Dossier: Le soi, l’humanisme, l’universel (1ère partie)

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Par Yassir Mechelloukh

Le soi, l’humanisme, l’universel : autobiographie et philosophie pratique chez Ibn Khaldûn et Cardan (I)

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Kitāb al-‘Ibar wa-dīwān al-mubtada’ wa-al-khabar fī ayyām al-‘Arab wa-al-‘Ajam wa-al-Barbar / Ibn Khaldūn. كتابالعبروديوانالمبتدأوالخبرفيأيامالعربوالعجموالبربر/ لابنخلدون(مخطوطسنة 1140 ھ/ 1728 م) Manuscript of the World History of Ibn Khaldūn. 261 leaves; 26.5 x 17.5 cm. Written in various hands. Copied in A.H. 1140 (A.D. 1728). Housed at Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University, New Haven, CT. Call Number: Arabic MSS suppl. 359. References: Ahlwardt, Wilhelm. Verzeichnis der arabischen Handschriften, no. 9362; Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, II, 245.

.On voudrait, dans le présent travail, proposer une étude comparée entre l’Autobiographie d’Ibn Khaldûn [I] (1332 – 1406), historien et anthropologue tunisien du XIVe siècle et celle de Jérôme Cardan [2], médecin et philosophe italien (1501- 1576). On se propose d’étudier, dans le détail, la question de l’autobiographie dans le cadre proprement philosophique. L’intérêt de ce choix théorique est double : d’une part, il consiste dans une approche comparée de la perception de l’individu ou du soi à travers deux auteurs caractéristiques de deux civilisations et d’autre part à interroger, par une méthodologie archéologique, si les notions centrales de « sujet » et de « personne » ont bien une réelle consistance quand on réfléchit à partir du monde arabe.
Si nous avons choisi ces deux autobiographies, c’est parce qu’Ibn Khaldûn est un polygraphe au statut quelque peu particulier ; il nous semble qu’il est le dernier auteur majeur à proposer un système de pensée caractéristique de l’union entre les productions des sciences gréco-arabes et les fondements de la croyance (أصول الدين) l’auteur de la Muqaddima (مقر مة), connu pour sa théorie cyclique des civilisations, fait état d’une conscience historique aiguë et d’une lucidité critique à l’égard de l’âge d’or des sciences arabes – cela donne à son Autobiographie un statut à la fois classique dans sa méthodologie et en même temps lucide – c’est pourquoi nous espérons qu’il ressortira de notre analyse des conclusions un tant soit peu nettes en ce qui regarde la perception historique arabe et celle proprement « européenne » de la Renaissance.
Il semble, en effet, que Cardan n’a pas pu connaître Ibn Khaldûn. Tous deux, toutefois, écrivent une autobiographie dont la portée morale et historique est manifeste. Ibn Khaldûn [3] est à la fois un représentant de la jurisprudence islamique sunnite [4] et un héritier de la فلسفة (falsafa – philosophie arabe de tradition hellénistique) [5], bien qu’il ne soit pas proprement philosophe. Quant à Cardan, il est un représentant de l’humanisme tardif. Le sens de notre démarche consiste à étudier et à mesurer l’influence de l’héritage antique chez nos deux auteurs. Cela s’inscrit dans un esprit plus général : doit-on réévaluer la place de la civilisation arabe dans son rapport au monde latin ? En quoi le travail des studia humanitatis [6] diffère-t-il de celui entrepris par les Arabes du VIIIe au XIVe siècle ? C’est cela qu’on voudrait analyser. À cet égard, on voudrait analyser la bipartition entre la philosophie théorique et la philosophie pratique depuis l’Antiquité et expliquer comment l’on peut, aujourd’hui – suivant les récents travaux – reconsidérer la place de la civilisation arabe.

 

Philosophie théorique/Philosophie pratique : Une bipartition flottante de l’Antiquité à la Renaissance

 

La tradition occidentale semble soutenir l’idée d’une systématicité de la philosophie. Une espèce d’obsession de l’unité systématique hante la philosophie. Mais le primat de la philosophie théorique n’est pas toujours apparu aussi fermement établi. C’est ce que se sont évertués à montrer Pierre Hadot [7] et Juliusz Domanski [8] dans leurs travaux respectifs. La question mérite en effet d’être posée, et ce, dès l’Antiquité : la philosophie est-elle une théorie ou une manière de vivre ? On voudrait faire un rapide état des lieux pour expliquer le cadre précis de notre analyse.

Les grandes philosophies en Grèce semblent toutes porter l’ambition d’une unité véritablement systématique. Mais, d’un système à l’autre, de Platon à Aristote, il y a un passage plus ou moins marqué d’une ontologie foncièrement mathématique à une philosophie autour de la notion d’energeia (Acte), aussi bien investie en philosophie de la nature, en métaphysique qu’en philosophie pratique. Poser l’acte comme fondement de la philosophie met en exergue une tout autre architectonique qui convoque les notions d’action, d’activité, d’éthique, en somme, qui redéfinit la place que l’on peut accorder à la philosophie pratique. À cet égard, le système aristotélicien semble accorder une place plus importante à la philosophie pratique. Mais il faut toutefois être prudent, on peut difficilement nier le fait que Platon, par le dialogue philosophique, interroge, de manière assez frontale, la philosophie comme manière de vivre. Le dialogue socratique porte en lui, d’emblée, une inscription proprement sociale.

Mais la philosophie antique n’est pas tout d’un bloc. Si l’on bascule du monde grec au monde latin, la philosophie pratique occupe une place plus marquée. Chez Cicéron, la figure du philosophe est subsumée dans celle de l’orateur, si bien que, si l’orateur est bien un homme d’esprit critique [9], complet à la fois du point de vue théorique et pratique, la rhétorique prend une importance telle que l’inscription sociale et politique du philosophe est plus nette. La philosophie ancienne latine semble plus ancrée dans la praxis – et il s’agit peut-être d’une des raisons pour laquelle l’humanisme de la Renaissance a, semble-t-il, renversé l’ordre épistémologique établi.

