[Brésil] Vanessa Massoni da Rocha: Entretien avec Raphaël Confiant (deuxième partie)

Fait le 5 juillet 2017 au Centre de Recherche Interdisciplinaire en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines (CRILLASH), à l’Université des Antilles, campus Schœlcher, Fort-de-France, Martinique

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Vous vous consacrez à l’écriture des romans polars destinés, dans un premier temps, à un public plus jeune. Quelle est l’importance des textes en polar au sein de la littérature antillaise ?

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Le polar n’existe pas dans la littérature antillaise. C’est quelque chose de très récent. Au départ, ça ne m’intéressait pas, parce que je lis très peu de polars. J’avais un rapport au polar qui était très particulier. Mon père était professeur de maths et il n’a jamais lu d’autres romans que les polars. Je me souvenais que dans sa bibliothèque il n’y avait que des livres noirs. Il avait une collection qui s’appellait « Fleuve noir » et il commandait chaque mois quatre ou cinq romans policiers. Je voyais ces romans policiers s’accumuler et je me demandais pourquoi il ne lisait que ça quand même. Comme c’était un prof de maths, il n’aimait pas la littérature. Vous savez que les enfants s’opposent toujours au père. Pendant très longtemps, cela ne m’a jamais intéressé, le polar. Et une fois un éditeur français a fait une collection de polar avec des écrivains qui n’écrivaient pas de polar, j’ai été invité et j’ai écrit Le meutre du Samedi Gloria. J’ai oublié ça, jusqu’à ce que l’éditeur Caraïbédition me demande d’en écrire un pour sa maison d’édition. Au départ, j’ai refusé et après je dis que peut-être c’est amusant. J’ai commencé à écrire et j’ai trouvé cela marrant. J’ai écrit deux, trois et il me demande un quatrième. C’est un genre qui peut toucher un grand public, je pense. Et puis j’essaie de glisser des choses sociales là-dedans, j’essaie de glisser la société martiniquaise avec ses conflits.

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Comment comprenez-vous cette branche de votre écriture ?

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Pour moi, c’est une région de mon travail, de mon œuvre.  Comme il y avait la région créole, les travaux de créoliste, le dictionnaire, les traductions. Et il y a l’œuvre centrale, mes romans en français. C’est une partie qu’au départ je n’avais pas prise très au sérieux, pour être honnête. J’avais pris ça comme un divertissement. Mais finalement ça touche un public que mes livres habituels ne touchent pas. C’est important pour toucher tous les publics.

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Vos ouvrages, tels que Rue des Syriens et Case à Chine mettent en lumière l’importance de l’altérité d’un monde en relation. La pensée d’Édouard Glissant demeure pour vous une source incontournable ?

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Oui, mais ce n’est pas la pensée de Glissant qui m’a fait prendre conscience de cela. J’ai pris conscience de cette présence du monde chez nous au plus profond de ma campagne quand j’étais enfant au nord de la Martinique. Dans notre maison nous parlions français. Dès que je sortais de la maison, c’était le créole. Le samedi après-midi il y avait des cérémonies hindoues et j’allais les voir et le prêtre parlait en tamoul. Certains jours les colporteurs syriens passaient pour vendre leurs produits et parlaient en arabe. J’allais à la messe le dimanche et j’entendais le latin. Les gens chantaient en grec ancien. Au fin fond de ma campagne j’avais contact avec ces langues sans jamais être sorti de la Martinique. Dès mon enfance j’étais sensible à cette diversité. Ça ne s’est théorisé que très longtemps après. Quand j’ai commencé à lire Glissant j’ai dit : « Tiens, il développe des choses que j’avais ressenties ». Je tiens à dire que je les ai ressenties avant de les mettre en idée et avant de me raccrocher à l’idée de Glissant. C’est quelque chose qui est vraiment vécu, cette multiplicité culturelle et linguistique. Une personne malade va dimanche matin à la messe, l’après-midi dans une cérémonie hindoue et le soir chez un quimboiseur. Le Martiniquais moyen n’est pas conscient de cette richesse. Cette multiplicité est quelque chose d’extraordinaire par rapport à l’Ancien Monde où les gens sont dans une seule langue et dans une seule culture.

