Mes fantômes de Roumanie

Par Marie-Andrée CIPRUT

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Chaque fois que nous avions à parler de notre projet de voyage en Roumanie, la réaction était unanime et immédiate : « Vous allez au pays de Dracula ! »

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Zoom arrière, action !

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1972 : mariage à Turin de deux collègues universitaires. Elle en psychologie, lui en Hautes études internationales (HEI). L’un des convives, brun hippie, cheveux longs, allure christique, a provoqué la fascination de la mère du marié, grande bourgeoise du Sud, très snob qui, excitée comme une puce, courait frénétiquement parmi la centaine d’invités en susurrant : « C’est un prince  ! »

Ce prince né en Égypte d’une famille roumaine exilée, vivant en Suisse avec les siens, devenu très proche grâce à sa femme, l’une de mes meilleures amies pendant de longues années, vient tout juste de mourir à Paris. Grégoire de son prénom, Greg pour les intimes, était le descendant direct d’une illustre lignée. Nous avons croisé chez lui bien des membres aristocratiques de la diaspora roumaine…

De la Valachie à la Moldavie, des Maramures à la Transylvanie, ce voyage en Romanie a fait revivre avec moi le fantôme de mon ami Greg, qui s’appelait en réalité Gregoriu Bibesco-Bassaraba, prince de Brancovan. Il nous a d’emblée accompagnés dans les multiples églises orthodoxes de Bucarest, d’un pur style brancovan très répandu.

Son ancêtre d’origine hongroise, le comte Constantin Brancoveanu, ajouta Bassaraba à son nom lors de l’extinction de cette dynastie vers 1660. Voïvode (commandant de région) de la Valachie à 38 ans, en 1688, il fut exécuté à Istanbul en 1714, laissant un riche héritage architectural. Son génie politique auréolé par sa mort en martyr fera de lui un héros national.

Ce type d’architecture authentiquement roumaine apparaît à la fin du XVIIe, d’après son nom : le style brancovan, fusion harmonieuse entre le baroque et l’oriental. On le découvre plus complètement dans le monastère des Trei Hierarhi (Trois Hiérarques)* de Iasi visité avec émotion… D’autres spécimens existent, notamment dans le palais Branoveanu* de Mogosoia.

Trei Hierarhi

Moldavie et Bucovine

Au début du xive siècle, Basarab 1er (1330-1352) a fondé une église princière. Puis Mate Basarab voïvode de Valachie (1632-1654), prince éclairé, fut souvent comparé à Étienne le Grand de Moldavie. « Bessaraba » complétait le nom à rallonge de Greg !

À l’est du pays, la rivière « Prut » (prononcer « prout »), qui prend sa source en Ukraine et délimite la frontière bucovine avec l’actuelle Moldavie, me rappelle les réflexions goguenardes de Grégoire lorsque nous lui avons fait visiter le Périgord. « Drôle de pays », ironisait-il : « Vous avez les zizis (pour les Eyzies-de-Tayac), mon cul (pour Montcuq), sans compter la rivière La Conne ! » Cela nous faisait beaucoup rire…

Côté roumain de la rivière Prut, la partie occidentale – ancienne Bessarabie – constitue aujourd’hui la République de la Moldavie avec Iasi, capitale de 1564 à 1859, troisième ville de Roumanie, située à quelques encablures de l’Ukraine.

Plus au nord, la Bucovine – pays des hêtres – surnommée « archipel monastique », d’une incroyable richesse historique et religieuse, s’étend jusqu’à 30 km de la frontière ukrainienne. Découverte d’impressionnants monastères richement décorés à l’intérieur, tels que Protoba et Dragomirna*, également à l’extérieur, tels que Humor et Voronet, tous quatre inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO.

La cuisine

Des caractéristiques et spécialités culinaires d’origine métissée se déclinent dans cette région frontalière qui nous a ouvert un univers dont les ancêtres de Greg étaient originaires. L’occasion de déguster un succulent goulasch servi par un personnel en tenue folklorique dans un hôtel au décor typiquement hongrois, histoire de se rappeler que cette partie du pays a jadis fait partie du l’empire austro-hongrois.

Ciorba radutinéane (soupe au poulet et au citron), roulés briochés au fromage blanc et à l’aneth, pâtés, ragoûts de viande, gâteau au pavot, clafoutis aux pruneaux : nos séjours chez l’habitant nous donnent des aperçus savoureux et enchanteurs plus originaux que les classiques mamaliga (semoule de maïs), ciorba (soupe) de légumes, sarmale (feuilles de chou farcies), zacusca (mélange poivrons, tomates, oignons), caviar d’aubergines et autre mititei (saucisse), bortsch de betterave… Greg aurait beaucoup apprécié, car il n’aimait pas, mais alors pas du tout la cuisine dite « nouvelle ». « Il n’y a jamais rien dans son assiette ! » grognait-il, sur un ton bougon. Il lui préférait de loin les bons plats maison bien mijotés, qu’il me sommait affectueusement de lui préparer chaque fois qu’il était de passage à Genève, après en être parti définitivement pour sa carrière internationale professionnelle…

La route serpente à travers des paysages bucoliques,* de verts pâturages, berceau de la tradition des œufs peints chez les Houtsoules slavophones de Bucovine. Des maisons basses souvent coquettes et/ou peintes, dont beaucoup sont en cours de construction, attestent du large taux d’immigration des roumains et de leur rôle important dans l’économie nationale, grâce aux devises qu’ils envoient à la famille restée au pays. Encore un patrimoine de l’UNESCO, l’église du monastère de Sucevita* est la dernière à offrir des fresques extérieures, d’où son surnom de « Testament de l’art moldave ».