Au Moyen Âge, certaines questions ont bénéficié d’un intérêt plus important ; les questions métaphysiques, physiques et noétiques ou, pour le dire autrement, la philosophie théorique. Mais il y a lieu de s’interroger sur ce point, Domanski accentue fortement la bipartition philosophie théorique/philosophie pratique pour expliquer le passage du Moyen Âge à la Renaissance. Mais, à bien des égards, son analyse semble incomplète.

 

Si l’on veut comprendre, en effet, ce que veut dire philosopher à la Renaissance, on doit lire la philosophie médiévale, non pas seulement de langue latine et de confession chrétienne mais aussi celle de langue arabe et de confession musulmane. On doit décrypter la nature de la réception latine de la pensée arabe.

 

La latinité et les Arabes : Une réception parcellaire, incomplète et tendancieuse

 

La réception des textes arabes par les Latins fut turbulente et cristallisée par la figure d’Averroès. Si on lit les médiévaux latins, on verra que ce qui retient leurs esprits tout particulièrement, c’est la triple thèse d’Averroès dite du « monopsychisme » [10]. Cette thèse, si elle a produit une tradition averroïste et une tradition critique commencée avec Thomas d’Aquin, n’est toutefois pas le seul apport du Cordouan. La réception difficile est aussi liée à une raison plus triviale, à savoir la complexité du corpus des œuvres d’Averroès. Certaines œuvres sont perdues dans l’original arabe, comme le Commentaire à la République de Platon écrit en 1194, mais dont la traduction de l’arabe à l’hébreu ne remonte qu’au XIVe siècle [11]. La première traduction latine ne semble pas avoir circulé en Europe. Il faut attendre l’année 1539 pour que le médecin Jacob Mantino traduise l’œuvre et la dédie au Pape Paul III [12]. Le corpus juridique et théologique n’a pas été reçu par les Latins [13], si ce n’est fort tardivement pour le Livre du dévoilement des méthodes de démonstration des dogmes de la religion (الكشف عن مناهج الأدلّة في عقائد الملّة). L’absence de cette partie du corpus est une des causes de la diffusion de la thèse – du reste fausse – de la « double vérité » selon laquelle Averroès aurait soutenu l’existence de deux vérité, une vérité de la foi et une vérité de la philosophie. Les Latins se sont fourvoyés, l’histoire eut été tout autre s’ils avaient eu à leur disposition le corpus theologicum. Cette thèse célèbre, née durant le Moyen Age, a une longue histoire. Elle est, en effet, reprise par Ernest Renan au XIXe siècle [14]. Averroès fut bien vite considéré comme le philosophe arabe le plus important. Les traductions de Michel Scot arrivent à Paris autour de 1220. Les philosophes de Bagdad sont toutefois absents, les Latins ne les connaissent que par l’intermédiaire de mentions textuelles. Les études arabes sont saisies comme objet d’étude en France et en Europe à partir du XVIe siècle, Guillaume Postel est titulaire de la première chaire d’arabe au Collège des lecteurs royaux (devenu aujourd’hui Collège de France) en 1539, Thomas Erpénius publie la première grammaire arabe au début du XVIIe siècle, Ravlenghien enseigne l’arabe à Leyde en 1593, et Edward Pococke inaugure une chaire d’arabe à Oxford en 1638 [15].

Le rapport de l’Europe à la civilisation arabe fut aussi difficile dans la manière dont on a pu percevoir et considérer l’Islam. La méconnaissance des traditions théologiques et l’absence totale d’études rigoureuses sur la théologie islamique rendaient tronquée toute interprétation. Car il est manifeste qu’on ne peut pas faire une histoire de la rationalité arabe sans étudier la rationalité qui a existé dans les textes théologiques. Comme l’écrit Jean Jolivet, « La philosophie naît deux fois en Islam : sous la forme d’abord d’une théologie originale, le kalâm ; sous celle ensuite d’un courant philosophique qui s’alimente pour une grande part aux sources grecques. » [16] La singularité de la théologie islamique consiste dans le fait que, dès le VIIIe siècle, elle relève le défi de la rationalité, si bien qu’on pourrait dire que la falsafa n’eut pas été possible sans l’introduction de la logique dans la théologie et la jurisprudence islamiques. Aujourd’hui, la relation entre falsafa et science du kalâm (علم الكلام) est peu étudiée [17], car elle exige d’intégrer certaines controverses et de déconstruire l’idée selon laquelle il y a une véritable opposition entre raison et foi. Or, quand on lit le kalâm [18], on ne peut manquer de noter qu’il y a chez Al-Ghâzâlî [19] ou chez Al Juwayni [20], un effort rationnel tout aussi important que celui des philosophes. La doctrine du kasb (كسب) formulée par les ash’arites (الأشعرية) [21] – celle de l’acquisition de l’acte humain dans le cadre de la responsabilité morale – en est une manifestation. On peut même se demander si les ash’arites ne se sont pas eux-mêmes inspirés de la tradition scolastique et de la notion d’intellect acquis (عقل مكتسب – ’aql muktasab) par Alexandre d’Aphrodise. Il semble qu’il y ait eu des relations et des fécondations mutuelles dont on n’a pas encore pu effleurer véritablement le sens.
Si la relation entre falsafa et kalâm est soulignée, celle entre falsafa et adab al sultan (أدب السلتان – Miroirs des Princes) est quasiment absente des études [22]. On sait pourtant que les philosophes arabes ont été proches du pouvoir et placés sous leur protection. Ils étaient presque tous médecins proches au coeur des administrations et nous avons un corpus étendu de la tradition des Miroirs des Princes qui, pour une bonne partie, n’a pas été traduit.

