ENTRE LES LIGNES (24): Désir d’émancipation dans Lust caution de Eileen Chang

           Fatima Chbibane Bennaçar

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                               Née en 1920 dans une famille aisée et initiée très tôt aux chefs-d’œuvre de la littérature chinoise classique, Eileen Chang est une écrivaine à la double culture. Elle a fréquenté des écoles anglaises et américaines de Shanghaï, à cette époque occupée par les japonais, qui subit une transformation politique, économique et sociale sans précédent. Sous cette domination et avec la pénétration de la civilisation occidentale, la ville vacille entre tradition et modernité. La jeune Eeileen Chang entame alors une carrière littéraire foudroyante. Elle écrit Lust caution seulement à l’âge de vingt-trois ans et publie romans, nouvelles, articles, essais et commentaires d’œuvres artistiques, littéraires et cinématographiques. Elle est remarquée et encensée par la critique de son pays, qui voit en elle une auteure majeure de la littérature chinoise contemporaine. Mais l’auteure est contrainte par les événements politiques à émigrer à Hong Kong en 1952, où elle travaille comme traductrice pour les services américains d’information. Elle s’exile à nouveau en 1955 aux États-Unis où elle décède en 1995 dans un total isolement. 

                  Dans ce recueil de nouvelles traduit du chinois par Emmanuelle Pachenard en 2008, l’écrivaine sino-américaine Eileen Chang met en scène des jeunes femmes désirant changer de vie. Elle installe les héroïnes de ses trois premières nouvelles dans sa ville natale, qu’elle connaît bien, de même qu’elle connaît ses habitants, leur mentalité et leurs coutumes, et celle de la dernière nouvelle portant le titre du recueil dans Hong Kong. L’auteure nous fait part d’un vent de changement qui souffle sur la ville et plus particulièrement sur des jeunes femmes instruites ou de milieux très aisés. Des femmes chinoises qui d’habitude sont soumises aux conventions, traditions sociales et interdits de leur temps, mais qui à présent et dans un grand désir de liberté tentent de prendre leur destin en main. Eileen Chang évoque plusieurs destins de femmes au caractère bien trempé. Elles découvrent à leur manière la fusion des premiers émois, les élans du cœur, l’ivresse de la passion et la volonté de se défaire des coutumes ancestrales étouffantes. L’auteure nous raconte ces destins non comme des histoires extraordinaires mais comme des confidences. 

             Dans la première nouvelle Bouclage, le tram est en arrêt et Shanghaï semble être figé dans le silence et le temps suspendu. Dans cette suspension de temps et de mouvement, l’auteur parvient à créer et à décrire avec brio une situation invraisemblable relevant du rêve. C’est une conversation inattendue entre deux voyageurs qui ne se connaissent pas. Cette situation si anodine ne tarde pas à prendre une autre tournure dans la mesure où les deux personnages principaux se racontent et livrent leurs sentiments les plus intimes. Ils se confient sans embarras. Leur conversation se conclut en un accord de mariage sans déclaration d’amour. L’un, un expert-comptable nommé Tsong-chen raconte qu’il est marié à une femme avec qui il ne s’entend pas. L’autre, Ts’ui-chen, une enseignante, déclare qu’elle mène une existence malheureuse bien qu’elle travaille et soit pleine d’ardeur et d’enthousiasme. Elle pense qu’elle est le souffre-douleur de tout le monde. Elle est méprisée, vilipendée parce qu’elle a réussi professionnellement. Pour les gens, une chinoise ne peut enseigner l’anglais à l’université. Aussi, malgré sa situation sociale, son instructions et sa beauté, Wu Ts’ui-yuan se sent non seulement écrasée par le poids de la société chinoise qui sacrifie ses filles au nom de conventions insensées et de coutumes désuètes, mais aussi flouée par sa famille. Une famille qu’elle déteste parce qu’elle lui impose un mari qu’elle n’aime pas. 

