Entre les lignes (39) : Les villages de dieu d’Emmelie Prophète

Par Dominique LANCASTRE

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Emmelie Prophète raconte avec une dextérité déconcertante Haïti telle qu’elle la connaît. Le lecteur suit la vie du personnage principal, Celia. Dès les premières pages, l’auteur nous plonge dans le quotidien violent d’une cité, la cité de la Puissance Divine à Haïti, où rien ne se fait comme ailleurs, y compris l’enterrement de sa grand-mère.

Nous pénétrons peu à peu dans la vie de Celia dite Cécé, la protagoniste de ce roman captivant, née d’une mère alcoolique et toxicomane que le sida finit par emporter, élevée par sa grand-mère Grand Ma comme elle l’appelle.

La Cité de la Puissance Divine, un nom très paradoxal par rapport à ce qui s’y passe. Tout n’est que chaos, dans les mains des gangs qui s’affrontent et s’entretuent, où ce qui est certain c’est que la misère est bien présente dans toutes les maisons.

La disparition de Grand Ma dans son sommeil plonge Célia dans la question de comment survivre dans un milieu hostile. Comme par fatalité, Célia semble prendre sensiblement le chemin de sa mère. La prostitution est le seul moyen pour elle de survivre malgré sa répugnance pour ces hommes qu’elle rencontre. Mais, Célia dite Cécé est une battante et a un caractère bien trempé. Elle côtoie la peur comme elle côtoie la mort mais sa résilience face aux imprévus est époustouflante. Celia a des principes qui peuvent surprendre, dont son amour pour Tonton Fredo, son oncle, qui fut un temps un sportif qui représenta Haïti aux Jeux olympiques et en profita pour ne plus revenir au pays. Il préféra demeurer dans le pays qui fait rêver tous les hommes et surtout ceux que la faim tiraille à longueur de journée, et pour qui il reste un rêve. Tonton Fredo finit par débarquer un jour chez Grand Ma, déporté des États-Unis. Tonton Fredo est alcoolique, sans doute le seul moyen d’oublier l’environnement dans lequel il vit est de plonger dans un monde à part, ne plus penser, ne rien dire, ne rien voir. Une amnésie volontaire. Mais les gens qui vivent dans la Cité de La puissance Divine sont en quelque sorte frappés d’une amnésie volontaire. La volonté de se battre pour trouver de quoi se nourrir dépasse le sentiment de peur.

Cécé n’en veut pas à Tonton Fredo et puis pourquoi lui en vouloir dans cette cité qui semble être comme, un grand navire sans gouvernail, que des houles et des vents violents font tanguer en permanence et qui ne semble pas savoir d’où il a appareillé, à quel moment et où il va. Une destination inconnue. La Cité de la Puissance Divine navigue en eau trouble. La cité est aux mains de gangs qui se tirent dessus pour un oui pour un non.  Emmelie Prophète nous peint cette cité comme un peintre l’aurait fait, des couleurs défilent dans la tête du lecteur alors qu’elle nous enfonce dans ce milieu hostile jusqu’à nous faire trembler par moment.  Nous, lecteurs, en arrivons à nous demander si nous sommes bien dans ce siècle, ou en quelle année nous sommes vraiment ? Célia est accrochée à son téléphone portable qu’elle a acheté en faisant un sacrifice. Étrangement, c’est ce téléphone portable et le fait d’avoir un compte Facebook qui lui permettent d’échapper à la folie car vivre dans de telle condition, c’est bêcher le chemin vers la folie.

Cependant, les réseaux sociaux et surtout les références à Facebook nous montrent bien que nous sommes bien dans ce siècle et aussi étonné que le lecteur puisse paraître, toutes ces tueries, tous ces cadavres qui jonchent le sol après des fusillades sont bien réels.

Les noms de chefs de gangs se succèdent au fur et mesure que ces derniers se descendent, l’un pour prendre la place de l’autre, en sachant que celui qui prend la place d’un chef sera tué à son tour. C’est un cycle infernal, un no man’s land où même la police ne s’aventure pas. Joel, Jules César, Cannibale 2.0, autant de noms qui font trembler la cité mais que Célia gère avec dextérité ; quand la peur dépasse la peur, on finit par affronter l’impensable en gardant la tête sur les épaules.