 

Islam, philosophie pratique et conscience historique : Les signes d’un humanisme de la civilisation arabe

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« Égypte ou Syrie (?), milieu du XIVe siècle. BnF, département des Manuscrits, arabe 3467, f. 21 © BnF »

L’Europe n’a pas reçu, jusqu’au XIXe siècle, un corpus suffisamment ample pour proposer une herméneutique rigoureuse de la civilisation arabo-musulmane. Mais l’époque du XIXe siècle est marquée par l’apparition du courant orientaliste. Si l’orientalisme a bien permis de découvrir de nouvelles figures de la civilisation arabo-musulmane, l’attitude à la fois de fascination et de mépris mêlée au colonialisme n’a pas permis une lecture lucide des œuvres. On voudrait souligner l’idée que, si l’on veut saisir le véritable sens des œuvres arabes, il faut, autant que faire se peut, se libérer d’une perception centrée sur l’Occident et l’Europe. Alain de Libera a ouvert la voie à une approche multidimensionnelle de la philosophie médiévale. Cette approche est, pour nous, à la fois objective et rigoureuse [23].

Dès les premiers siècles de l’Hégire, la puissance de la jurisprudence islamique apparaît. C’est ce qu’on appelle les أصول الفقه (usûl al-fîqh – sources ou principes de la jurisprudence). Le Coran est la première source du droit, la seconde, ce sont les ‘ahadîth (أحاديث – paroles et actes rapportés du Prophète Muhammad) Dans la mesure où le Coran fut dicté avant d’être recopié et où la tradition arabe est essentiellement orale, les musulmans ont dû se doter d’un solide dispositif juridique dès la mort du Prophète. Dans ce dispositif, la place du témoignage est tout à fait centrale. On ne peut donner son assentiment à l’ensemble des ‘ahadîth rapportés, il s’agit constamment d’examiner et de mesurer la confiance que l’on peut accorder à un transmetteur. Il y a une vaste entreprise, menée par les juristes, d’examen de la validité de ces ‘ahadîth. À cet égard, les musulmans ont mis en place ce qu’on appelle al isnâd (إسناد – chaîne des transmetteurs d’un hadîth donné). Cette chaîne qui relie les musulmans de toutes les époques fait mention de tous les prédécesseurs, c’est-à-dire toutes les transmissions d’homme à homme, de savant à savant, de juriste à juriste. Il y a eu, de fait, dès les débuts de l’Islam, une volonté, par le travail juridico-théologique, de construire et de perpétuer une tradition. Le témoignage historique est examiné en fonction de règles très rigoureuses ; selon la qualité du témoignage, le propos rapporté dans les ahadîth sera considéré comme authentique, fort, moyen ou faible. Cette prééminence du droit musulman a une incidence sur la manière dont la civilisation arabe se pense elle-même, c’est à cet égard que l’on peut penser une forme de conscience historique arabe.

Être sunnite, c’est suivre la Sunna du Prophète, c’est-à-dire se conformer à ses paroles mais aussi à ses actes. D’où l’importance de la dimension proprement pratique de l’Islam. Pourtant, la philosophie pratique arabe ne semble pas avoir eu d’importance toute particulière. Il nous semble que la dimension pratique de l’Islam a absorbé les considérations morales et politiques – si bien que la philosophie pratique est apparue comme consensuelle. Mais, surtout, la théologie du kalâm s’est abondamment saisie de ces questions, tout particulièrement de la question de la qualification juridique de l’acte moral. L’éthique en philosophie fut accaparée par la théologie et le droit musulman. Il y aura à repenser toute l’épistémologie arabe – comment évaluer la place du droit et de la jurisprudence dans la réflexion éthique ? Nous pensons que, si la philosophie pratique a moins intéressé les Arabes, c’est en tant qu’elle a d’autant plus intéressé la théologie et le droit musulman. En somme, la philosophie pratique, du reste – aristotélicienne –, était en parfaite concordance avec la notion de hikma (الحكمة) cristallisée par la figure du Prophète Muhammad [24]. La hikma – qu’on traduit par « sagesse » – est en fait le concept islamique qui correspond à la phronèsis grecque. Être doué de hikma, c’est être doué d’une intelligence pratique qui nous permet de prendre une décision ou d’agir convenablement en fonction du temps, du contexte et de la situation – et de fait – être destiné à gouverner. La hikma dépend en partie de l’expérience et en partie de l’étude. Le terme hikma peut aussi être traduit par « commandement » ou par « gouvernement ». C’est, à bien des égards, considéré comme le plus haut degré qu’un musulman peut atteindre. À cet égard, la phronèsis – si l’on pense aux oeuvres de Miskawayh, Al-Fârâbî et Averroès – est la faculté des hommes politiques, comme dans l’aristotélisme.

 

On voudrait, dans la continuité de Mohammed Arkoun [25], penser à cet égard un humanisme greco-arabe en analysant le corpus de philosophie pratique. Ce corpus contient à la fois les travaux de morale de la théologie du kalâm et ceux de la tradition des Miroirs des Princes. Les « Miroirs des Princes », mouvement initié au VIIIe siècle , est une tradition de conseil politique dont la méthode est proprement littéraire et consiste généralement à conseiller le gouverneur par l’écriture de lettres et de fables. L’exemple le plus marquant est le recueil de fables du Livre de Kalila et Dimna [26] de AbdAllah Ibn Al Muqaffa’, le maître-fondateur de la prose arabe, qui, à juste titre, a pu être considéré comme le « La Fontaine des Arabes ». Dans ce projet théorique de l’humanisme greco-arabe, le style littéraire des « Miroirs des Princes » pourrait être comparé, en ce qui concerne l’usage commun des métaphores sociales, aux Moralia de Plutarque, série de traités moraux qui, avec ses Vies Parallèles des Hommes Illustres, eut une large influence dans l’éducation des savants, écrivains et philosophes jusqu’à la fin de la Renaissance.

Si on lit les Moralia de Plutarque à côté du Traité d’éthique [27] de Miskawayh, on verra que s’ils reprennent tous les deux, tantôt la terminologie de Platon, tantôt celle d’Aristote, ils ont un style bien proche. Le style littéraire arabe n’est ni purement philosophique ni dialogique, ses formules sont des figures de style et des métaphores sociales. Bien souvent, les traités de littérature du adab (littérature arabe à visée éthique) sont envoyés à un destinataire, ils prennent parfois la forme de lettres écrites, parfois ils sont d’un style plus théorique et philosophique.

