Petits dîners entre amis à Qingdao. Ou comment un Occidental a commencé à s’intéresser à la Chine.

Par Daniel Loureiro.

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Comment un Occidental (osons cette catégorisation grossière) vit-il son premier séjour en Chine ? Le premier jugement est généralement très tranché : on déteste, ou on aime. La Chine des premiers jours polarise.

Mais au cas où l’Occidental aurait une impression positive de son premier séjour, cela ne veut pas dire qu’il s’intéressera forcément à la culture ou à la population indigène, ni même qu’il la comprenne ; celui qui prétend au bout de 15 jours avoir « adoré la mentalité de ce pays » se trompe : il est encore ignorant.

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Ceux qui sont enchantés de leur premier séjour en Chine le sont presque toujours pour une raison : l’altérité radicale qu’ils y rencontrent, l’exotisme absolu, l’amusement devant l’indéchiffrable et l’improbable. C’était mon cas lorsque j’y suis allé pour la première fois en 2011, à l’occasion d’un stage d’entraînement de tennis de table, en plein cœur de Pékin. Nous étions un groupe d’Occidentaux (cette catégorisation grossière va parcourir tout notre texte, tout comme cette autre généralisation abusive « les Chinois ») ; nous nous entraînions avec de (très) jeunes Chinois, y compris des enfants qui nous mettaient la pâtée, nous logions dans un immense centre sportif, usine à champions et pourvoyeuse de quelques médailles olympiques ; et nous voguions ensemble dans des excursions touristiques diurnes, promenades du soir, escapades nocturnes. Nos virées pékinoises avaient toutes un parfum d’aventure : on ne pouvait jamais prévoir quelle nouvelle scène cocasse allait encore nous ravir l’esprit.

Ce séjour reste encore aujourd’hui un des souvenirs les plus extraordinaires de ma vie.

Parmi tous les états d’âme que nous avons vécus, celui qui ressort le plus est clairement le rire. Un rire franc et bienveillant, devant l’inédit. Et comme ça a été drôle ! Pour celui qui est ouvert d’esprit, le premier contact avec l’univers chinois est une source permanente d’étonnement et d’amusement. Un groupe de Chinois se rassemble autour d’un dispositif audiovisuel « premier-cri » pour un karaoké de rue aussi assourdissant qu’une casserole. Un Chinois provincial, venu visiter Pékin en touriste, échoue totalement à se rendre discret en vous prenant en photo à votre insu. On mange des plats succulents dont on ne saurait dire de quels ingrédients ils sont composés, et peu importe : l’explosion de saveurs est telle que lorsqu’on revient au pays, toute nourriture semble fade.

Nous avions aussi rencontré et interagi avec des Chinois. C’était drôle, c’était sympa, c’était super. Mais nous en sommes restés à la fascination pour l’exotisme. Une fascination bienveillante et sincère, certes, mais aucun de nous n’était rentré en Occident avec l’intention par exemple d’apprendre le mandarin. Tout au plus, avec l’intention de revenir, pour redécouvrir les joies d’un parc d’attraction humain et géant.

Pour tous ceux qui, nombreux, ont été fascinés par l’altérité chinoise, peu nombreux sont ceux qui sont passés à l’envie de réellement connaître le monde chinois. Pour tous ces derniers qui ont franchi le Rubicon, il y a en général une histoire personnelle en guise de tournant. La mienne s’est déroulée à Qingdao, lors de mon troisième séjour en terres du Milieu.

Invitation à Qingdao

Mon premier séjour à Pékin fut pendant l’été 2011 et dura trois semaines. J’y retournai l’été 2012 pour un mois sur le même format, tant et si bien qu’aujourd’hui, mes souvenirs de ces deux voyages se confondent dans mon esprit. Et puis il y a eu l’été 2013. Dans un premier temps rebelote pour Pékin, toujours au centre sportif ShiChaHai où les jeunes prodiges chinois du tennis de table commençaient à me (re)connaître comme le loup blanc ; puis je partis pour Qingdao, ville côtière dont le nom est célèbre à l’étranger sans qu’on le sache, puisqu’elle est le berceau de la fameuse bière Tsingtao, une brasserie fondée en 1903 par les occupants allemands. Il faut imaginer un Allemand du début du XXe siècle, qui entend prononcer le mot chinois QingDao et qui, par l’ornière de sa phonologie germanique, transcrit ce patronyme en Tsingtao.