                                    En effet, l’écrivaine fait de cette rencontre fortuite entre Wu Ts’ui-yuan à « la beauté indéfinissable et au visage transparent » et Tsong-chen, qui n’ont rien en commun et ne ressentent rien l’un pour l’autre, une occasion pour le lecteur de comprendre d’une part comment fonctionne la société chinoise des années 40 où le mariage est rarement une affaire d’amour entre les deux partenaires. Il s’agit en fait d’un arrangement entre deux familles. Ainsi, pour Tsong-chen son mariage a été imposé par sa mère et pour WuT’sui-yuan sa famille souhaite un gendre fortuné. Puis d’autre part, comment le coup de foudre frappe. Ainsi, la jeune fille semble trouver en cet inconnu déjà marié et père « un humain, un vrai », charmant, naturel, bien en tout genre et « pas compliqué », même s’il n’est ni attirant « ni intelligent, pas très honnête mais vrai ». Elle accepte non seulement de discuter avec lui puisque « Cela ne porte pas à conséquence » mais aussi de lui proposer d’être sa concubine puisqu’il a « besoin d’une femme qui l’excuse et l’accepte ». De son côté, Tson-chen lui affirme qu’il ne divorcera pas mais qu’il la considérera « comme une épouse légitime » et lui épargnera tout désagrément d’autant qu’elle est « une femme adorable ». En acceptant les conditions de Tsong-chen, la jeune fille lui donne son numéro de téléphone, qu’il doit mémoriser. S’il l’appelle, cela lui prouvera qu’il l’aime. Devant cet arrangement le lecteur se demande si les deux personnes s’aiment vraiment 

                     L’auteur brouille les pistes car on pourrait penser que le coup de foudre a frappé Tson-chen au moment où il observe la belle Ts’ui-yuan monter dans le tram. C’est ainsi qu’il change de place, s’assoit à ses côtés et commence à la flatter. La jeune femme est vraiment séduite par la véracité et la sincérité des propos du jeune homme. En revanche, on est déconcerté quand, à la fin de la nouvelle, on entend la chanson du conducteur du tram disant « un peu de compassion, pour un pauvre à l’abandon ! ». On est convaincu alors que la situation du voyageur a provoqué chez Ts’ui-yuan uniquement un si grand sentiment de pitié que pour le sauver − car pour elle il est mort −, elle ne peut que se sacrifier afin de le ramener à la vie. Par ailleurs, lorsqu’on pense à la vacuité pesante de la vie de la jeune enseignante, à sa solitude et à sa mésentente avec sa famille, on pense alors qu’elle veut prendre sa revanche sur la vie et se libérer de ce qui entrave sa liberté et son propre bonheur. Ainsi, se présente au lecteur une multitude de suppositions.          

                      La deuxième nouvelle, La faïencerie, montre les difficultés du père, M. Yao, qui a eu sept filles ravissantes, certes, mais trop nombreuses « une denrée ruineuse », mais un « poids pour la famille ». La naissance d’un garçon est considérée en Chine comme un don du ciel mais celle d’une fille comme une fatalité. Une tablette de jade symbolise le premier et un hochet qui est un fuseau de faïence symbolise la fille. L’écrivaine souligne les déboires de ce père au moment de marier ses filles (choix du mari, du trousseau, des meubles et de l’habitation), qui souhaite tout mettre en œuvre afin de faire faire de bons mariages à celles qu’il surnomme ses « faïenceries vernissées ». Or il va se heurter à leur désir personnel : choisir l’homme de leur vie selon leurs propres critères. 

