Par Philippe ESTRADE- Auteur- Conférencier
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Initié par des philosophes et des écrivains mais aussi impulsé par de grands scientifiques, ce courant de pensée du 18e siècle en Europe a bouleversé les standards conservateurs et politiques de la conscience et de la réflexion. Il fut beaucoup plus marqué en France, en Angleterre et en Allemagne dans sa volonté de combattre l’ignorance et d’exalter la diffusion du savoir. Alors que la bourgeoisie issue du commerce et des progrès techniques s’était considérablement développée, une forme d’anticonformisme et une prise de conscience suscitant davantage de justice et un plus grand bonheur de l’humanité ont alors jailli dans la littérature, d’abord par des pamphlets puis par des lettres ou des contes persifleurs. La recherche d’un meilleur partage de la prospérité, le retour à la perception de la nature et de la vérité, la résistance contre la tyrannie des pouvoirs abusifs, des privilèges, de l’absolutisme et de l’obscurantisme religieux ne pouvaient que conduire à un conflit majeur avec l’Ancien Régime et la monarchie millénaire, débouchant avec la misère du peuple et de la ruralité sur la Révolution française à la fin du siècle.
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L’EUROPE, TERREAU DE LA CONTESTATION
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D’abord feutrée et prudente en France après la disparition de Louis XIV, la contestation de l’autoritarisme généralisé prit de l’ampleur et de l’audace à partir de 1720, et même Philippe d’Orléans, régent de France à la mort du Roi-Soleil, manifestait quelques sympathies pour ces auteurs frondeurs, espiègles et parfois irrespectueux, en les rencontrant dans des soirées et salons privés. Mais si l’on attribue parfois hâtivement les racines du siècle des Lumières à la France, c’est bien l’Angleterre qui fut à l’origine des premiers mouvements de pensée qui allaient embraser l’Europe entière.
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En Angleterre, deux révolutions dès le 17e siècle ont détruit l’absolutisme.
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Les anglais ont bouleversé leur nation au 17e siècle avec Cromwell tout d’abord, instigateur de la Réforme entre 1642 et 1649, qui battit les troupes royalistes en 1645. Alors que les idées démocrates mûrissaient dans les esprits, Cromwell parvint à faire condamner à mort le roi Charles 1er sans pour autant aboutir à l’instauration d’institutions durables. Mais à l’issue de la révolution de 1688 (qualifiée de « Glorieuse Révolution »), la Déclaration des droits, un demi-siècle plus tard, finit par détruire, avec notamment l’aide des huguenots qui avaient fui vers les Pays-Bas après le mouvement des dragonnades et la répression liée à la remise en cause de l’édit de Nantes par le roi Louis XIV, l’intolérance et l’absolutisme des monarques un siècle avant la Révolution française. En établissant une monarchie constitutionnelle, l’Angleterre devint alors une référence pour tous les réformistes européens.
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La mutation du continent européen
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Ce nouveau libéralisme anglais, appuyé par des progrès technologiques sans précédent qui renforcèrent l’agriculture et l’industrie outre-Manche, fascina les européens. Des génies des mathématiques ou de la physique comme Newton et Gauss impulsèrent une révolution scientifique renforcée par les savants français, tel Lavoisier pour la chimie. À l’inverse de l’Angleterre, la France était une nation immobiliste et bloquée pour le monde paysan en particulier, totalement ignoré des pouvoirs et des décideurs, alors que la bourgeoisie put profiter du développement économique. D’ailleurs, cette bourgeoisie éclairée a généré un certain nombre d’écrivains issus de ses rangs, dont Beaumarchais et Voltaire, exemples de l’élite intellectuelle dans ces grandes familles devenues aisées. Ce nouveau regard sur cette Europe qui s’agitait ouvrit incontestablement des brèches dans la gouvernance des sociétés humaines. Les grands équilibres sociaux étaient aussi ébranlés par la nouvelle espérance de vie, issue du recul généralisé de la famine et des maladies à grande échelle.