Pourquoi Qingdao ? J’y avais été invité par Shen Yanfei, une joueuse professionnelle sino-espagnole que j’avais rencontrée lors de mon année sabbatique à Cartagène, en Espagne. Un jour, alors que je lui demandais conseil quant à une destination chinoise alternative à Pékin, elle me dit : « Viens à Qingdao, ma ville natale ! Je te présenterai mon mari, qui connaît là-bas beaucoup de gens comme toi : des gens qui aiment le tennis de table et la bière ». N’étant pas de nature susceptible, je passai outre la réduction de ma personnalité à ces deux caractéristiques, et j’acceptai l’invitation de bon cœur.

C’est donc PanGang, le mari de Shen Yanfei, qui m’accueille en cet été 2013 à la gare de Qingdao, un édifice dont l’architecture me fait croire un instant que je débarque en Bavière. PanGang parle un peu l’allemand, et moi aussi, bien que très mal (encore une occasion pour moi de regretter d’avoir été un cancre dans les cours d’allemand, en mes temps d’écolier). L’allemand sera donc notre deuxième langue de communication, la première étant la passion pour tennis de table.

Pour faire des connaissances en Chine,  jouez au tennis de table !

Pendant les quelques jours de mon escale à Qingdao, PanGang m’amène chaque jour dans un club différent de l’ « île bleue-verte » (sens littéral du mandarin QingDao), me donnant l’occasion d’échanger des coups de raquette avec des Chinois par dizaines, allant des adolescents aux vénérables aînés.

Le tennis de table est le sport diplomatique par excellence. Remarquez par exemple que la distance qui sépare les joueurs est la distance idéale pour l’établissement de liens amicaux : ni trop loin, ni trop près. Suffisamment loin pour ne pas paraître invasif au premier abord. Suffisamment près pour pouvoir lire les expressions du visage et scander occasionnellement quelques propos. Ce n’est pas un hasard si le grand rapprochement entre la Chine et les USA en 1972 a été rendu possible par la Diplomatie du Ping Pong. S’ajoute à cela le fait que le tennis de table en Chine a toujours été, depuis son introduction, lié au rapprochement et aux « mises en relation », les fameux guanxi qui forment la base de la culture sociétale chinoise. Aujourd’hui comme hier, le tennis de table est donc une porte d’entrée extraordinaire en Chine.

J’ai la chance d’avoir un niveau en tennis de table tout à fait honorable pour un amateur, du moins assez bon pour obtenir les louanges de mes hôtes chinois (et polis), bien que les matchs que nous disputons soient tout à fait équilibrés. Sans aucun talent particulier, j’ai investi des heures par milliers à m’entraîner à ce sport et à ce moment j’en récolte un précieux fruit. Les Chinois avec un niveau amateur analogue au mien se comptent par dizaines de milliers ; et comme les Chinois sont généralement de grands passionnés dans les activités auxquelles ils s’adonnent, s’escrimer avec eux dans ce sport crée immédiatement des connivences. Un Occidental qui joue « bien » au tennis de table ? c’est l’attraction de la journée ! Tout le monde veut jouer un match contre moi ! Par courtoisie, mais aussi et surtout par passion pour notre sport, je m’exécute avec plaisir, même jusqu’au bout de la fatigue après avoir sué trois heures non-stop.

Généralement, PanGang me conduit dans un club de tennis de table l’après-midi vers 15 h 00. « Club » n’est pas toujours le terme adéquat, puisqu’il s’agit parfois de salles logées à l’intérieur d’entreprises dont le patron ou un des dirigeants est un fervent pongiste. Une constante toutefois : systématiquement, vers 18 h 00, il est temps de ranger les raquettes et de passer à un autre type de table.

Après l’effort, le réconfort

Dans la troupe de pongistes du jour, je constate qu’il y a toujours quelqu’un pour inviter toute la smala au restaurant : c’est une coutume qui ne souffre aucune exception. La table où l’on mange est la table la plus sacrée pour les Chinois, même parmi les passionnés de PingPangQiu. Et j’ai l’immense chance d’être invité. Je me retrouve alors, pour la première fois, comme seul Occidental parmi une douzaine de Chinois, avec PanGang comme interprète germanique de secours dans un allemand de fortune. Et je suis littéralement fasciné par ce à quoi j’assiste. Au fil des jours, je remarque qu’il y a des us et coutumes qui reviennent à chaque fois.

Permettez-moi de jouer ici les sociologues du dimanche et de vous en décrire quelques-uns.

Chacun à sa place… jusqu’à la prochaine fois

La première chose qui me frappe, c’est qu’on ne s’assied pas n’importe comment autour de ces tables rondes gigantesques au centre duquel trône un plateau rotatif que l’on fait tourner manuellement au fil du repas, au gré de nos envies gustatives. Nous sommes toujours dans une salle privative, une offre largement répandue dans les restaurants en Chine et qui est privilégiée pour les événements festifs en groupes d’amis ou les rassemblements de famille.