Dans cet univers chaotique, un personnage se démarque, celui de Carlos, la trentaine, un régulier qui vient chercher le réconfort dans les bras de Célia. Carlos veut extirper Célia de sa condition en lui proposant de vivre ailleurs. Une proposition que Célia, femme très intelligente, décline car entre la prison à ciel ouvert où elle vit et une prison avec Carlos où elle risque de s’étioler derrière le comptoir d’une boutique, Célia préfère la prison à ciel ouvert.

Car il s’agit bien d’une prison, les gens de cette cité ne savent pas trop où aller et sont prisonniers d’un environnement qu’ils n’aiment pas mais côtoient à longueur de journée. Ils savent quand il faut se barricader et quand il faut ne pas parler car parler peut coûter cher.

Avec ce roman, Les villages de Dieu, Emmelie Prophète réussit un coup de maître car les informations qui nous arrivent d’Haïti ne restent que des informations similaires à celles qui viennent du reste du monde. L’auteur en nous happant littéralement et en nous jetant au milieu de ces gangs nous permet de bien comprendre la situation que vivent les Haïtiens au quotidien. Bien entendu, il serait présomptueux de réduire tout un pays à un roman mais à travers lui, nous percevons bien ce qui se passe dans certaines régions où les kidnappings, les meurtres, les détournements, les braquages font rage, dans un pays qui ne semble jamais souffler un peu.

Les villages de Dieu est un cri d’alarme, un cri que nous devons entendre, un appel au secours d’un peuple qui est lassé de toute cette violence, de toute cette misère. Il est très difficile de vous raconter ce livre mais il suffit de laisser Emmelie Prophète vous prendre par la main et vous entraîner dans son univers particulier ; alors vous comprendrez. 

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Extrait

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« Ce téléphone est mon lien avec le monde désiré. Grand Ma écoutait beaucoup la radio. Les nouvelles. De la musique locale. La télé n’était que pour moi. Depuis qu’elle nous a quittés Tonton et moi, je m’invente une vie sur Facebook. Je suis « Cécé, La Flamme », le nom m’était venu comme ça. Ce devait être qu’un jeu. Je disais vouloir mettre le feu partout, que c’était la seule condition à la rédemption des ghettos. Ma photo de profil était un selfie pris de près, les cheveux tirés en arrière, la bouche peinte avec du rouge à lèvres bleu que j’avais acheté au marché de Martissant. Juste le visage. Je ne montrerais jamais mon corps ingrat sans y être obligée. Carlos disait que j’étais mince, que c’était très bien, à se demander pourquoi lui il ne l’était pas. Si j’avais le corps aussi épanoui que celui de Natacha, c’est sûr que je ne verrais pas que lui quasiment. Pierrot venait de temps en temps aussi, il n’arrivait pas à fermer sa gueule, toujours à déverser ses préoccupations, la peur de ne plus être dans les bonnes grâces de Joël, son bras cassé qui n’avait pas vraiment guéri, sa fébrilité. Il était plus jeune que moi d’une année, il voulait à tout prix me prouver qu’il avait de l’expérience. Pour moi, c’était clair que j’étais sa première fois, mais il me parlait de femmes de tous types, de toutes nationalités qu’il avait connues en caressant son arme qu’il gardait près de l’oreiller pour m’impressionner. »

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L’Auteure

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©Homère Cardichon

Née à Port-au-Prince, Emmelie Prophète est romancière poète, et journaliste. Son œuvre est publiée aux éditions Mémoire d’encrier. Elle y a publié Le testament des solitudes, qui lui a valu le Grand Prix littéraire de l’Association des écrivains de langue française (ADELF) (2009), Le reste du temps (2010), qui raconte sa relation particulière avec le journaliste Jean Dominique, assassiné en 2000, Impasse Dignité (2012), Le bout du monde est une fenêtre (2015) et Un ailleurs à soi (2018). Les villages de Dieu est son plus récent roman (2020). Elle a reçu en 2021 le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises, décerné par l’Académie française. ( Document Mémoire d’Encrier)

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Par Dominique LANCASTRE (CEO Pluton-Magazine)

Pluton-Magazine/ 2021/ Paris16.

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