Je n’étais pas d’accord avec certains points de la théorie de Glissant, notamment à propos de la langue créole. On avait souvent des affrontements amicaux. C’était quelqu’un que j’aimais beaucoup. J’avoue que je suis un peu perplexe avec ses idées de Tout-Monde et de Mondialité. Il faut que j’approfondisse mieux ce qu’il dit. Mais l’idée de Relation est fondamentale. La pensée de Glissant est dans L’Éloge quelque part, il n’a pas assez explicité concrètement des choses et on s’est servi de certaines de ses idées pour les concrétiser en quelque sorte. Nous sommes les fils spirituels de Glissant, je ne le renie pas.

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Et vous êtes fils de Césaire aussi ?

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C’est grâce à Bernabé cela. Il nous a fait comprendre que Césaire était nécessaire. Nous étions braqués et Bernabé était plus âgé que nous. Il connaissait Césaire. Il connaissait son œuvre très bien. Ils nous disait : « Il faut que vous lisiez l’œuvre, elle est caricaturée, ce n’est pas ce que vous croyez. Elle n’est pas fermée sur le monde noir ». Effectivement, grâce à Bernabé, Chamoiseau et moi, on a remis Césaire dans notre imaginaire. 

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Des textes à vous, tels que Rue des Syriens et L’Allée des soupirs, privilégient la ville de Fort-de-France. Quelle est la place de la ville dans vos écrits ? L’écriture est-elle un moyen d’apprivoiser l’espace ?

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Tant que j’étais enfant, tout mon imaginaire était basé sur la plantation, au Lorrain. Mon arrière grand-père avait une petite distillerie. De même pour mon grand-père. Ma mère était institutrice. L’école finissait à 16 h et à 16 h 05 elle était à la distillerie pour coller des étiquettes sur des bouteilles de rhum. On vendait notre rhum aux Békés Courville et ils mettaient leur nom. La distillerie et la maison familiale existent toujours. On a loué la maison familiale à l’église catholique. Elle est devenue une chapelle. J’ai l’odeur du rhum. J’étais enfant, cinq, six ans quand la distillerie a fermé. Le gouvernement français avait décidé de limiter l’arrivée du rhum en France parce que les vignerons français se plaignaient de la concurrence. Les Blancs martiniquais, les Békés, ont accarapé la totalité du rhum non taxé. Et les petites distilleries des noirs étaient taxées. Toutes les petites distilleries de couleur ont fermé. J’ai gardé l’odeur du rhum. Tout mon imaginaire est d’abord dans cet univers campagnard. J’ai eu la chance de ne pas aller à l’école maternelle, elle n’existait pas à mon époque. On entrait à l’école à l’âge de six, sept ans, et de cela je suis très content, parce que ça m’a permis de faire toutes sortes de bêtises (jouer avec d’autres enfants, aller à la pêche aux écrevisses). Si je m’étais assis à l’école à l’âge de trois, quatre ans, je n’aurais pas eu ça. Vers mes huit, neuf ans, nous sommes descendus à Fort-de-France. Et en descendant à Fort-de-France, je découvre cette ville où j’allais de temps en temps. Je suis frappé par son côté sale, je trouve que c’est moche, c’est dégoûtant. C’est un choc au départ d’y vivre. Effectivement, Césaire a écrit des choses terribles sur Fort-de-France. Ce que vous voyez aujourd’hui, la jolie Savane, c’était pas ça. Et finalement je m’habitue à cet environnement et ça devient mon deuxième imaginaire, Fort-de-France. Je me moque souvent de Patrick Chamoiseau, je lui dit qu’il est un petit citadin avec un seul imaginaire tandis que moi, j’en ai deux. Et il rit et me dit que c’est vrai. J’estime que c’est une chance d’avoir vécu dans ces deux mondes. Je me suis adapté à ces deux mondes et je suis à l’aise pour en parler dans mes livres.

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Le terme post-colonial est aujourd’hui mis en question. Croyez-vous que le colonialisme a été renversé ?