À cet égard, si l’on prend en compte cette profonde conscience historique, la culture du nom et de la généalogie qui résultent des ‘ahadîth, la tradition des Miroirs des Princes à la fois en matière de conseil politique et en matière d’étude véritablement morale, l’anthropologie islamique – où les concepts de nafs et de ruh ont une ressemblance marquée avec ceux de psychè et de thymos [28] , si l’on considère la philosophie comme une manière de vivre et qu’on analyse l’art de la conversation arabe [29] couplée à une culture foncièrement orale avec des histoires et poésies populaires qu’on transmet chez les Arabes comme l’on transmet Homère aux enfants grecs, qu’on analyse encore les conceptions éducatives de la paideia et qu’on les compare à l’enseignement traditionnel arabo-islamique, on trouvera des similitudes troublantes qui – toutes – n’ont pas fait l’objet d’études véritablement approfondies.

Le travail opéré par les Arabes – très tôt –, du VIIIe au Xe siècle, nous semble assez proche de celui que les Latins ont effectué pendant l’humanisme de la Renaissance, à l’égard des textes grecs et latins. On parle à cet égard d’une relecture profonde de l’histoire de la philosophie avec d’un côté un humanisme gréco-arabe marqué par la fascination des Arabes pour les Grecs et un humanisme arabo-latin qu’on trouve aussi bien en médecine, dans les sciences ou encore en philosophie théorique par la voie de l’averroïsme – étant entendu que la médecine a joué un rôle bien au-delà de son propre domaine, en particulier en matière de pensée politique. Les liens entre les Grecs et les Arabes, et les Arabes et les Latins, sont certes parfois indirects mais le rôle est puissant et l’on doit faire preuve de prudence car il se pourrait bien que les Latins ou les Arabes aient connu bien davantage que ce que nous croyons savoir.

Si l’on juge que la fin de la falsafa a lieu en 1198, à la mort d’Averroès, on oublie souvent de noter que cette falsafa est née du kalâm, une théologie originale foncièrement rationnelle. Et de même que la théologie a triomphé de la falsafa pour des raisons à la fois politiques et idéologiques, la théologie islamique n’en ressort pas indemne [30]. La logique aristotélicienne continue d’avoir une influence importante dans le monde musulman. Le raisonnement ou le syllogisme [31] (qiyâs – قيس) reste la troisième source de la jurisprudence sunnite, si bien qu’aujourd’hui, l’étude de la langue arabe, de la poésie et de la logique se fait de manière quasiment conjointe. Certains courants ont, en effet, abandonné l’usage de la logique. Nous avons des preuves de cela. On sait qu’Al Akhdhâri, grand théologien algérien représentant de la jurisprudence malikite au XVIe siècle, a composé le Soullam al Mounaouraq (السلم المنورق – L’Échelle brillante) [32], traité de logique qui eut une importance capitale dans le curriculum des études islamiques au Maghreb [33]. La fin de la falsafa n’implique pas la fin de l’usage de la raison en Islam. La mort d’Averroès marque la fin de la scolastique aristotélicienne mais l’Islam traditionnel reste, dans son essence, foncièrement scolastique, marqué par un apprentissage sévère du Coran, des ‘ahadith mais aussi des traités de jurisprudence. Le Soullam était mémorisé par cœur, au XVIIe siècle, par les étudiants en théologie. Mais la logique n’est pas le seul héritage qui a marqué la civilisation arabo-islamique, la médecine, la météorologie et les principes politiques d’Aristote, de Galien et des Grecs continuent d’avoir une place non négligeable dans beaucoup d’œuvres. C’est le cas d’Ibn Khaldûn dont nous allons, à présent, étudier l’autobiographie.

 

Aristotélisme et théologie islamique : Ibn Khaldûn comme synthèse de l’humanisme gréco-arabe

Monfredi de Monte Imperiale imagine une conversation entre Averroès (XIIe siècle) et le philosophe néoplatonicien Porphyre (IIIe-IVe siècles). Monfredo de Monte Imperiali, Liber de herbis. Manuscrit sur parchemin (35 x 25 cm). Italie, 1re moitié du XIVe siècle. BnF, Manuscrits (Latin 6823 fol. 2)

Ce qui nous occupe dans le présent travail, c’est de proposer une étude comparée de deux autobiographies : celle d’Ibn Khaldûn, juriste, historien et anthropologue tunisien du XIVe siècle, héritier de la falsafa et tenant d’un Islam traditionnel sunnite de jurisprudence malikite, et celle du médecin et philosophe de l’humanisme tardif, Jérôme Cardan.

Mohammed Arkoun a essayé de montrer, à travers notamment l’œuvre de Miskawayh, qu’il y eut, au Xe siècle, un humanisme arabe ; une pensée, non plus centrée sur Dieu, mais centrée sur l’homme. L’humanisme n’est, toutefois, ni chez les Arabes, ni à la Renaissance, l’apanage des athées. L’effort d’Érasme, au XVe siècle, consiste précisément dans une tentative de conciliation de la foi chrétienne et des humanités [34]. Il en va de même chez les Arabes, penser les relations entre les hommes du pouvoir et la foule ou penser la place de l’homme dans la société ne revient pas, pour autant, à réfuter l’Islam.

Il y eut, selon nous, un humanisme gréco-arabe. Si l’on veut bien entendre « humanisme » comme suit, c’est-à-dire comme une entreprise sévère de compréhension et de production des savoirs humains, si l’on entend « humanisme » comme visée d’un idéal de perfection humaine, perfection entendue en un sens aristotélicien, à savoir comme réalisation de l’ensemble des potentialités morales et intellectuelles, alors il y eut un humanisme gréco-arabe. D’abord, comme les humanistes de la Renaissance, les Arabes ont eu une profonde conscience historique [35]. C’est remarquable dans les premiers textes de la falsafa [36]. Les Arabes se sentent héritiers d’une civilisation immense et se pensent comme témoins dans l’histoire. Loin de considérer que leur œuvre est la fin de l’Histoire, le regard arabe est inlassablement tourné vers la postérité.

