.
Il y a un pas qui a été fait contre le colonialisme. Pendant des millénaires, les Békés, qui étaient les descendants des colons, dominaient la réalité. Le seul moyen qu’Aimé Césaire a trouvé pour se libérer de cela a été de prendre la citoyenneté française qui donnait des droits à tout le monde. En devenant citoyen français, du coup on avait tous les droits, le Code du travail, on allait à l’école, c’était une promotion. Le projet de la génération de Césaire a été d’échapper à la féodalité békée, aux champs de canne et de trouver plus de possibilités. Mais la citoyenneté ne s’est jamais réalisée complètement. Jusqu’à aujourd’hui, nous ne sommes pas en égalité avec quelqu’un qui vit en France
.
Vous êtes allé à la FLUP, en novembre 2016, à Rio de Janeiro dans une table ronde à côté de l’écrivaine brésilienne Conceição Evaristo. Quelles parallèles dresseriez-vous entre la littérature antillaise et brésilienne ?
.
J’étais assez surpris d’abord de découvrir le racisme dont Conceição Evaristo parlait. C’est assez étonnant. Nous, on a connu ce débat-là dans les années 1950. C’est vrai que ça correspond au petit contexte brésilien où la présence noire a un gros travail à faire pour être intégrée et pour que toutes les présences soient valorisées. Ça ne veut pas dire que nous, on a réglé cette question, mais on n’a pas ce clivage. La réalité brésilienne est très affectée par le racisme anti-noir qu’il faut traiter esthétiquement. Le problème est que le Brésil est un lieu de relation fondamentalement et qu’il faut comprendre que les fraternités ne se font pas sur les couleurs de peau, sur des situations sociales ou sur des présences territoriales. Ce sont les sculptures d’imaginaires qui vont donner des fraternités et les solidarités et non les anciens marqueurs identitaires.
.
Votre roman, Frères migrants, de 2017, constitue une ode à la tolérance et à l’accueil inscrite sous les prémisses de la Poétique de la Relation. La crise des réfugiés et la fermeture des frontières dénoncent-elles des fractures de l’imaginaire du Tout-Monde ?
.
Dans Frères migrants, on peut considérer que l’élan de ces milliers de personnes qui meurent, qui sont noyées jour après jour, un élan vital extraordinaire, on peut considérer que c’est un élan de la mondialité. Ce sont des gens qui, indépendamment des problèmes qu’ils ont avec les guerres, la famine, ont une autre perception du monde. Ils ne se sentent plus assignés à un territoire. Au contraire, devant des catastrophes comme l’accident de centrale nucléaire récemment au Japon, il y a des gens qui, s’ils sortent de là où ils sont, meurent. Ils ont préféré rester dans la zone irradiée plutôt que d’essayer d’imaginer une vie ailleurs. On voit bien qu’on peut être enfermé dans une logique territoriale et communautaire, mais de plus en plus aujourd’hui les gens partent. Bien sûr qu’ils sont poussés par différents problèmes. Dans l’imaginaire de la relation, qui crée des élans, l’imaginaire de la racine unique, du dominateur vertical est dépassé. Frères migrants essaie d’analyser véritablement les grandes forces qui sont en présence quand on voit des gens mourir en Méditerranée et partout. Le phénomène migratoire a concerné tous les pays du monde. On ne sait pas si demain on deviendra migrant pour des raisons économiques, climatiques… Il est important que le monde construise une politique de l’hospitalité et ça c’est l’appel que je fais dans mon texte avec la déclaration des poètes.
.
Êtes-vous capable de dire quel roman de votre univers littéraire est votre préféré ? Serait-il le dernier ou peut-être Texaco, grâce au prix qu’il a remporté ?
.
C’est Solibo Magnifique. C’est mon roman le plus créole en explorant la réalité du conteur, l’oralité et sa fonctionnalité. J’ai réussi à pénétrer dans l’âme créole, si on peut parler comme ça. J’écoutais des tambours quand je l’écrivais. Avec Solibo, j’ai réglé mon rapport à l’oralité. Et il y avait la difficulté de définir quelqu’un à partir de la subjectivité de plusieurs personnes. Chacun a mis une petite touche. C’est une mosaïque et très fugace, comme sont les conteurs pour nous. Il faut que j’écrive une chose qui est impossible à écrire. Mon écriture s’organise autour de quelque chose que je ne peux pas faire.
.
Vous dites que vous ne vous reconnaissez pas en tant que poète mais pourtant quand on vous lit on remarque la poétique, le lyrisme… Un jour, vous publierez un recueil de poésie ?
.
Non, je ne pense pas. (rires) C’est vrai que j’ai lu énormément de poètes quand j’étais enfant. Je récitais la poésie à haute voix. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai commencé par des poèmes. Toutes les littératures commencent par le chant. Le poète est toujours le père de toute littérature. C’est où on s’intéresse à l’indicible, au mystère. Le narrateur est plus éloigné de l’impensable, de l’invisible, de la relation. Chroniques des sept misères, c’est d’abord des poèmes. Je faisais des poèmes sur le marché, une succession de personnages. Aujourd’hui, on ne peut pas saisir le monde avec un récit et on ne peut pas saisir le monde sans le mystère poétique. Ma prose s’étend, c’est pour ça qu’elle est considérée comme poétique.
.
Quels écrivains et écrivaines intègrent une nouvelle génération d’écrivains antillais à découvrir absolument ?
.
Je ne sais pas (rires). J’aimerais bien citer mais je ne vois pas particulièrement.
.