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Les études post-coloniales ont été accaparées par les Américains. Tout cela s’est développé souvent en langue anglaise et on oublie que dans le monde latino-américain, dont vous venez d’ailleurs, il y a eu des théoriens. Je pense à Ramón Grosfoguel et aux auteurs qui ont développé les théories décoloniales. Cela a été nécessaire au plan de la pensée. Cela a permis, pour reprendre un titre d’un livre de « provincialiser l’Europe ». C’était important de dire à l’Europe : « Vous n’êtes qu’une province du monde, vous n’êtes pas le monde ». Il fallait que les gens viennent, le disent et l’écrivent. Edward Saïd l’a fait. Homi Bhabha l’a fait. Les Subalterny Studies l’ont fait. Il y a eu tout ça. Moi, ce qui me frappe, c’est comment une importante philosophie latino-américaine, si puissante, n’est pas reconnue par rapport à la réflexion post-coloniale écrite en anglais. Quand on dit post-colonial ou décolonial, comme je préfère dire, c’est important au plan de la pensée, au plan académique.  Il y a un renversement épistémologique en route, c’est-à-dire que le savoir n’est plus uniquement déterminé par des postulats épistémologiques de l’Europe ou des États-Unis, qui sont une projection de l’Europe. C’est quand même gênant qu’un pays qui s’impose partout, le pays le plus dominateur culturellement, soit le détenteur de ces études. Il y a des dérives… En plus, pour faire face à la présence des suprématistes européens, c’est important de diffuser des pensées autres que celles de l’ « Occident ». C’est un combat qu’il faut mener. Il est évident qu’au plan de la réalité, le colonialisme demeure. On ne peut pas tout changer d’un coup. Il faut d’abord changer les mentalités.

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Quelles différences faites-vous entre post-colonial et décolonial ?

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Dans le post-colonial, je trouve que l’on met l’accent sur des questions sociétales, telles que le genre, la domination masculine. Toutes ces thématiques, il faut en parler. Je pense qu’une pensée décoloniale s’intéresse aux questions sociétales mais qui intègrent des questions sociopolitiques, comme la question d’impérialisme au sens concret du terme, impérialisme politique, impérialisme économique. La question de la domination du nord sur le sud. Ça a fait défaut dans le Postcoloniality Studies du monde anglo-saxon. Ces études post-coloniales aux États-Unis n’ont jamais empêché les États-Unis d’aller bombarder l’Irak et de détruire Saddan Hussein qui n’a jamais fait la guerre aux États-Unis.

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Vous dédiez le roman Madame Saint-Clair, reine de Harlem à Mérine, Maguy, Suzy, Joëlle et Louise, définies comme des âmes combattantes du pays Martinique. Qui sont ces femmes ?

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Ces femmes ont combattu pendant plus de trois ans au sein d’universités contre une mafia qui a détourné dix millions d’euros de la caisse de l’université, dans un système qui a duré vingt-cinq ans. Ce sont des femmes universitaires, ou même de l’extérieur, qui courageusement se sont mobilisées alors que beaucoup d’hommes ne l’ont pas fait. Leur adversaire était puissant parce que soutenu par le pouvoir politique, par la franc-maçonnerie. Madame Saint-Clair, un siècle avant elles, était le symbole d’audace, de courage et de détermination. En 1920, Madame Saint-Clair était chef de la mafia tandis que les femmes auxquelles j’ai dédié le roman ont combattu la mafia. (rires). Il ne faut pas penser au pied de la lettre. La mafia noire était un moyen pour les noirs américains de survivre, ce n’était pas une mafia qui a profité d’un système. Je ne dis pas que ces dames-là sont Madame Saint-Clair, mais elles en ont la détermination et le courage. Ces femmes-là ont joué un rôle capital parce que nous avons quelque part gagné parce que le chef de la mafia a été révoqué, il n’a plus le droit d’enseigner et ses comparses ont été suspendus sans salaire. Ce n’est pas totalement gagné parce que notre université est fragile financièrement après ce coup. Il faudrait qu’on saisisse les biens de ces gens-là et qu’on rembourse l’université, mais la justice est lente. L’argent qu’ils ont volé n’a pas encore été rendu.

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Dans ce sens, la littérature demeure-t-elle une arme miraculeuse (pour faire un clin d’œil à Aimé Césaire) et engagée ?