Si nous choisissons d’étudier l’Autobiographie d’Ibn Khaldûn (1330 – 1391), c’est qu’il est un historien qui témoigne de la profondeur de la conscience historique arabe. En effet, sa Muqaddima fournit une théorie importante de la civilisation et des éléments sur la manière dont les Arabes se pensaient à la fois géographiquement et culturellement par rapport aux autres peuples. Ibn Khaldûn considère, au XIVe siècle, que la civilisation est à la fin de son cycle [37]. Il propose une approche cyclique de l’histoire, marquée par le concept d’entropie. Toute civilisation, parvenue au sommet du point de vue de la production des sciences et des techniques, est destinée à s’effondrer. C’est ce que perçoit Ibn Khaldûn pour la civilisation arabo-musulmane.

Ibn Khaldûn apparaît comme l’homme de la synthèse de l’humanisme gréco-arabe. Il est, selon nous, le compilateur de l’ensemble des savoirs produits, non pas seulement par les Arabes, mais aussi par les Grecs. La présence des concepts aristotéliciens ou de la médecine galénique est notable. Ibn Khaldûn propose une nouvelle science, al ‘umran, la « science de la société humaine » علم العمران)). Ce projet ambitieux n’a, selon nous, été possible que parce qu’Ibn Khaldûn se sait l’héritier d’un immense corpus gréco-arabe. Il cherche à tirer de la civilisation arabo-islamique la synthèse de tous ses apports. Ce qui en résulte consiste en une science qui englobe à la fois une sociologie, une historiographie, une philosophie de l’Histoire, une anthropologie et une philosophie politique. Son œuvre constitue la synthèse du travail scientifique arabe mais aussi de l’apport juridico-théologique. L’humanisme gréco-arabe est un rationalisme par-delà les traditions et les religions. C’est dans ce cadre qu’on voudrait travailler.

 

« Page d’un manuscrit arabo-ottoman extrait du Secretum Secretorum attribué à Aristote (MS Reis El-Kuttap (Asir I), 1002 »

 

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Rédacteur Yassir Mechelloukh

Secrétaire de rédaction Colette Fournier (Lyon)

Pluton-Magazine/2019/Paris 16

 

Notes

[1] On se fondera sur l’édition suivante : Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I (Autobiographie – Muqaddima), traduit de l’arabe (Égypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n° 490, 2002, 1632 p.

[2] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Étienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Époque », 1992, 336 p.

[3] Ibn Khaldûn ne l’est, bien sûr, que dans une certaine mesure. Il n’est pas un philosophe de tradition hellénistique mais il en est, d’une certaine manière, tributaire. On peut remarquer d’ailleurs que bien des éléments de sa théorie de l’État sont les mêmes que ceux de l’Épitomé de la République de Platon par Averroès. Miguel Cruz Hernandez le note minutieusement dans son édition : Averroes – Exposición de la República de Platón, traducción y estudio preliminar de Miguel Cruz Hernández, Madrid, Tecnos, coll. « Clásicos del Pensamiento », 2011 (6e, Sexta edición), 240 p. Bien qu’il propose une anthropologie fondée sur l’histoire et qui n’existe pas dans la scolastique, il continue de définir, dans la continuité de la scolastique gréco-arabe, l’homme comme un animal politique.

[4] Le courant sunnite est majoritaire dans l’Islam, il fait de la Sunna, à savoir l’ensemble des paroles, actes et comportements du Prophète, la deuxième source du droit musulman après le Coran. Il faut entendre ici le terme « jurisprudence » (fiqh) comme l’ensemble des avis, notes et recommandations des juristes qui se succèdent siècle après siècle. Le droit musulman est un droit essentiellement jurisprudentiel.

[5] La falsafa,فلسفة est le terme arabe résultant d’une translittération du grec φιλοσοφία. La période commence au début du IXe siècle et s’achève à la toute fin du XIIe siècle, à la mort d’Averroès. Elle est une tradition herméneutique des textes grecs classiques, essentiellement noétiques et métaphysiques, qui se manifeste surtout par un péripatétisme aristotélicien.

[6] Les studia humanitatis, c’est l’étude des « humanités », c’est-à-dire de l’ensemble des textes gréco-latins tels qu’ils ont reçus en Europe à partir du début du XIIIe siècle. L’expression apparaît toutefois à partir du XVe siècle, il s’agit du moment où les Européens prennent de plus en plus en compte la philosophie pratique.

[7] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre – Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Le Livre de Poche, Collection « Biblio Essais », 2003, 280 p.

[8] Juliusz Domanski, La philosophie, théorie ou manière de vivre ? Les controverses de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Cerf, collection « Vestigia – Pensée antique et médiévale », 1996, 24 p.

[9] On pense tout particulièrement à Cicéron, De l’Orateur (55 av-JC), III, 54, traduction par H. Bornecque et E. Courbaud, Les Belles-Lettres, 1922 « Le véritable orateur, puisque la vie humaine tout entière est le domaine où il se meut, la matière sur laquelle il travaille, aura examiné, entendu, lu, discuté, traité, agité toutes les questions qui s’y rattachent » ainsi que, plus loin, en III, 76, « L’ensemble des choses, des vertus, des devoirs, de toute cette nature qui contient les mœurs, les esprits et la vie des hommes, voilà ce dont [la véritable éloquence] connaît l’origine, la nature et les modifications. »

[10] Elle est improprement nommée car Averroès ne soutient pas l’existence d’une seule et unique psychè, mais l’unité de l’intellect agent, à savoir une entité surplombante pourvoyeuse de pensées pour toute l’espèce humaine.