L’inviteur – que l’on me pardonne ce mot peu élégant, mais qui a l’avantage de ne pas porter le double-sens du mot hôte, s’assied en face de la porte par laquelle le personnel de service entre. Puis il désigne trois places d’honneur, par ordre d’importance : le VIP numéro un, à sa droite ; le VIP numéro deux, à sa gauche ; le VIP numéro trois, en face de lui à l’autre bout de la table. Le reste des convives s’assied librement dans les places restantes.

A-t-on ici affaire à une coutume élitiste et insultante envers les convives qui ne sont pas aux places d’honneur ? Aucunement. Tout d’abord, les places attribuées ne sont pas immuables d’un dîner à l’autre lorsqu’un même groupe se retrouve, l’attribution aux places VIP étant dépendante des circonstances du jour. Et puis, il y a surtout le fait que les Chinois ont une conception cumulative de l’honneur : il n’y a pas de honte à être convive lambda, bien au contraire. Participer à une table où les convives sont de qualité, c’est profiter d’un gain en capital d’honneur qui rejaillit sur tous.

C’est une coutume que je me plais à raconter souvent ; et on me demande presque toujours : quelle place m’est attribuée ? Je le dis sans détour : je suis généralement à la place de VIP numéro un. Mais je le dis humblement : je ne suis pas dans l’absolu quelqu’un de particulièrement « VIP ». Il se trouve simplement que le fait d’être le seul Occidental à table, que je sois de passage et d’une provenance lointaine, et d’avoir passé toute l’après-midi à jouer au tennis de table avec mes commensaux, tout cela me rend à leurs yeux forcément quelqu’un de spécial ! Lorsqu’il fait la connaissance de quelqu’un avec qui il partage une passion, le Chinois est enthousiaste.

À vaincre sans péril, l’on triomphe sans boire

Je pourrais écrire des dizaines de pages sur la cuisine chinoise que je découvre à Qingdao, notamment la surabondance de fruits de mer. On trouve aussi facilement des palourdes à Qingdao que du chocolat en Suisse. Mais je me contenterai ici de décrire la manière dont nous buvons (la bière). Nous en buvons… beaucoup. Après tout, n’est pas Qingdao-Tsingtao qui veut.

Ce qui me fascine d’emblée, c’est que l’on boit beaucoup, certes, mais pas n’importe comment. Il faut suivre des rituels bien précis. J’en évoquerai ici quelques-uns, avec des appellations de mon crû et donc tout à fait officieuses.

Rituel général : le « ganbei »

Chaque hôte a devant lui un verre pour le thé et un petit verre pour la bière. Le thé peut être consommé à discrétion et sans autre forme de procès. La consommation de bière suit par contre des rituels très codifiés avec pour point commun que l’on ne finit jamais son verre seul.

Le ganbei collectif

Au début du dîner, l’inviteur fait un petit discours (en général, il vante les vertus de l’amitié et la qualité de ses convives), à l’issue duquel chacun vide son verre de bière d’un trait. Les festivités sont lancées ! Puis tout le long du repas, chaque convive sans exception peut, quand bon lui semble, faire un petit discours, d’une longueur variable : cela peut aller de l’onomatopée LeLeLe à une diatribe emphatique de 5 minutes. Dans tous les cas, à la fin de l’intervention, chaque convive vide son verre de bière… d’un trait. « Cul-sec » comme on dit chez nous (« Ganbei ! » disent les Chinois).

Autant vous dire que les allocutions sont… nombreuses. Il faut avoir le ventre et l’esprit solides pour suivre. Je suis en revanche ébahi et séduit par le fait que dès qu’un hôte souhaite faire un « ganbei collectif », toute l’assemblée fait spontanément le silence et écoute avec solennité, même après deux ou trois heures de ce régime. Un sacré contraste avec mes expériences occidentales, notamment latines, où, lors de tout discours solennel, il y a toujours l’oncle Jean-Pierre ou la cousine Béatrice pour intervenir en plein milieu, par un trait d’humour d’un goût incertain et déclamé à tue-tête, et plus ou moins bienvenu…

Le ganbei par paire(s)

À tout moment, chaque convive peut aussi aller faire un ganbei avec un convive de son choix (en se levant si nécessaire, mais il ne s’assoira jamais à la place d’un autre). C’est l’occasion de faire des discours d’amitié individualisés. En général, le reste des convives en profite pour faire également des « ganbei par paire » au même moment. Il est d’usage de faire au moins un ganbei individualisé avec l’inviteur. Autant dire qu’en tant qu’invité spécial de la soirée, ça se presse à mon portillon….

Cela donne aussi inévitablement lieu à des « duels » assez cocasses. Je vous l’ai dit, il faut avoir le ventre bien accroché.