Les Maramures à la frontière ukrainienne.

On franchit les Carpates pour la première fois. Les Maramures, avec leurs traditions culturelles encore très vivantes, leurs terres montagneuses et agricoles, sont une région très religieuse.

81 % des Roumains sont orthodoxes ; presque autant sont pratiquants ! Ils se signent tout le long de la façade du lieu de culte quand ils passent devant, plusieurs fois à l’intérieur, écrivent des listes d’actions de grâce qu’ils remettent à la moniale de piquet à l’entrée contre monnaie sonnante ; ils se prosternent devant les statues en les baisant à maintes reprises, allument des cierges en quantité dans les kiosques* attenants… Grégoire, quant à lui, portait une énorme croix orthodoxe sur la poitrine mais n’allait pas au culte, du moins autant que je m’en souvienne.

Les  monastères peints sont ici remplacés par de magnifiques églises en bois au milieu de paysages verdoyants très fleuris. Maisons et églises richement décorées à l’intérieur de peintures bariolées donnent une couleur particulière à la région. Le dimanche matin, la population se vêt d’habits brodés traditionnels pour se rendre à la messe.

La visite du cimetière de Sapinta* un dimanche nous a particulièrement marqués. Au pied d’une église décorée, les tombes surmontées de stèles en bois bleu sont ornées de peintures naïves racontant la vie du défunt : un boucher, des joueurs de carte, des tisserandes, une famille, jusqu’à la femme adultère provocant ses amants… Moment d’émotion à l’arrivée d’un long et noir cortège mortuaire* où la défunte, une vieille dame, l’air amène, très bien apprêtée par les thanatopracteurs, repose à l’air libre sur un drap blanc dans sa plus belle parure. On n’a fermé le cercueil qu’après l’avoir posé sur la tombe, pendant que le pope psalmodiait et que la famille pleurait. La foule en noir s’est retrouvée ensuite dans le restaurant d’à côté, conviée par la famille comme l’exige la coutume. Une invitation semblable aura lieu 7, 40 jours, puis 6 mois après, au bout desquels on distribue les effets du défunt : c’est uniquement une question affective et non vénale…

Les populations tsiganes ou Rroms

En Roumanie, au substantif tsigane, autrefois synonyme du mot esclave, les Tsiganes préfèrent se dénommer Rroms, ce qui signifie « homme » (Rom = l’homme ; Romni = la femme). Inutile de préciser que ce terme adopté par les organismes internationaux n’est pas sans poser problème au pays, vexé de se voir associé malgré lui à ce « peuple de rien, ces êtres inférieurs » ! Les Rroms, qui considèrent que voler est un métier comme un autre, semblent aussi méprisés dans leur pays, la Roumanie, qu’ailleurs…

Pendant la seconde guerre mondiale, environ 40.000 d’entre eux furent déportés, d’abord en Transnistrie, puis à Auschwitz. Le français Bernard Houliat, roumain d’adoption qui les a beaucoup fréquentés au grand dam de ses amis, a défini le Rrom : « Un être bien ordinaire, qui aime par-dessus tout sa famille et manifeste un goût très prononcé pour les femmes lascives, comme une réminiscence de seslointainesorigines […] Ce qui m’a poussé définitivement vers (eux), c’est qu’ils étaient considérés comme des chiens. Ceux qui cherchaient à me refiler leur aversion ne faisaient qu’attiser mon intérêt et ma sympathie. Et peu à peu je me suis faufilé par effraction dans leur univers… Nous sommes désormais compagnons de route. »[1]

Les Juifs et l’Histoire

Une grande partie du quartier juif de Bucarest a été rasée dans les années 1980. La Grande Synagogue relate l’histoire des 200 000 juifs déportés vers des camps en Transnistrie et en Ukraine. 131 639 Juifs du comté de Maramures furent déportés à Auschwitz-Birkenau en 1944, la plupart ayant été exterminés.

À Iasi, la Grande synagogue (1671) est le plus vieux lieu de culte juif conservé en Roumanie. En juin 1941, les habitants de la ville, nourris de théories extrémistes, organisent un abominable pogrom contre la population juive : 13 266 furent massacrés. Des 4432 survivants transportés dans les « trains de la mort », 2713 sont décédés pendant le voyage[2]. Plus de 20 000 juifs originaires de Bessarabie sont déportés.