[11] C’est celle de Samuel Ben Judah qui est retenue comme la meilleure au début du XIVe siècle mais elle est préservée en huit manuscrits avec des éléments sensiblement différents. Quoi qu’il en soit, l’original arabe n’a jamais été retrouvé. Il se peut que cette perte soit liée à la fin de la vie d’Averroès qui fut tumultueuse au point de vue politique. On pense, pour notre part, que ce Commentaire n’a circulé que dans l’Administration almohade, qu’il est, sous un certain rapport, un écrit de contexte, ce qui expliquerait la critique des régimes politiques andalous, peu habituelle chez le Cordouan. Sur les manuscrits voir l’édition suivante : Averroes on Plato’s Republic, Translated with an Introduction and Notes by Ralph Lerner, Cornell University Press, Ithaca and London, 1974, pp. 8-9.

[12] Jacob Mantino est un médecin juif mort en 1549, proche de la Papauté. Il aurait discuté avec des émissaires d’Henry VIII d’Angleterre alors même que les balbutiements de l’anglicanisme commençaient à apparaître. Il est un prolifique traducteur de la médecine d’Avicenne et d’Averroès mais aussi d’Aristote, de Maimonides et d’autres textes d’Averroès. Il en existe une biographie : David Kaufman, Jacob Mantino : une page de l’histoire de la Renaissance, Versailles, Cerf, in Revue des études juives, tome 27, année 1893, 1894, 65 p.

[13] Sur ce point, voir introduction « Pour Averroès » par A. de Libera in Averroès, L’Islam et la raison, trad. M. Geoffroy, Paris, Garnier-Flammarion, p. 10.

[14] Ernest Renan a publié, en 1852, une analyse caractéristiques des études orientalistes du XIXe siècle, dans son livre Averroès et l’averroïsme. Sur la portée et l’influence néfaste de Renan dans la réception de l’oeuvre d’Averroès, voir notamment l’ouvrage de Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes, Paris, Albin Michel, 2015, 250 p.

[15] Voir l’excellente introduction de Abdesselam Cheddadi in Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I (Autobiographie – Muqaddima), traduit de l’arabe (Égypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n° 490, 2002, pp. 9-46.

[16] Jean Jolivet, Philosophie médiévale arabe et latine, Paris, Vrin, collection « Études de philosophie médiévale », 1995, p. 307.

[17] On peut toutefois mentionner le travail considérable de Marwan Rashed, Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbakhtī. Commentary on Aristotle De generatione et corruptione, W. De Gruyter, Berlin-New York, 2015.

[18] L’ash’arisme est le courant théologique majoritaire de l’Islam sunnite qui naît avec la figure d’Al Ash’ari au IXe siècle et qui s’étend jusqu’à la mort d’Averroès. Ce sont de puissants théologiens, maîtres en logique, qui sont les fondateurs du kalâm.

[19] Al-Juwaynî (1028-1095) est un éminent représentant de l’école ash’arite. Il exerça une influence importante à la fois sur son élève, Al-Ghâzâlî (1058-1111) mais aussi sur Averroès qui le mentionne dans son Kitab al-Kašf ‘an Manahig Al-Adillaƒ1ƒ, sa théologie de la voie moyenne. Il faut rappeler qu’Al-Ghâzâlî est le théologien le plus connu des Latins, pour avoir écrit un Tahâfût al-falasifa (L’incohérence des philosophes) dans lequel il condamne et prononce l’infidélité des philosophes, en particulier d’Al-Fârâbi et d’Avicenne, qu’il accuse de rejeter le dogme de l’Islam sunnite. Averroès lui répondra par une Incohérence de l’Incohérence (Tahâfût al Tahâfut), traduit en latin sous le titre Destructio Destructionis. Mais la puissance politique de l’ash’arisme comme courant officiel du pouvoir andalou contribuera à éteindre la philosophie de tradition hellénistique.

[20] Voir son important ouvrage, classique dans la tradition du kalâm, Al Juwaynî, Le Livre du Tawhîd (Kitâb al-Irshâd), Traité sur l’Unicité selon le sunnisme, traduction de l’arabe par J-D Luciani, revue et corrigée par A. Penot, Lyon, Alif Editions, 2010, 379 p.

[21] Avec l’atomisme, le concept de kasb est fondamental dans l’école ash’arite. On le cite parce qu’il se peut, comme l’écrit Jean-Baptiste Brenet, qu’Averroès ait tenté d’élaborer comme un « kasb aristotélicien », une théorie de l’acquisition de l’acte de l’intellect. On pense, pour notre part, qu’Averroès a vu qu’il était possible de réunir la position d’Alexandre d’Aphrodise et celle d’Al Juwaynî. Voir Jean-Baptiste Brenet, Je fantasme : Averroès et l’espace potentiel, Lagrasse, Verdier, 2017, 144 p. et l’article « Acquisition de la pensée et acquisition de l’acte chez Averroès. Une lecture croisée du Grand Commentaire au De Anima et du Kitab al-Kašf ‘an Manahig Al-Adilla », in Philosophical Psychology in Arabic Thought and the Latin Aristotelianism of the 13th Century (edités par L.X López-Farjeat et J.A. Tellkamp), Paris, Vrin, 2013, pp. 111-139.

[22] Il est vrai que ce qu’on appelle « adab al sultaniyaa », ce qui pourrait bien se traduire par « Éthique des Sultans » est une tradition littéraire – celle des Miroirs des Princes. Mais, bien que littéraire, c’est la source principale de production de la réflexion politique des Arabes dans l’Islam classique. C’était une tradition à laquelle se livraient aussi bien les philosophes (comme Avicenne), les juristes et les théologiens, d’où l’intérêt de penser les relations entre falsafa et adab al sultaniyaa. Sur toutes ces choses, voir les travaux de Makram Abbes, tout particulièrement Islam et politique à l’âge classique, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, 320 p.

[23] Sur cette affaire, d’une manière générale, voir les travaux d’Alain de Libera mais en particulier son chapitre sur l’Islam in Alain de Libera, La Philosophie médiévale, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ?, n° 1044 », 2017, 126 p.

[24] C’est d’ailleurs de là que vient le glissement opéré par Al-Fârâbî par rapport à la philosophie politique de Platon. Le Platon de Fârâbî est essentiellement celui des Lois. La figure du législateur devient celle du Prophète-Législateur. Voir Philippe Vallat, Al Farabi et l’école d’Alexandrie. Des prémisses de la connaissance à la philosophie politique. Paris, Vrin, coll. « Études musulmanes », 2004, 432 p.

