L’AMÉRIQUE POUR LES NULS… 2e épisode : « Georgia on My Mind »

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Par Professeur Albert James Arnold

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Au 1er épisode de cette série, j’ai évoqué la stratégie sudiste du Parti Républicain des États-Unis, qui sait depuis les années 1980 qu’il peut remporter la victoire dans une élection présidentielle uniquement en mobilisant les électeurs les plus blancs, les plus pauvres, les plus fanatiques et les moins instruits. Or, ces électeurs sont concentrés majoritairement dans le sud rural où les Blancs en question gardent un ressentiment, quand ce n’est pas une haine viscérale, contre les Afro-Américains qui montent, petit à petit, les échelons socio-économiques.

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La Conjoncture actuelle

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Les résultats du vote populaire le 3 novembre dernier sont lumineux à cet égard : https://www.vie-publique.fr/carte/277073-carte-des-resultats-des-elections-presidentielles-americaines-2020. Côté Républicain, on trouve tous les États de la Confédération sécessionniste des années 1860, sauf la Virginie, passée au « nord-est » depuis la première élection Obama en 2008, et deux États où le décompte des voix reste incomplet à cette date (Caroline du Nord et Géorgie). Ajoutons les États ruraux et peu peuplés des Rocheuses, à part le Colorado, partagé depuis une vingtaine d’années entre les ranches et la banlieue peuplée de transfuges du nord-est et bardés de diplômes. Finalement, votent régulièrement Républicain les États du Middle West où l’agriculture domine toujours l’économie. 

Les États qui bordent le Pacifique sont acquis aux Démocrates depuis un long moment déjà. Sur cette même carte, Le Nouveau Mexique et, surtout, l’Arizona semblent défier l’attente. Or, ces deux États drainent de plus en plus de retraités du Middle West ayant les ressources qui leur permettent de rechercher un coin plus tranquille et moins enneigé pour couler leurs vieux jours. L’Arizona, l’État où est né le sénateur Barry Goldwater, candidat Républicain à la Maison-Blanche en 1964, comptait jusqu’à une date récente certains élus parmi les plus répressifs des États-Unis sur la question de l’immigration. Ce n’est pas pour rien que John McCain, avant de se lancer en politique, a choisi l’Arizona comme base au début des années 1980. Il pouvait compter sur une majorité solide chaque fois qu’il se représentait. Le passage de l’Arizona dans le camp Démocrate en 2020, s’il n’est pas passager, représentera un véritable triomphe pour l’électorat centriste.

Quant à la Caroline du Nord, on pourrait dire – pour aller vite – qu’elle ressemble à la Virginie il y a un quart de siècle. Cet État passe très lentement du camp rural et peu instruit vers le camp Démocrate. Je lui donne encore une courte génération avant de se trouver là où se situe la Virginie aujourd’hui. Reste la Géorgie, dont l’histoire récente est violente et raciste. Au moment où l’intégration du Sud était déjà bien entamée, le gouverneur Lester Maddox a fermé son restaurant à Atlanta plutôt que de permettre aux Afro-Américains de manger à côté des Blancs. En 1967, il a paru à la télévision avec le footballeur James Brown pour défendre le droit des Blancs en Géorgie de se tenir à l’écart des Noirs : https://www.facebook.com/watch/?ref=search&v=1070385986690505&external_log_id=0e4a8ccf-996f-4ca2-8b95-c9679af680c8&q=lester%20maddox. (La législation qui garantit les droits civiques des Afro-Américains date de 1964.) Les Blancs ont quitté Atlanta par milliers durant les années (1967 à 1971) où Maddox a gouverné l’État. L’école publique, désormais intégrée, est passée aux Afro-Américains tandis que les Blancs établissaient des « académies » de banlieue leur permettant d’instruire leur progéniture dans une atmosphère qu’on peut qualifier d’apartheid à l’envers.

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La Géorgie : plaque tournante de la démocratie américaine ?

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À l’heure où j’écris ces lignes, aux Républicains reviennent 50 voix sur 100 au Sénat des États-Unis. Mais deux vacances en Géorgie sont en ballottage. Les sénateurs en exercice sont tous les deux Républicains. Les Démocrates bien placés pour remporter la victoire ont déjà fait un score impressionnant dans cet État du Sud profond. La sénatrice Kelly Loeffler, nommée à ce poste par le gouverneur Républicain, n’a recueilli le 3 novembre que 25,9 % des voix. Son challenger, l’Afro-Américain Raphael Warnock, en avait reçu 32,9 %. Celui-ci occupe la chaire de Martin Luther King, Jr. à l’église Ebenezer à Atlanta. Le 5 janvier prochain, quand le décompte des voix de ce ballottage sera terminé, nous saurons quels progrès la Géorgie a réalisés depuis un demi-siècle vers une intégration politique.

Le second siège vacant est occupé par David Perdue, sénateur depuis 2015, qui a recueilli 49,7 % des voix le 3 novembre. Face à lui se trouve le jeune Jon Ossoff, 33 ans, qui en a recueilli 47,9 %. Si le président élu va pouvoir gouverner normalement, son parti est obligé de gagner ces deux sièges. Dans ce cas, les Démocrates en occuperont 50 et la vice-présidente des Etats-Unis, Kamala Harris, aura la voix décisive. Elle départagera les votes à égalité. Dans le cas contraire, le Sénat poursuivra selon toute probabilité la politique négationniste qu’il avait pratiquée pendant les six dernières années de la présidence d’Obama. Sous la présidence de Trump, le Sénat à majorité Républicain a systématiquement refusé d’entériner les nombreuses lois passées par la Chambre des Représentants, à majorité Démocrate. On voit pourquoi tous les yeux sont actuellement braqués sur la Géorgie. Le succès de la présidence de Biden en dépend, en ce qui concerne les possibles avancées sociales !