À Bucarest, le mémorial en l’honneur des Juifs et des Rroms roumains morts pendant l’Holocauste, dévoilé en 2009, est considéré comme la première étape dans la reconnaissance officielle du rôle de la Roumanie dans l’anéantissement des Juifs d’Europe.

Il ne reste presque plus de Juifs en Roumanie.

Transylvanie et Carpates

On longe maintenant la chaîne des Carpates. Sighisoara, Biertan, Viscri, Sibiu, Brasov : villes et églises fortifiées entre forêts verdoyantes se prêtent à de magnifiques découvertes. Villages colorés, dont Sighisoara*, ancienne cité féodale colonisée par les Saxons vers 1280, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est aussi la ville de naissance de Vlad Tepes, dont s’est inspiré l’écrivain Bram Stoker pour créer le mythe de Dracula le vampire dans son roman publié en 1897, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds en Transylvanie… J’ignore si ce Tepes avait une quelconque parenté avec les Brancovan, mais toujours est-il que mon ami Grégoire a prénommé son fils aîné Vlad, et que nous l’avons souvent charrié sur le sujet. Il n’est plus là pour rétablir la vérité…

Qui était véritablement Dracula ? La légende de Dracula le vampire serait inspirée de la conversion au catholicisme de Vlad Tepes, du temps où les orthodoxes croyaient que le renoncement à leur religion pouvait mener au vampirisme. Le bruit courait aussi que ce Vlad aurait souffert de porphyrie, une maladie provoquant parfois des troubles neurologiques, qui rendait la peau extrêmement pâle, rétrécissait les gencives de sorte que les dents paraissaient plus longues. D’autres encore ont fait coïncider la peur des vampires avec les épidémies de rage… Bref, la légende a envahi la Roumanie et dépassé ses frontières. Le pays, pas du tout ravi, voire impuissant face à cette terrifiante image sanguinolente associée à son histoire, a fini par faire contre mauvaise fortune bon cœur et en exploite aujourd’hui les grandes retombées touristiques.

Hasard du calendrier, à l’orée de la forêt saxonne du sud des Carpates, le fantôme de Grégoire nous a présenté ses ancêtres au palais Brancovan* pour clôturer notre périple roumain.

Grande bâtisse en briques rouges et aux colonnes corinthiennes de pur style branvocan, le palais du même nom qui se dresse dans un parc magnifique respire calme et volupté. Reconstruit et entretenu par de riches donateurs privés, il abrite des collections de tapis et des meubles ayant appartenu à la famille.  C’est aujourd’hui un musée avec une salle de concert, des salles d’exposition d’œuvres modernes. Ses peintures, tableaux et arbres généalogiques, m’ont fait retrouver en images les personnages évoqués ou rencontrés chez Grégoire…

Adieu l’ami !

Conclusion

De par son histoire, la Roumanie est un pays grandement métissé, dont la population d’origine, de religion et d’influences multiples, n’est pas toujours en harmonie. Hongrois, Allemands, Italiens, Juifs, Rroms semblent se côtoyer sans vraiment se mélanger.

Des Thraces aux invasions romaines, byzantines et turques, en passant par les colonisations grecques, son identité passée s’est forgée dans la douleur ; son présent n’est pas moins tourmenté.

Pays de contraste : l’un des plus pauvres d’Europe centrale, mais avec un énorme taux de grosses cylindrées. Environ 5 millions de Roumains entre 25 et 40 ans vivent aujourd’hui en diaspora, soit près du quart de sa population. Ils reviennent au pays avec des voitures de luxe,  font construire de très belles maisons qui restent fermées la plus grande partie de l’année.

Pays de frustration, dont le nom est associé à celui du peuple méprisé des Rroms par pur hasard sémantique, et à celui de Dracula, vampire sanglant de légende.

Pays déchiré, traumatisé, devant panser de larges blessures : délivré de l’Empire ottoman, un nouvel état naquit en 1908. 1947 : abolition de la monarchie et proclamation de la République populaire roumaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, 500 000 hommes périrent en combattant les forces de l’axe, 170 000 tombèrent sous le régime communiste. En 1989, Nicolae Ceausescu et son épouse Élena sont exécutés après 25 ans de dictature. Environ 5 millions de Roumains vivent aujourd’hui en diaspora, soit près d’un quart de sa population.

Pays d’avenir pourtant : le premier de cette région à avoir adhéré à l’Union européenne, ce qui l’incite à la transparence et l’aide, entre autres, à réparer ses axes routiers, à entretenir son énorme patrimoine culturel et à s’ouvrir plus largement au tourisme.

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Par Marie-Andrée CIPRUT

Pluton-Magazine/2019/Paris16


[1] Bernard Houliat, Tsiganes en Roumanie, Rouergue éd., 1999, pp. 8-10.

[2] Chiffres du musée de Iasi, 2018.

1 comments

Merci pour cet article très intéressant, qui m’a appris beaucoup sur les Rroms.

Amitiés et j’espère à bientôt.

Michelle

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