[25] La grande thèse d’Arkoun est précisément celle de l’humanisme arabe. On se propose, en fait, de la discuter et éventuellement de la continuer et de l’étendre. Toute son œuvre va dans ce sens, notamment Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam : Combats et propositions, Paris, Vrin, collection « Études musulmanes », 2005, 311 p.

[26] Voir l’édition suivante : Ibn Al Muqaffa’, Le Livre de Kalila et Dimna, traduit de l’arabe par André Miquel (1957), Klincksieck, coll « Orients », 260 p., 2012.

[27] Arkoun l’appelle « l’Éthique à Nicomaque des Arabes », elle l’est, à juste titre, en tant qu’elle est un projet de la même ampleur. Voir Miskawayh, Traité d’Éthique (Ta’dib al akhlâq wa Tathîr al a’raq), traduction par Mohammed Arkoun, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes philosophiques », 2010, 290 p.

[28] La conception anthropologique islamique nous paraît présenter des similitudes très puissantes avec celle défendue par Platon et par le néoplatonisme de Plotin. Cela mérite une attention toute particulière, tout particulièrement vis-à-vis de la place accordée au corps et à la perception de la passion. Sur ce sujet, il s’agit de creuser le diptyque جهار-اجتهار (djihâd-ijtihâd) le djihâd étant conçu comme effort proprement indissociable de l’anthropologique islamique où la puissance de la passion est résorbée ainsi que l’ijtihâd comme effort d’interprétation réservé aux savants, ce qui leur donne une légitimité notamment pour formuler des فتاوی (fatâwâ – avis ou notes juridico-légales dans le cadre du droit musulman). Les deux mots obéissent à la même racine en arabe. Il s’agit de deux efforts sur son نفس (nafs), reste à savoir si le nafs doit être considéré comme le souffle du corps ou comme l’âme toute entière. L’étude, dans le cadre de la linguistique arabe, est ici nécessaire. Mais la complexité du sujet ainsi que les divergences entre savants et philosophes rendent fort difficile la chose.

[29] Sur ce point, voir Ali Benmakhlouf, La conversation comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2016, 252 p.

[30] Nous voulons dire que la théologie islamique, pour plusieurs de ses écoles, est teintée d’aristotélisme, au moins dans la manière dont elle considère la place de l’action morale et pour la logique, nettement héritée des Grecs.

[31] Comme le pointe Averroès dans son Fasl-al-Maqal (Discours décisif), le syllogisme juridique de la jurisprudence islamique découle de la théorie aristotélicienne du syllogisme. C’est un syllogisme à deux branches qui, bien que manquant de rigueur pour les représentants de la falsafa, est extrêmement efficace pour trancher casuistiquement au point de vue juridique.

[32] Le malikisme est l’école juridique majoritaire au Maghreb, c’est une jurisprudence qui soutient une pratique de l’Islam dit « traditionnel »

[33] Il en a existé une traduction française, datée du début du XXe siècle mais qui n’est plus disponible sur le marché. Voici toutefois la référence : Abderrahman El Akhdhari, Le Soullam – Traité de logique, traduit de l’arabe par J.-D Luciani, Alger, Ancienne Maison Bastide-Jourdan, Jules Carbonel, 1921. La force de ce traité consiste dans le fait qu’il contient l’ensemble des rudiments de la logique mais mis en vers. C’est une œuvre très pédagogique qui permettait aux étudiants débutants de mémoriser très facilement, surtout pour ceux qui avaient passé l’apprentissage du Coran. Sur ce point, voir Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en Islam ?, Paris, Philippe Rey, 2014, 160 p, ou encore L’encre des savants : Réflexions sur la philosophie en Afrique, Paris, Présence Africaine, 2013, 128 p.

[34] On pense à ce passage tout particulièrement in L’institution du prince chrétien, in Opera omnia, vol. IV-1, Amsterdam, 1974, p. 145 ; cité par Francisco Rico, Le rêve de l’humanisme. De Pétrarque à Érasme, trad. fr. Paris, Les Belles-Lettres, 2002, p. 148 « Est philosophe non pas celui qui brille en dialectique ou en physique, mais celui qui, méprisant les faux simulacres des choses, sait voir et suit les vrais biens dans son cœur intègre. Sans doute être philosophe et être chrétien sont-ils deux choses nominalement différentes, mais en fait ce ne sont qu’une seule et même chose. »

[35] Sur la conscience historique des humanistes, cf., entre autres ouvrages, Eugenio Garin, Moyen Âge et Renaissance, traduction française, Paris, Gallimard, 1969, chapitre 4 ; Erwin Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident (1960), traduction française, Paris, Flammarion, 1976 ; Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne (1976), traduction française, Paris, Albin Michel, 2009, chapitre 4.

[36] On pense au beau texte d’Al-Kindî, Sur la philosophie première, éd et trad Jean Jolivet et Roshdi Rashed, Œuvres philosophiques et scientifiques d’Al-Kindi, t. II, Métaphysique et cosmologie, Leyde, Brill, 1998, p.12 «  Il nous faut donc grandement remercier ceux qui nous ont procuré quelque chose du vrai et davantage encore ceux qui nous en ont procuré beaucoup, car ils nous ont fait participer aux acquis de leur pensée, ils nous ont rendu plus abordables les recherches des choses vraies et cachées en nous fournissant les prémisses qui aplanissent pour nous les chemins du vrai. Si en effet ils n’avaient pas existé, jamais nous n’aurions rassemblé, même en les recherchant intensément tout au long de notre vie, ces principes vrais au moyen desquels nous parvenons au terme de nos recherches des choses cachées. Tout cela n’a pu se rassembler que dans les siècles précédents qui se sont écoulés, siècle après siècle, jusqu’au temps qui est le nôtre, au prix d’une intense recherche, d’une étude sans relâche, d’une fatigue assumée dans ce but. »

[37] On renvoie une nouvelle fois à l’introduction au Livre des Exemples de Abdesselam Cheddadi mais aussi à sa biographie, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des Histoires », 2006, 144 p.