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Le français, langue des Lumières
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Au 18e siècle, le français domina d’abord puis remplaça le latin chez les élites politiques du continent qui l’utilisaient désormais au quotidien. Issue de l’autorité et de l’influence française en Europe sous Louis XIV, la langue française était parlée partout dans les grandes cours européennes. Grâce à ses hommes de plume et à ses savants, particulièrement performants aux yeux des nations étrangères, la France tint un rôle particulier dans ce siècle des Lumières et devint avec un large écho la référence de la pensée nouvelle. L’Angleterre, en revanche, pourtant à l’origine de ce grand mouvement, perdit son prestige en se consacrant principalement au commerce alors que la France orienta son regard sur la réflexion politique et la philosophie sociétale.
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LA FRANCE, NOUVEAU PHARE DES CONNAISSANCES ET DE LA PHILOSOPHIE
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La nécessité de donner plus de pouvoir au peuple a conduit des écrivains audacieux à oser toujours plus dans la remise en cause du conformisme et de l’autorité arbitraire. Si Voltaire a lutté pour un droit équitable et impartial, Rousseau a privilégié la justice sociale et Montesquieu l’indépendance rigoureuse des différents pouvoirs. L’éclat et le rayonnement international de la France ont conduit de nombreux souverains étrangers à s’intéresser de près à ce vent de liberté et d’audace qui se mit à souffler dans le pays. Le prestige et l’écho des philosophes français furent si forts que Frédéric II de Prusse ou Catherine de Russie, notamment, s’inspirèrent de l’œuvre de ces hommes, certes de manière prudente et feutrée, et les firent venir dans leur palais pour des échanges intellectuels et des conversations d’ouverture. Ces monarques européens sensibles à cette nouvelle réflexion sociétale furent même qualifiés de despotes éclairés.
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Sous la baguette de Diderot, l’Encyclopédie a bouleversé les connaissances
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Avec d’Alembert, l’autre grand auteur de l’Encyclopédie, Diderot a offert 17 ouvrages de textes de connaissances générales et 11 volumes de planches, publiés entre 1751 et 1772. Les deux hommes ont réussi le prodige de rassembler dans cette bible des connaissances et des Lumières plus de 150 contributeurs spécialistes pour offrir et diffuser le nouveau savoir scientifique. Sans oublier l’esprit des Lumières, ils condamnèrent l’immoralité de la traite négrière. Frileuses devant une telle publication, les autorités condamnèrent l’Encyclopédie et Diderot, emprisonné à Vincennes. Le roi Louis XV la fit interdire alors que le pape la condamna avec virulence, menaçant d’excommunication les écrivains qui avaient contribué à sa rédaction. Moins connu, Charles-Joseph Panckoucke, éditeur de l’Encyclopédie, rédigea une nouvelle version de l’illustre œuvre de Diderot, l’Encyclopédie méthodique qui se voulait plus enrichie. Cette nouvelle publication de connaissances générales contint tout de même 150 volumes présentés par thème et fit également autorité.
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L’épanouissement de la franc-maçonnerie au siècle des Lumières
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La fondation que l’on peut qualifier d’officielle de la franc-maçonnerie remonte à la création de la Grande loge de Londres en 1717, impulsée par Anderson et Désaguliers. Les premières loges fixées à La Haye et à Rotterdam aux Pays-Bas ont marqué l’arrivée de la franc-maçonnerie sur le continent. Des traces d’une première loge à Paris semblent attestées vers 1726. Avec 100 000 francs-maçons reconnus vers 1789, cette association apparut comme la plus populaire du siècle des Lumières. Des personnalités majeures étaient franc-maçonnes, Voltaire vers la fin de sa vie et Montesquieu en particulier. Le rapport étroit entre francs-maçons et Lumières a été démontré sans nul doute. Les loges maçonniques ont même « reconstitué la vie politique et instauré une forme constitutionnelle d’autonomie gouvernementale avec ses lois, ses constitutions, ses représentants et ses élections », selon Margaret Jacob. La référence des maçons aux Lumières est incontestable, et d’ailleurs les loges françaises présentaient des rites d’initiation se référant clairement aux Lumières.