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Je ne sais pas si elle demeure une arme parce qu’elle a perdu beaucoup de son aura comme dans tous les pays du monde. Il y a eu une époque avec Sartre, et même avant avec Zola, pour parler du monde français, où la littérature avait quand même un poids. Dans le monde latino-américain, quand quelqu’un comme Vargas Llosa s’est présenté aux élections, quand Garcia Marquez a soutenu Fidel Castro… Je veux dire qu’il y a eu une grande époque où la littérature avait sa place, mais je reste plus dubitatif et circonspect de nos jours. Je ne sais pas si la littérature aujourd’hui a encore ce pouvoir. Internet a tout dévasté. Et quand je dis dévasté, c’est vraiment dévasté parce que les gens ont pris l’habitude de choses très courtes, comme les cent-quarante caractères de Twitter. Les gens ne lisent que le titre. Je l’ai vu sur la page de Montray Kréyol. J’ai lu des études sur ce phénomène et j’ai décidé de faire une expérience. J’ai écrit l’article « Raphaël Confiant avoue que c’est lui qui a détourné les dix millions d’euros de l’université » (rires). C’était bidon. Les gens ont commencé à appeler ma sœur pour faire des condoléances à mes parents. Il y a eu beaucoup de réaction. Il y a même une radio en Guyane qui a rebondi sur cette information. Le lendemain, les gens décident de lire l’article et découvrent que ce n’est pas vrai. (rires) J’ai démontré que les gens ne lisent que le titre. Comment voulez-vous que des gens qui ne lisent que le titre lisent un livre ? Nous arrivons à une situation gravissime. On est à l’époque du zapping. Le zapping est l’inverse de la littérature. Ce n’est pas possible de zapper en littérature. Même ceux qui veulent lire, c’est déjà difficile, vu les sollicitations diverses. Je dis souvent aux gens que ce n’est pas étonnant que le mode de communication favori de Donald Trump ait été le Twitter.  Qu’est-ce que vous pouvez bien dire en cent-quarante caractères ?  Je doute que la littérature ait conservé cette puissance d’arme miraculeuse.

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Reconnaissez-vous la naissance d’une littérature post-créolité ?

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Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de mouvement littéraire qu’il n’y a pas d’auteurs. Quand un mouvement littéraire apparaît, il permet de faciliter la reconnaissance des auteurs. Ce mouvement « post-créolité » n’a pas de nom, donc c’est très difficile pour eux. Ils arrivent au mauvais moment, où la littérature est en recul. Il y a un certain nombre d’auteurs qui tentent de se faire connaître difficilement. Pour se faire reconnaître, il faut être édité en France. Moi, j’ai envie de leur dire « trouvez-vous un nom, faites une opération marketing, un manifeste, je ne sais pas » (rires). On a changé d’époque. Qui est-ce qui va lire un manifeste aujourd’hui ? Chamoiseau, Bernabé et moi, nous avons été peut-être la dernière génération des manifestes. Ils se trouvent un peu isolés, dispersés et n’ont pas encore la reconnaissance française. Même s’ils sont de bons auteurs. Quelque part, Chamoiseau et moi, qui continuons à écrire, on leur bouche la route. Parce que si on s’arrêtait d’écrire, ils auraient plus facilement un espace pour exister. Mais je leur dis souvent, en citant Fidel Castro, qu’il y a deux catégories de gens : d’un côté, les gens qui aiment la retraite et, de l’autre côté, des révolutionnaires et des écrivains (rires). Au Brésil, Jorge Amado a écrit jusqu’à sa mort. Glissant pareil. Et il n’y a que Césaire qui s’est arrêté d’écrire au moins quinze ans avant sa disparition. Je pense que c’est à cause de la maladie ou du dégoût aussi. La plupart des écrivains écrivent jusqu’à leur mort. S’ils attendent la fin d’une génération pour exister, je crois que ça va être difficile pour eux (rires). J’essaie de les aider. J’ai aidé Alfred Alexandre et Mérine Céco à se faire éditer en France. Je parle de leur livre sur Montray Kréyol. Tant qu’il n’ont pas eu un prix littéraire important… Il n’y a pas de politique de valorisation de la lecture. Je ne sais pas s’ils arriveront finalement à s’imposer. Alfred Alexandre a beaucoup de talent. J’ai vu qu’il a publié son dernier livre au Québec. C’est en quelque part un avis d’échec éditorial, parce que les livres du Québec n’arrivent pas ici. Les produits canadiens, c’est très difficile qu’ils entrent dans la Communauté européenne. J’ai aussi un livre publié au Québec, pour collaborer avec la maison d’édition Mémoire d’encrier. Une fois, une dizaine d’exemplaire sont arrivés et la plus grande librairie de Martinique, la « Librairie des Antilles », n’a pas voulu relancer les démarches d’importation. Quelquefois on s’isole au Québec. Les livres québécois n’arrivent pas ici et ils n’arrivent même pas en France. À Paris, il y a une librairie qui s’appelle « Librairie du Québec » et elle reçoit des livres. Une seule librairie. Petite, en plus. Même un Québécois, s’il veut se faire connaître, il a intérêt à se faire éditer à Paris. Allez voir un Martiniquais. C’est difficile pour eux, mais ils ont du talent. 