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Les Afro-Américains, arbitres en Géorgie

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Le ballottage sénatorial en Géorgie est important pour d’autres raisons, plus cruciales à long terme. Si nous remontons deux ans en arrière, à l’élection du gouverneur de l’État en 2018, nous rencontrons Stacey Abrams. Le candidat Républicain avait recueilli 50 % des voix contre 48,8 % ; la marge étant de moins de 55.000 sur près de quatre millions de voix. Le candidat Républicain, Kemp, était – au moment de l’élection – chargé de la conduite du scrutin. L’année auparavant il avait purgé 560.000 électeurs toujours éligibles, mais qui ne s’étaient pas présentés aux urnes depuis plusieurs cycles électoraux (https://www.apmreports.org/story/2019/10/29/georgia-voting-registration-records-removed). Cette purge, quoique légale, représente la tactique la plus flagrante de la suppression du vote, essentiellement d’Afro-Américains, par les Républicains. Et cela, à l’échelle nationale. Il est fort probable que, sans cette suppression, Stacey Abrams serait aujourd’hui gouverneure de Géorgie.

Afin de contrer la stratégie de la suppression des voix afro-américaines, Stacey Abrams a fondé une association pour lutter en faveur de scrutins équitables (« Fair Fight Action »). Au cours des deux ans qui ont précédé l’élection présidentielle (et sénatoriale) du 3 novembre dernier, son association a réinscrit des dizaines de milliers d’électeurs purgés par le futur gouverneur Kemp, ainsi que plusieurs centaines de milliers d’électeurs qui n’avaient jamais voté auparavant. Si l’on ajoute à ce tableau le fait que plus du tiers des électeurs éligibles en Géorgie sont des Afro-Américains, le résultat de cette campagne doit logiquement résulter, à court terme, en un renversement de la tendance. La Géorgie suivra bientôt la Virginie et rejoindra les États qui votent le plus souvent Démocrate. Plutôt que de traiter ces voix possibles comme des chiffres représentatifs de groupes abstraits, les alliés de Stacey Abrams ont poursuivi une politique relationnelle : ils rencontrent les électeurs sur le terrain et établissent une relation directe avec eux. Nous sommes en présence d’une féminisation de la politique électorale qui a déjà porté des fruits ailleurs aux Etats-Unis. (https://thehill.com/homenews/state-watch/525594-stacey-abrams-puts-muscle-into-georgia-runoffs).

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L’Émergence de la Femme Noire dans la Politique Américaine

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Stacey Abrams est promise à un brillant avenir au sein du parti Démocrate aux États-Unis, en raison du succès qu’elle vient de réaliser en Géorgie. Elle prendra sa place à côté de nombreuses Afro-Américaines qui occupent des postes-clés à travers le pays. Les villes suivantes sont dirigées actuellement par des Afro-Américaines : Atlanta (Keisha Lance Bottoms) ; San Francisco (London Breed) ; Chicago (Lori Lightfoot) ; Washington, D.C. (Muriel Bowser) ; Nouvelle Orléans (LaToya Cantrell) ; Charlotte, Caroline du Nord (Vi Lyles) ; Baton Rouge, Louisiane (Sharon Weston Broome), et j’en passe. On se souviendra des événements du mois d’août 2017 qui ont fait de « Charlottesville » la synecdoque du racisme résurgent aux États-Unis. Or, cette ville qui jouxte l’université de Virginie a réagi positivement en élisant à la mairie Kikuyah Walker. Née à Charlottesville dans une famille modeste, elle a encouragé la ville et l’université à faire face à leur histoire esclavagiste et raciste.

Le Congrès américain (Sénat et Chambre des représentants) comporte actuellement vingt-cinq femmes de couleur dont la grande majorité sont des Afro-descendantes. On peut s’attendre à ce que ce chiffre augmente rapidement dans les années à venir, où les élus à travers le pays finiront par ressembler davantage à la population nationale. L’élection de la sénatrice Kamala Harris au poste de vice-présidente dans le gouvernement Biden jouera certainement son rôle en conditionnant les consciences des électeurs futurs. Est-ce que les Démocrates réussiront à remporter les deux sièges sénatoriaux vacants en Géorgie ? Je l’espère mais j’en doute. Le président Biden et son équipe auront fort à faire pour rétablir la confiance de la population américaine en leurs institutions, que Donald J. Trump avait systématiquement minées pendant quatre ans, pour le plus grand bonheur des autocrates du monde entier. Si le gouvernement Biden réussit à combattre la pandémie, s’il rejoint les accords de Paris sur le climat, s’il maintient les principaux acquis de l’« Obamacare », s’il empêche les Républicains de renverser le droit à l’IVG et s’il renverse la vapeur de la suppression des voix électorales, il aura beaucoup contribué à stabiliser la démocratie aux États-Unis et dans le monde. Souhaitons-lui bon vent par derrière !

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Albert James Arnold

Pluton-Magazine/2020

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Photo Stacey Abrams Personnage Politique, photo Facebook

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Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.

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