 

 

Bibliographie

Sources primaires
– Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Étienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Époque », 1992, 336 p.
– Ibn Khaldûn, La voie et la loi ou le Maître et le Juriste (Shifâ’ Al-Sâ ’Il Li-Tahdhîb Al-Masâ ’Il), traduit de l’arabe par René Pérez, Arles, Actes Sud, collection « Babel », 2010, 320 p.
– Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle (Al – Muqaddima), traduit de l’arabe par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, collection « Thesaurus », 1997, 1132 p.
– Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I (Autobiographie – Muqaddima), traduit de l’Arabe (Égypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n° 490, 2002, 1632 p.
Sources secondaires
– Al Juwaynî, Le Livre du Tawhîd (Kitâb al-Irshâd), Traité sur l’Unicité selon le sunnisme, traduction de l’arabe par J-D Luciani, revue et corrigée par A. Penot, Lyon, Alif Editions, 2010, 379 p.
– Al-Kindî, Œuvres philosophiques et scientifiques, Volume II : Métaphysique et cosmologie, Leyde, Brill, 1998, 233 p.
– Averroes on Plato’s Republic, Translated with an Introduction and Notes by Ralph Lerner, Cornell University Press, Ithaca and London, 1974, 206 p.
– Averroes, El libro de las generalidades de la medicina (Kitâb al-Kulliyât-fîl-tibb), traduction par María de la Concepción Vázquez de Benito et Camilo Álvarez Morales, Madrid, Editorial Trotta, coll. « Al / Andalus Textos y Estudios », 2003, 509 p.
– Averroes – Exposición de la República de Platón, traducción y estudio preliminar de Miguel Cruz Hernández, Madrid, Tecnos, coll. « Clásicos del Pensamiento », 2011 (6e, Sexta edición), 240 p.
– Averroès, La medicina de Averroes : Comentarios a Galeno, traducción de C. Vázquez de Benito, introducción de M. Cruz Hernández, Salamanca, 1987.
– Averroès, L’Islam et la raison, Anthologie de textes juridiques, théologiques et polémiques, traduction par M. Geoffroy, précédée de « Pour Averroès » par A. de Libera, Paris, Garnier-Flammarion, 2000, 224 p.
– Averroès, Le Livre du discours décisif, traduction par M. Geoffroy, introduction par A. de Libera, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, 247 p.
– Cicéron, De l’Orateur. Tome III – Livre III, traduction par H. Bornecque et E. Courbaud, Les Belles-Lettres, 1930, 226 p.
– Abderrahman El Akhdhari, Le Soullam – Traité de logique, traduit de l’arabe par J.-D Luciani, Alger, Ancienne Maison Bastide-Jourdan, Jules Carbonel, 1921.
– Érasme, L’Éducation du prince chrétien, traduction par A-M Greminger, Paris, Les Belles-Lettres, collection « Miroir des Humanistes », 2016, 260 p.
– Galien, Œuvres médicales choisies, Tome I, traduction par C. Daremberg, Édition d’A. Pichot, Paris, Gallimard, coll « Tel (n° 235) », 1994, 420 p.
– Ibn Al Muqaffa’, Le Livre de Kalila et Dimna, traduit de l’arabe par André Miquel (1957), Klincksieck, coll « Orients », 260 p., 2012.
– Ibn Zuhr de Séville, Le Traité médical (Kitâb al-Taysir), précédé de « La médecine arabe dans l’Espagne musulmane », introduction, traduction et notes par F. Bouamrane, Paris, Vrin, coll « Études musulmanes », 2010, 480 p.
– Miskawayh, Traité d’Éthique (Ta’dib al akhlâq wa Tathîr al a’raq), traduction par Mohammed Arkoun, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes philosophiques », 2010, 290 p.
Études philosophiques arabes
– Zeïnab Ben Saïd Cherni et Georges Labica (dir), Ibn Khaldûn et la fondation des sciences sociales, Paris, Publisud, collection « L’Observatoire des Sociétés », 2009, 143 p.
– Jean-Baptiste Brenet, Je fantasme : Averroès et l’espace potentiel, Lagrasse, Verdier, 2017, 144 p.
– Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn : l’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des Histoires », 2006, 544 p.
– Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, 299 p.
– Philippe Vallat, Al Farabi et l’école d’Alexandrie. Des prémisses de la connaissance à la philosophie politique. Paris, Vrin, coll. « Études musulmanes », 2004, 432 p.
Ouvrages généraux
– Makram Abbes, Islam et politique à l’âge classique, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, 320 p.
– Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam : Combats et propositions, Paris, Vrin, collection « Études musulmanes », 2005, 311 p.
– Ali Benmakhlouf, La conversation comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2016, 252 p.
– Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes, Paris, Albin Michel, 2015, 206 p.
– Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous : Enquête sur l’islamophobie savante, Fayard, coll. « Ouvertures », 2009, 374 p.
– Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en Islam ?, Paris, Philippe Rey, 2014, 160 p.
– Souleymane Bachir Diagne, L’encre des savants : Réflexions sur la philosophie en Afrique, Paris, Présence Africaine, 2013, 128 p.
– Juliusz Domanski, La philosophie, théorie ou manière de vivre ? Les controverses de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Cerf, collection « Vestigia – Pensée antique et médiévale », 1996, 124 p.
– Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe : Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles), traduction de l’anglais par A. Cheddadi, Aubier, coll. « Philosophie », 2005, 340 p.
– Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre – Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Le Livre de Poche, Collection « Biblio Essais », 2003, 280 p.
– Jean Jolivet, Philosophie médiévale arabe et latine, Paris, Vrin, collection « Etudes de philosophie médiévale », 1995, 320 p.
– Alain de Libera, La Philosophie médiévale, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ?, n° 1044 », 2017, 126 p.
– Franz Rosenthal, Knowledge Triumphant: The concept of Knowledge in Medieval Islam (1970), Leyde, Brill, collection « Brill Classics in Islam », 2006, 376 p.

 

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