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Quels écrivains vous m’invitez à découvrir ?

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Jean-Marc Rosier, Alfred Alexandre, Mérine Céco, Nicole Cage, Frankito. Ce sont des gens qui ont 30-40 ans. C’est la génération après Chamoiseau et moi. 

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Vous avez publié en 2017 L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, une autobiographie fictionnelle de grand souffle de Fanon. D’où vous est venue l’idée de le transformer en personnage ?

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Il y a quarante ans, à la fin de mes études, comme beaucoup d’autres antillais, nous étions fascinés par Fanon et nous sommes partis en Algérie. À la fin de mes études, mon père disait à ses amis que j’étais parti en France pour faire préfet ou ambassadeur, car j’ai fait Sciences Politiques. À sa grande déception, j’ai tout laissé tomber et je suis parti en Algérie avec Georges-Henri Léotin, Monchoachi, … Nous étions au moins une vingtaine d’Antillais. C’était douze ans après la fin de la Guerre d’Algérie. J’ai travaillé là-bas, j’ai enseigné l’anglais et j’ai vu ce pays que Fanon a aimé et dans lequel il a combattu. Mais, toutes les révolutions qui vont très vite tournent mal. J’ai remarqué très vite que cette révolution avait été accaparée par la bourgeoisie et que finalement c’était fini. Nous sommes tous repartis et revenus à la même période aux Antilles. Voilà ma première attirance fanonienne il y a quarante ans. Après, j’ai voulu ne plus penser à l’Algérie, j’étais trop déçu. Bien sûr que j’ai continué à lire et à relire Fanon. C’était quelqu’un d’important pour moi. Si on m’avait dit pendant ces quarante ans que j’écrirais un livre un jour sur Fanon, j’aurais ri, j’aurais dit « mais non, vous plaisentez ». Il y a trop d’ouvrages universitaires sur Fanon, ce n’est pas la peine. Et Caraïbéditions m’a demandé de trouver un livre qui puisse intéresser en France et qui puisse me faire connaître. J’ai réfléchi. Et j’ai décidé d’écrire sur Fanon, mais pas de manière universitaire. Ce serait une biographie romancée. Au bout d’un moment j’étais obligé de m’y mettre. J’ai voulu écrire tout le livre à la première personne pourtant je me suis rendu compte que c’était impossible de me mettre à la place de Fanon tout au long du livre. C’est pour ça qu’il y a des parties au « je » et des parties au « il ». Si je n’avais pas vécu en Algérie je n’aurais pas pu vraiment écrire ce texte parce que quand j’étais là-bas je suis allé à l’hôpital où il exerçait à Blida, je connais le peuple algérien… Georges-Henri Léotin, Monchoachi et les autres, même après douze ans, nous avons vécu ce qu’il avait vécu, nous avons senti ce peuple, cette culture. À l’écriture, tous les souvenirs sont revenus et ça m’a grandement facilité la tâche. La grosse difficulté c’est de se mettre à la place de quelqu’un qui n’aimait pas parler de lui. Fanon ne parlait jamais ni de lui, ni de son couple, ni de ses deux enfants avec deux femmes françaises, par exemple. Donc, c’était quelqu’un de très discret sur sa propre personne entièrement vouée à la révolution. Je me suis dit que la meilleure façon de commencer le livre était en l’imaginant couché sur son lit d’hôpital en train de mourir de la leucémie aux États-Unis. Il était un jeune de trente-six ans. Si je parle de ça, toute personne qui se sent mourir pourrait s’aventurer à imaginer quelque chose de plausible. Heureusement que j’ai choisi cette approche-là, car elle m’a permis, en faisant des retours en arrière, de pouvoir me mettre à sa place dans une grande partie du livre. Et j’attendais les réactions de ses deux enfants, une fille plus âgée née avant que Fanon soit nommé en Algérie. Cette fille n’a jamais connu l’Algérie. Fanon s’est remarié après, il a eu un enfant et cet enfant avait huit ans quand il était à l’hôpital psychiatrique de Blida et cet enfant a pris la nationalité algérienne et cet enfant, un homme aujourd’hui, travaille à l’ambassade de l’Algérie à Paris. Autant la fille a cherché mes coordonnées et m’a écrit pour remercier et dire que grâce au texte elle connaissait son père, autant le fils, le mieux placé pour me répondre, ne l’a jamais fait. C’est assez étonnant. C’était risqué. J’avais peur en écrivant ce livre des réactions de sa famille. En réalité, je ne parle pas vraiment de lui en dévoilant le secret des armes. Tout ce que j’ai écrit de lui, ce sont des choses déjà connues, mais qui n’ont jamais été mises en exergue. Dans le livre, je n’invente pas des faits. J’invente des dialogues, des descriptions de paysage, des sentiments, … J’ai tenu à ce que tout ce qui était factuel soit vrai. J’étais content de cet exercice parce que je ne l’avais jamais fait. Et ça m’a sorti de mes romans habituels où j’ai une espèce de mécanique qui s’est mise en place.