À l’observation du contexte littéraire antillais, on se rend compte que le mouvement de créolité a été tellement fort, fascinant et important qu’il a encombré une nouvelle génération…
;
Une génération n’est pas une affaire d’âge, c’est une affaire d’esthétique, de vision, de problématique. Glissant avait déjà 81 ans et il disait « je suis un jeune poète ». Sa manière d’envisager la littérature, le langage, était tellement innovatrice, audacieuse ; sa fraîcheur d’esprit était remarquable.
.
Pouvez-vous expliquer davantage l’idée que ce qu’il manque en Martinique, c’est un projet martiniquais ?
.
Il y a un pas qui a été fait contre le colonialisme. Pendant des millénaires, les Békés, qui étaient les descendants des colons, dominaient la réalité. Le seul moyen qu’Aimé Césaire a trouvé pour se libérer de cela a été de prendre la citoyenneté française qui donnait des droits à tout le monde. En devenant citoyen français, du coup on avait tous les droits, le Code du travail, on allait à l’école, c’était une promotion. Le projet de la génération de Césaire a été d’échapper à la féodalité békée, aux champs de canne et de trouver plus de possibilités. Mais la citoyenneté ne s’est jamais réalisée complètement. Jusqu’à aujourd’hui, nous ne sommes pas en égalité avec quelqu’un qui vit en France. On nous a appliqué tout un système de pays développé pour échapper aux Békés. On voit que ce n’était pas en soi un projet… Pourquoi il n’y a pas eu d’indépendance en Martinique ? Parce qu’il n’y avait pas de projet qui puisse expliquer la réalité antillaise, son énigme. Le travail n’a pas été fait à l’époque. Ce n’est que maintenant que ça commence à se faire. Toute cette complexité relationnelle n’existait pas. On cherchait des communautés « ma langue, ma peau, ma culture », des choses ataviques. On était dans une impossibilité d’articuler un projet collectif et on a préféré se fondre dans la citoyenneté française. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation économique difficile, nous sommes une sorte de néo-colonie de consommation, nous n’avons pas de responsabilité politique, nous n’avons pas d’État, nous sommes déresponsabilisés… Et, nous n’avons pas de projet non plus. Ce qu’il faut comprendre est que la déclaration qu’il faut faire n’est pas celle d’indépendance mais celle d’interdépendance. La souveraineté n’est pas pour fermer des portes. Au contraire, il faut nouer des relations. Il y a toute une réflexion politique qui n’est pas menée. On s’accommode de la déresponsabilisation. Et c’est bien dommage. J’espère que l’esthétique que nous développons dans nos romans et la promotion que je fais de la pensée de Glissant permettront, dans les années qui viennent, de faire émerger de nouveaux politiciens. Mais c’est pas gagné.
.
Vous consacrez-vous à un projet d’écriture en ce moment ?
.
Je dois écrire un livre sur Rabelais. C’est une demande de l’éditeur qui sait que Rabelais fait partie de ma sentimenthèque. C’est un projet simple : d’abord expliquer l’importance de Rabelais et après donner des morceaux choisis.
.
Vous avez cité énormément Glissant. Sa présence est très frappante dans votre imaginaire. Comment observez-vous cette importance ?
.
Il y a plusieurs phénomènes. Le premier fait référence à l’esclavage et à la mésestime collective. Nous sommes incapables d’admirer entre nous, de dire que c’est beau et bon. Nous sommes tournés vers l’extérieur. Les gens vont me lire parce que j’ai eu un prix Goncourt. Glissant jusqu’à présent n’est pas suffisamment lu et admiré. Il me semble que je dois donner l’exemple. J’ai compris que l’admiration est à la base de la création. Et que l’admiration est un oxygène dans l’obscurité de mésestime dans laquelle nous sommes collectivement. L’autre élément est que la pensée de Glissant est celle qui me paraît déterminante et capable de faire comprendre le monde et de nous donner cette impulsion collective qui nous manque. Elle peut même éveiller une créativité. Je pense que la créativité martiniquaise est en panne. Glissant me permet de vivre bien dans ma tête. J’essaie de faire en sorte que les gens aient envie de pénétrer dans la pensée de Glissant. Glissant est très présent mais je pense que j’ai une esthétique personnelle, avec l’approfondissement et l’exploration de ce que fait Glissant. Je développe quelque chose qui est conforme à ma différence. En tout cas, ma différence à moi n’est pas importante. Il y a une telle méconnaissance de Glissant que je tiens à le proclamer pour l’instant.
.
Vanessa Massoni da Rocha
Pluton-Magazine/Paris16eme/2021
Crédit photo: Francesca Palli
Copyright Pluton-Magazine Vanessa Massoni da Rocha.
Entretien réalisé le 3 et le 6 juillet 2017 à l’hôtel L’Impératrice, à Fort-de-France, Martinique. Publication inédite.
Vanessa Massoni da Rocha: Département de Lettres Étrangères Modernes de l’Institut de Lettres de l’Universidade Federal Fluminense, à Niterói, à Rio de Janeiro, au Brésil. Vanessa Massoni da Rocha enseigne le français langue étrangère et de littératures francophones. Elle s’intéresse à la recherche académique portant sur la production littéraire de la Caraïbe francophone et ses interfaces avec la littérature brésilienne et dirige des étudiants dans leurs projets. Ses domaines de recherches sont notamment la Caraïbe d’expression francophone, la Post-colonisation et la Décolonisation. Dans cette perspective, elle a créé et elle co-organise deux événements universitaires, à savoir: La Rencontre Littérature, Histoire et Post-colonialité, dans sa quatrième édition, et le Séminaire International de Littératures Caribéennes, dans sa première édition