Si, après avoir été exhortée par son père, Ching ching, la fille aînée de Yao, se soumet à une union arrangée par les soins de celui-ci, qui considéra plus sa promotion professionnelle que le bonheur de sa fille, elle ne tolère pas moins que son époux capricieux, volage et irrespectueux la méprise en lui rappelant qu’elle ne l’a épousé que pour favoriser la carrière de son père. Elle se défend en prenant ses distances avec sa famille pour prouver son amour à son mari Ch’i-kui. Aussi, les six autres filles de Yao refusent de tomber dans le même piège que leur sœur aînée ; elles exècrent le mariage arrangé et lui préfèrent le mariage d’amour. Yao dont la carrière ne fut d’ailleurs jamais favorisée par cette union est totalement dépité. Il se met en colère et change de stratégie « Il avait vite perdu toute illusion au sujet des affaires matrimoniales de ses filles ; il décida de ne plus s’en préoccuper et de les laisser se débrouiller toutes seules ». Malheureusement, Yao ne parviendra pas à se défaire vite de son habitude ni à appliquer sa propre stratégie.  

                   La cadette de ses filles semble savoir ce qu’elle désire et dit clairement dans ses mots pleins de sens son opposition au mariage arrangé par son père « L’argent, décidément est trompeur, il n’y a que les sentiments qui vaillent. Je suis lucide, d’ailleurs, on ne peut pas tout avoir en ce bas monde ». Aussi, décide-t-elle de ne plus permettre à son prétendant, sur qui elle avait jeté son dévolu, de revenir chez ses parents.  De la même manière, la troisième fille Hsin-hsin qui est douce et docile, « non contaminée par les mœurs de l’époque, qui respecte les règles du gynécée et n’a pas de fréquentation masculine » refuse la décision de son père. Bien que ce dernier arrange un dîner où sa fille serait assise face au fiancé potentiel choisi par ses soins, Hsin-shin préfère le convive à côté d’elle. Ce qui déçoit le père. Malgré sa jeunesse et son obéissance, elle réalise la machination de ses parents et déclare « Vous vous êtes joués de moi. Même si je suis une marionnette, je ne le supporterai pas ». Enfin, « face à toutes ces contrariétés », Yao finit par la neurasthénie. Il cesse de s’immiscer dans la vie de ses filles et commence à s’occuper de lui d’autant qu’il « craignait de ne pouvoir tenir jusque-là. Il ne ferait pas de vieux os. » 

                        Dans la troisième nouvelle, Le méridien du cœur, Eileen Chang narre la relation très équivoque et ambiguë entre Hsü Hsiao-han, une étudiante de vingt ans, et son père. La famille mène une vie luxueuse à l’occidentale dans une résidence très moderne. L’on apprend que le nom signifie « petit froid » et que la naissance de la fille fut interprétée par une astrologue comme un mauvais présage. En effet, il s’avère que depuis l’enfance, Hsiao-han semble vénérer son père et s’être immiscée de façon malsaine dans la vie du couple qu’il forme avec sa mère, au point d’exclure celle-ci de leur vie. Elle est obnubilée par son père. Elle lui voue un amour tellement obscène qu’elle ne parle que de lui à ses cinq copines invitées pour son anniversaire et que celles-ci croient que leur amie n’a pas de mère. Cet amour l’aveugle totalement, de sorte qu’elle ne prête aucune attention à ses prétendants, même le plus talentueux, Kong hai-li, qu’elle a surnommé « Ireland ». Hsiao-han se délecte de cet amour exclusif et désire ne pas se marier juste pour rester la préférée de son papa. Or, ce père va la trahir de la pire des façons en quittant le foyer familial avec l’une des meilleures amies de sa fille. Tout se passe dans l’indifférence totale de sa mère ; ce qui enflamme et augmente la colère et l’indignation de Hsiao-han. L’auteure souligne ici que dans une famille les liens se défont aussi facilement qu’ils se sont tissés. Elle montre, en outre, que l’amour possessif est toujours voué à l’échec alors qu’un conflit oedipien qui fait du père et sa fille des complices peut être écarté et remplacé par de l’amour filial. 