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J’ai l’impression que vous créez des contraintes d’écriture pour sortir de la zone de confort. Je pense également à votre début littéraire avec un livre sur la Seconde Guerre mondiale. Avez-vous besoin des contraintes pour écrire ?

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Si j’avais un vieillard qui m’avait légué un héritage et que je n’avais pas besoin de travailler, je n’aurais jamais écrit des livres. Quand les vacances commencent et que je n’ai pas de cours, je ne peux pas écrire. Il me faut une contrainte. Si j’ai tout mon temps libre, je ne fais rien. Je n’écris que sous la contrainte. Je n’écris pas souvent. Quelque chose de très drôle m’est arrivé : je ne sais plus dans quelle ville aux États-Unis nous nous sommes retrouvés, Glissant, Maryse Condé, Chamoiseau, Pépin dans un super hôtel pendant un colloque. Le matin, après le petit-déjeuner, je les entends dire « on retourne dans notre chambre pour travailler » (rires). Alors, je dis « travailler à quoi ? ». Ils me disent : « à nos livres ». Chacun part dans sa chambre. Et j’ai dit « moi aussi » (rires). J’avais honte. Ce n’était pas vrai. Je retourne dans ma chambre, j’y travaille une demi- heure, j’écris 10-15 pages, j’en ai marre et je sors me balader, je vais au bar et je reviens vers 11 h 45 pour faire semblant de sortir de la chambre quand ils sortent (rires). Je me rends compte qu’ils ont travaillé pendant quatre heures. Moi, je n’ai jamais pu faire ça. Je me suis dit que c’était ça les vrais écrivains. Comment dirais-je ? Ça m’a toujours fasciné cette démarche. Je sais que les gens ne vont pas me croire et vont me demander comment j’ai pu écrire des livres de 400 pages sans faire quatre heures par jour. Je travaille peu mais je produis beaucoup. À cause de ça, je n’ai pas le sentiment d’être écrivain. J’ai toujours eu ce malaise par rapport à des gens très investis dans leur mission et leur fonction d’écrivain. Je me vois plus comme un dilettante. Tous mes livres prennent du retard. Je signe un contrat et j’invente des excuses. J’ai tué ma mère à quelques reprises (rires). J’évoque des épidémies de zika. Jamais je ne rends mes textes à temps. L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure, sorti chez Mercure de France, a eu au moins un an et demi de retard. Ce sont les contraintes des éditeurs qui me font finir un livre. Souvent je me dis : est-ce que c’est une vocation ? oui et non. Est-ce que tu aimes écrire ? oui et non. Le pire c’est l’invention d’Internet. C’est la catastrophe. Je m’y égare. Je me balade partout. Au bout de deux heures je n’ai rien fait. Je dois avoir deux ordinateurs, le fait que l’un ne soit pas branché sur Internet quand je travaille dessus. Internet est invivable (rires).