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VOLTAIRE, ROUSSEAU, MONTESQUIEU, DÉNONCER L’INJUSTICE, LA MISÈRE ET LA CONCENTRATION DES POUVOIRS
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Pierre Bayle, au 17e siècle, sera le tout premier, grâce à son Dictionnaire historique et critique, à ouvrir la voie au siècle des Lumières. Sa dénonciation de la bêtise, des préjugés et son appel à la tolérance ont constitué le fer de lance de son engagement littéraire, audacieux pour cette fin de siècle dominée par la monarchie absolue du roi Louis XIV. Tous les grands penseurs et philosophes du siècle des Lumières, Condorcet, Voltaire, Rousseau en particulier, s’appuieront sur l’œuvre de Bayle pour combattre à leur tour le dogmatisme et toutes les formes de despotisme, l’injustice, l’ignorance du peuple et les inégalités sociales. En effet, lors de la révocation de l’édit de Nantes, les penseurs se sont déjà émus de l’arbitraire royal. La disparition de Louis XIV fut donc l’occasion pour les philosophes, Montesquieu pour l’essentiel, de remettre en cause l’autoritarisme de la monarchie qui détenait l’ensemble des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
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Voltaire, le combat pour la liberté et la tolérance
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Probablement le plus grand avec Rousseau et infatigable travailleur, François-Marie Arouet, dit Voltaire, a laissé une œuvre considérable. Si son début de carrière fut caractérisé par la fréquentation régulière des milieux libertins associés aux salons littéraires, il orienta par la suite sa réflexion sur l’engagement sociétal critique. De la prison de la Bastille où ses premiers écrits satiriques l’ont conduit onze mois, Voltaire signa Œdipe en 1717 puis sillonna le vieux continent en nourrissant son sens critique, comme le fit Montesquieu. Provocateur, il publia les Lettres philosophiques et Le Mondain, deux productions qui firent scandale. Voltaire confirma ainsi son prodigieux sens de la provocation et son audace littéraire en publiant plus tard des contes satiriques comme Micromégas, en 1752. Désormais reconnu au plan international, Voltaire se rendit à Postdam à l’invitation de Frédéric II de Prusse, particulièrement soucieux de comprendre et de mieux appréhender les idées irrévérencieuses du philosophe. Son combat permanent pour la tolérance ne le quitta finalement jamais, et précisément son Traité sur la tolérance publié en 1763 et le Dictionnaire philosophique portatif édité l’année suivante marquèrent encore et de manière considérable l’œuvre et la pensée de Voltaire. Ombre au tableau toutefois, sa justification de l’esclavage et de la supériorité des Blancs avec des mots terribles, dont il condamnera finalement l’horreur et l’inhumanité dans une prise de conscience trois ans plus tard avec Candide, dans l’épisode du « nègre de Surinam ».