Le rituel de la grande bière

Je n’ai pas trouvé de meilleur nom pour ce rituel dont je suis souvent la victime consentante. Le rituel de la grande bière est comme un ganbei par paire mais il porte une signification encore plus grande : il est proposé par un convive à un autre convive, soit pour sceller la naissance d’une amitié, soit pour renforcer un lien d’amitié existant.

On nous amène cette fois-ci deux grands verres de bière d’un demi-litre chacun ; puis les deux convives en question se placent debout au bord de la table, vers la place de celui à qui on a proposé le rituel, sous l’attention et le regard amusé de l’assemblée. Heureusement, il n’est pas nécessaire de terminer son verre d’un trait (prouesse dont peu de gens sont capables, avec un verre d’une telle taille). En revanche, on ne peut pas se rasseoir tant qu’on n’a pas fini le verre. Encore aujourd’hui, je peux entendre clairement la voix de PanGang qui, alors qu’on m’honore pour la première fois du rituel de la grande bière, et que j’entame un mouvement de descente du bassin de manière prématurée, me chuchote bruyamment : « Du kannst nicht sitzen ! ».

L’importance des rituels dans la culture chinoise

Vous l’aurez compris, PanGang est mon mentor lors de mes premiers dîners chinois et me guide pour que je me plie autant que possible aux rituels. Bon, à vrai dire, il ne faut pas s’imaginer que les quelques règles que je viens de décrire soient d’une rigidité absolue. Les sociologues tout comme les sociologues-du-dimanche comme moi aiment à faire des découpages et des catégorisations étanches, mais dans le réel, le flou abonde, et les écarts et les oublis y sont tolérés.

Ce qui me frappe par contre, c’est à quel point mes hôtes chinois accordent de l’importance à ces rituels. Je trouve cela fascinant. Ces rituels inscrivent du sens dans le réel, et manifestent de façon concrète et visible l’expression d’une signification : pour un Chinois, la parole ne suffit pas ; il faut faire sens en agissant sur la réalité, par des gestes.

Bien sûr, la ritualisation n’est pas l’apanage des Chinois : c’est un phénomène universel, relevé depuis longtemps par les anthropologues. « Le rituel est un acte formel et conventionnalisé par lequel un individu manifeste son respect et sa considération envers un objet de valeur absolue, à cet objet ou à son représentant », écrivait par exemple Goffman par chez nous en 1973.

Il me semble par contre que les rituels en Occident se sont beaucoup relâchés. L’existentialisme et le sentiment d’absurdité lié à la modernité sont passés par là. L’efficacité prime ; le geste superflu n’a au mieux qu’un sens symbolique, et on peut s’en passer. Et d’ailleurs, ne dit-on pas qu’ « entre amis, pas de chichis, faisons à la bonne franquette » ? En Chine, les rituels et les gestes gardent encore leur côté indispensable et solennel, même entre amis ou plutôt : surtout entre amis. En Occident, on relâche la pression sur les rituels au fur et à mesure que l’on devient intime avec quelqu’un. En Chine, plus on est intime avec quelqu’un, et plus il devient important d’honorer les rituels.

Le début d’une histoire

Lorsque je suis rentré de Chine, cet été 2013, je me suis inscrit à un cours de mandarin. J’ai commencé à lire des livres sur la Chine, surtout sur la société contemporaine, domaine qui me passionne (à l’inverse de la culture traditionnelle chinoise qui a plutôt tendance à me barber). Et puis je suis retourné en Chine, presque 20 fois depuis. C’est devenu ma troisième patrie, après ma patrie d’origine, le Portugal, et ma patrie, la Suisse.

Bien sûr, je me suis intéressé à bien d’autres aspects que le tennis de table chinois et la bière chinoise. D’ailleurs, plus je vais en Chine et moins j’y joue au tennis de table ; et je ne bois quasiment plus. Mais les petits dîners entre amis à Qingdao ont pour moi été le tremplin, le moment-pivot, le début d’une longue histoire. Le début de mon histoire personnelle avec la Chine, une histoire avec ses hauts et ses bas, comme dans toute histoire d’amour.

Au fil de mes séjours, j’ai vu beaucoup de belles choses. Et d’autres moins belles, même pas belles du tout. Aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces lignes, la Chine me ravit, et la Chine me déçoit. C’est le prix à payer quand on s’engage à connaître un pays de manière authentique. La passion, elle, continue.

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Daniel Loureiro

Pluton-Magazine/2020

Daniel Loureiro est maître-adjoint à la direction et enseignant de philosophie dans un lycée de Genève en Suisse. Il est également chargé d’enseignement en didactique de la philosophie à l’Université de Genève

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