                         La quatrième nouvelle, qui donne le titre au livre, a été adaptée au cinéma par Ang Lee.   L’histoire est beaucoup plus politisée, plus élaborée avec la Seconde Guerre mondiale comme arrière-fond historique, et une trame bien construite autour d’un complot d’assassinat. Des étudiants idéalistes et révolutionnaires décident d’assassiner un membre du gouvernement, M. Yee, ambassadeur à Hong Kong, soupçonné de collaborer avec les japonais à Shanghai. Pris dans leur enthousiasme et ferveur patriotiques, ils élaborent un plan usant du « stratagème de la beauté ». Réputée pour ses rôles de jeunes premières, Wong Chiah-chin est désignée par ses camarades pour jouer de ses charmes et séduire M. Yee, un homme redoutable et méfiant. « Elle devait persévérer à lui promener ses seins sous le nez ». Aussi, en jouant ce rôle, la jeune apprentie comédienne se sent grisée par le pouvoir qu’elle détient. Elle réussit à se faire passer pour l’épouse d’un commerçant, à se lier d’amitié avec l’épouse de M. Yee et à s’infiltrer dans le milieu mondain. Elle s’inquiète néanmoins des doutes qui l’assaillent car la relation entre elle et le diplomate devient plus complexe qu’elle ne l’avait imaginée. C’est là où l’auteure montre les incohérences de son histoire pour toucher à quelque chose de plus profond au sein de la relation amour-haine des deux amants. Elle construit au fil de son récit la psychologie très passive de son héroïne et nous place dans la position de M. Yee, bourreau subjugué par un cœur qui semble inaccessible. Sentant qu’elle ne s’appartient plus, Wong Chia Chi est prête à tout pour les beaux yeux d’un homme qui n’hésite pas à lui faire perdre sa virginité, « Comme elle n’avait jamais connu l’amour, elle ne pouvait savoir comment on tombait amoureux ». 

                       L’attirance perverse, les pièges du cœur et l’amour s’entremêlent et Wong est tiraillée entre son devoir et son amour. Or, le jour fatidique de l’assassinat, quand son amant ravi de l’avoir conquise l’emmène dans une bijouterie pour lui offrir une bague, la jeune fille est stupéfaite. Elle prend conscience du sentiment sincère de M. Yee et du danger de mort que ce dernier encourt « Cet homme m’aime réellement. Elle fut traversée par cette pensée qui retentit comme une déflagration de son cœur déboussolé. Il était trop tard ». Wong choisit de trahir ses alliés par amour pour M. Yee qu’elle sauve en lui murmurant de fuir. L’auteur montre que l’amour finit toujours par triompher, certes.  Mais la décision de la jeune étudiante signifie aussi qu’elle seule peut prendre son destin en main et agir selon ses convictions. Wong est l’héroïne tragique chinoise idéale de Lust caution, qui sacrifie sa vie et fait don de soi pour sa patrie.  Elle ne sera jamais oubliée « M. Yee…avait rencontré l’âme sœur, et pouvait mourir sans regret. Il sentait que son ombre l’escortait à jamais…vivante cette jeune femme lui avait appartenu, morte, son fantôme lui appartenait. »

                       Ce recueil est une ode à la femme chinoise, à ses aspirations à la liberté et à l’émancipation, à son ambition, ses capacités et aussi à son audace. C’est une évocation de la condition féminine en Chine, dépeignant les problèmes et les souffrances de ces femmes mariées malgré elles à des inconnus qu’elles n’aiment pas. Il y a dans ce livre une peinture d’émotions très variées qui parfois peuvent étreindre le cœur. La finesse des descriptions minutieuses ajoutée à la complexité des personnages fait l’originalité de l’écriture d’Eileen Chang. L’écrivaine a ce talent audacieux de déranger et surprendre le lecteur. Elle a su transcrire le reflet de la jeunesse féminine chinoise entre les années 20 et 50 à Shanghaï, une ville entre Orient et Occident, entre archaïsme et modernité. 

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Rédactrice Fatima Chbibane Bennaçar

Pluton-Magazine/2020/Paris 16eme

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