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Du Contrat social ou Principes du droit politique de Jean-Jacques Rousseau, l’œuvre majeure des Lumières
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Cet homme a tout fait, d’abord laquais puis musicien et secrétaire à l’ambassade de France à Venise. Orphelin par sa mère, il a beaucoup erré avant d’être introduit dans les milieux littéraires où il rencontra Voltaire, avec lequel il se brouillera d’ailleurs, ou encore Diderot, Condillac et d’Alembert. Cruelle ironie de l’histoire, il repose de nos jours au Panthéon justement face à la sépulture de Voltaire. Avec la rédaction de Les Confessions, Rousseau est aujourd’hui identifié comme celui qui a écrit la toute première autobiographie de la littérature française, publiée à titre posthume à partir de 1782. Sa qualité de musicien le conduira aussi à rédiger des articles sur la musique pour L’Encyclopédie, à la demande de Diderot. Mais c’est naturellement Du Contrat social ou Principes du droit politique et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui illustrent la personnalité du plus grand homme des Lumières. Dans Du Contrat social, Rousseau offrit une œuvre majeure de philosophie sociale et politique. De nouveaux principes, déroutants pour l’époque, y furent exprimés comme la liberté, l’égalité et même la souveraineté du peuple. Tous ces textes préparèrent les hommes de réflexion, les intellectuels et la bourgeoisie, avides d’indépendance et de liberté, au futur épisode révolutionnaire de 1789. Pour Jean-Jacques Rousseau, la liberté et l’égalité génèrent une organisation sociale qu’il qualifia de « juste ». C’est donc la souveraineté du peuple qui est le fondement principal du contrat social alors que l’intérêt général doit dominer pour effacer l’intérêt particulier. Les droits individuels ou du plus fort permettent donc se soustraire à l’égalité des droits procurée par une nouvelle société nouvellement organisée. S’agissant de l’esclavage, Rousseau planta le décor très vite et sans ambiguïté : « Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé. »
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De l’Esprit des lois, le prolongement politique de Montesquieu
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Montesquieu naquit en 1689 au château de La Brède aux portes de Bordeaux, dans le pays gascon girondin. Il fut baptisé dans l’église du village, le jour de sa naissance en raison d’une santé jugée fragile, porté dans ses bras par son parrain, un mendiant, afin que toute sa vie il se rappelle que « les pauvres sont des frères ». C’est en 1721, en Hollande, qu’il publia Les lettres persanes de façon anonyme, une singulière critique de nos mœurs par des voyageurs persans. Démasqué, l’homme n’en sera pas moins inquiété et bien au contraire, il fut perçu comme un bel esprit. Puis Montesquieu séjourna sept années à Paris jusqu’en 1728, année de son élection à l’Académie française. Le grand homme entreprit alors une série de voyages à travers toute l’Europe, nourrissant ainsi sa réflexion par l’observation des mœurs locales, des coutumes et du fonctionnement politique des nations visitées. De retour dans le Bordelais, Montesquieu qui eut aussi des charges au parlement de Bordeaux et à l’académie des sciences, livra Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence mais il avait déjà en tête l’immense chantier qui allait lui assurer la postérité, la rédaction de De l’Esprit des lois. « Ce n’est pas point le corps des lois que je cherche, mais leur âme », écrira-t-il. Cette œuvre majeure publiée à Genève en 1748, probablement la plus importante en matière de sciences politiques, expose la théorie de la séparation des pouvoirs qui deviendra la source et la référence de toutes les démocraties occidentales. Bien sûr, à la sortie de l’ouvrage, les critiques du camp conservateur et ecclésiastique abondèrent, bien que Montesquieu eut été tout de même ouvert à une aristocratie responsable, alors que des louanges jaillirent de d’Alembert notamment. Il fut mis à l’index comme d’autres en leur temps, Descartes ou encore Montaigne. La Constitution de 1791 forte de la séparation des pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, a puisé ses références fondamentales dans l’œuvre de Montesquieu, tout comme la Constitution des États-Unis d’Amérique. À travers l’Europe, l’œuvre majeure du philosophe gascon fut couverte d’éloges, pourtant après que l’église eut interdit la parution de ce monument de l’intelligence politique Si Rousseau fixe une dimension sociale et égalitaire aux mœurs de la nation au 18e siècle, Montesquieu imprime un cadre politique avec la séparation des pouvoirs.
Le siècle des Lumières a permis la contestation politique, éclairé les esprits face au fanatisme religieux et à l’intolérance monarchique, conduit à la prise de conscience de l’ignominie raciste et coloniale, défendu avec hardiesse les libertés individuelles et la liberté d’expression et enfin ouvert les cœurs à la générosité et à la fraternité sociale. Voltaire, Diderot, Rousseau et Montesquieu se sont admirablement complétés dans cette fantastique et incomparable aventure humaniste. Ces mousquetaires de l’audace et de l’intelligence furent étincelants et imprégnèrent de leur hardiesse lumineuse ce grand siècle des Lumières qui a bousculé les hommes et façonné les consciences.
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Philippe Estrade
Pluton-Magazine/2020/Paris 16
