes de codes fiables et clairs. Ce ne sont plus les bricolos de génie que nous embauchions il y a encore cinq ans. C’est moins magique, mais c’est le prix à payer pour que le domaine devienne une véritable industrie. »
Rodolphe compare l’état dudit domaine à celui de l’aviation, au temps où Blériot traversait la Manche (les avions, encore !). C’était en 1909. Il a fallu attendre 1927 avant que Lindbergh traverse l’Atlantique. Nous ne sommes plus très loin.