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On peut affirmer que le roman s’avère le genre auquel vous vous identifiez davantage. Pourquoi le genre romanesque vous attire-t-il et en quoi diffère-t-il de la dramaturgie et de la poésie ?

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Quand j’étais adolescent, j’étais plutôt un lecteur de romans. J’ai lu tout Zola, Balzac, Maupassant, etc. On ne lisait pas beaucoup de poésie et de théâtre aux Antilles. Je trouvais la poésie difficile et le théâtre constituait les lectures scolaires obligatoires et c’était ennuyant à l’époque. Le roman a la capacité et la puissance de traduire la totalité du monde, ce que le théâtre et la poésie n’ont pas. Dans le roman, on peut montrer une multitude d’ego, par exemple. Quand on est poète, il s’agit de son ego qui transparaît. Quand on écrit un roman je me mets à la place des femmes, de Fanon, … Il y a cette capacité du romancier d’habiter des ego différents, ce que je trouve génial. Il y a aussi la longueur. Je n’arrive pas à m’exprimer brièvement. Le roman est confortable pour moi. J’aime beaucoup lire la poésie. J’adore Saint-John Perse, Pablo Neruda (Cien sonetos de amor est magnifique !), mais je ne me sens pas capable de faire ça. La poésie ne supporte pas la moyenneté. On peut, au contraire, avoir un roman moyen. Tous ces gens qui se disent poètes c’est affligeant, parce que la poésie a une exigence, à mon avis, que le roman n’a pas. On dit d’un roman qu’il est honnête. On ne dit pas une honnête poésie, soit elle est bien soit elle n’est rien. Comme je ne me sens pas capable de faire de la grande poésie, je préfère ne pas en écrire. J’en ai écrit un peu en créole, par contre. J’ai même publié un livre de poèmes en créole, un seul, Jou Baré, en 1981. Mon genre à moi est le roman.

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Quels sont les enjeux de votre production plus contemporaine ? Quels thèmes vous interpellent ?

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Je continue toujours mon grand projet de Comédie Créole, calqué sur celui de Balzac, la Comédie Humaine. C’est-à-dire reconstruire à travers les romans une mémoire qui était perdue, occultée, cachée ou déformée. Aucun de mes romans n’est totalement imaginaire. Ils s’appuient souvent sur des événements historiques ou des éléments anthropologiques. Je souhaite prendre chaque événement historique important et lui donner une version romanesque. La littérature a pour vocation de faire émerger ces thématiques. Je ne suis pas capable d’inventer une histoire avec des personnages totalement imaginaires qui n’ont aucun lien avec la société, le roman habituel à l’européenne. J’ai besoin d’avoir recours à l’anthropologie, à l’histoire, à la sociologie, à la linguistique, ce qui fait partie de reconstruire un imaginaire créole, le faire émerger. Quand je parle des Syriens, des Indiens, des Chinois, des Noirs (dans tous mes livres c’est des Noirs), des Békés, des Blancs martiniquais, … je compose la Comédie Créole. C’est pour ça aussi que j’aime les polars, car ils sont les seuls projets d’écriture imaginaires, même si j’y mets des éléments sociologiques et anthropologiques. Ça me permet de respirer.

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Vanessa Massoni da Rocha

Pluton-Magazine/Paris16eme/2021

Crédit photo: Francesca Palli

Copyright Pluton-Magazine Vanessa Massoni da Rocha.

Vanessa Massoni da Rocha: Département de Lettres Étrangères Modernes de l’Institut de Lettres de l’Universidade Federal Fluminense, à Niterói, à Rio de Janeiro, au Brésil. Vanessa Massoni da Rocha enseigne le français langue étrangère et de littératures francophones. Elle s’intéresse à la recherche académique portant sur la production littéraire de la Caraïbe francophone et ses interfaces avec la littérature brésilienne et dirige des étudiants dans leurs projets. Ses domaines de recherches sont notamment la Caraïbe d’expression francophone, la Post-colonisation et la Décolonisation. Dans cette perspective, elle a créé et elle co-organise deux événements universitaires, à savoir: La Rencontre Littérature, Histoire et Post-colonialité, dans sa quatrième édition, et le Séminaire International de Littératures Caribéennes, dans sa première édition

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