Portrait d’un physicien qui aime la technologie (et vice-versa)
Patrick Tabeling a l’œil bleu qui pétille quand il parle de science, et il plaisante volontiers. Le petit garçon qu’il a dû être n’est jamais vraiment loin. Grandi à Grenoble, dans une famille de commerçants « taiseux », il a reçu une éducation très traditionnelle. « Ce qui n’est pas mal, parce que ça structure bien les choses », reconnaît-il. Il a reçu beaucoup d’amour, aussi. Quand il arrive à Paris, en 1972, pour « intégrer » la grande école d’ingénieurs Supélec, il est émerveillé par le vent de liberté post-soixante-huitarde qui souffle sur la capitale. « J’ai découvert un univers dont je ne soupçonnais pas l’existence, des gens qui parlaient de révolution, de changer le monde. Je me suis tout de suite investi. »
C’est comme ça qu’il s’est construit, dit-il, lentement. « À vrai dire, je ne faisais pas grand-chose à Supélec. Sauf de la philosophie. » Il voulait devenir prof de philo, mais aussi informaticien et économiste. « Je ne savais vraiment pas ce que je voulais faire. » Il est tombé dans le chaudron de la recherche scientifique un peu par hasard, un peu par défaut, dit-il. « Et là, j’ai trouvé ma voie. Aborder une problématique de recherche m’a tout de suite passionné. Mais je n’avais pas la maturité des étudiants que je rencontre aujourd’hui. Je me suis intéressé à un domaine que je n’avais pas choisi, mais qui m’avait été donné.»
Patrick a l’humilité de ceux qui ont beaucoup accompli. « J’étais un peu à côté de la plaque, avec mes cheveux très longs et ma propension à la raillerie. Le ciel m’est tombé sur la tête quand on a refusé ma candidature à un stage dans un laboratoire du Collège de France ! J’ai dû me réfugier dans le premier laboratoire où l’on m’a accueilli, et je me suis passionné pour la mécanique des fluides. Finalement, je me passionnais spontanément pour tout ce qui me tombait dessus. » Il éclate de rire. « Comme vous voyez, c’est un parcours très construit ! ». Oui, comme tous les chemins de vie, le sien doit beaucoup au hasard, qui fait parfois bien les choses. « J’aimais bien les maths, et les équations de la mécanique des fluides recèlent beaucoup de mystères. » Après une thèse sur les instabilités hydrodynamiques, il entre au CNRS. « Ce ne serait plus possible aujourd’hui », ajoute-t-il.
Ce sont les instabilités qui lui ont permis de sortir du laboratoire où il travaillait. « J’allais toutes les semaines à l’École Normale écouter un séminaire, dans le groupe d’Albert Libchaber qui était entouré par de jeunes chercheurs extrêmement brillants. » Libchaber, qui découvrait à l’époque la transition vers le chaos, est rapidement parti s’installer à Chicago. Il a emmené Patrick avec lui, pour un an. « Je suis parti avec ma famille. J’ai découvert l’Amérique que je ne connaissais pas du tout, et ça m’a enthousiasmé ! » Dans le groupe où il travaille, en 1984, « l’un des meilleurs au monde à cette époque », de véritables pionniers de la science construisent un domaine nouveau de la physique. « J’avais l’impression, pour la première fois, de participer à un élan révolutionnaire, d’être inscrit dans un courant historique. » Sa modestie le fait un peu hésiter. « Oui, oui, c’est vrai, j’en faisais partie… J’ai fait quelques contributions honorables. » Il devrait dire « brillantes », mais ce n’est pas son genre.
Ce qui lui a plu en Amérique ? « Le côté direct des Américains, une certaine simplicité du comportement social. Je trouvais cette attitude beaucoup plus efficace et intéressante que les calculs politiques que j’avais connus dans la recherche française. J’ai retrouvé plus tard cette simplicité dans le monde des start-ups. »
Pourtant, quand Patrick rentre en France et rejoint le laboratoire de Physique Statistique de l’École Normale Supérieure, il ne voit pas l’industrie d’un très bon œil. « Ma position était essentiellement politique. Et dogmatique. J’y voyais seulement un rapport de forces que je critiquais. » Il finit par diriger sa propre équipe. Il y travaille sur des sujets assez divers, mais, dit-il, toujours avec la même approche, celle d’un physicien qui ne s’intéresse qu’aux aspects fondamentaux de ce qu’il fait. « Au bout d’un certain temps, j’en ai eu assez de voir que mon activité n’avait aucune incidence sur le reste de la société. Les mécanismes auxquels je m’intéressais, les tourbillons turbulents aux petites échelles, n’avaient qu’un effet négligeable sur le frottement d’une voiture sur l’air, par exemple. Ce sont les gros tourbillons qui comptent. Mais ça n’intéresse pas le physicien, car il n’y a aucune universalité dans ce phénomène-là, il dépend de trop de détails.»
Cette envie de collaborer avec l’industrie est née lors de son deuxième séjour aux États-Unis, à UCLA (University of California Los Angeles), en 1999. Il y part parce qu’il a envie de changer de domaine, et il y travaille dans le groupe de Chih Ming Ho, un chercheur américain qui était lui-même passé de la mécanique des fluides à la microfluidique. Il était content de sortir des problématiques byzantines du domaine de la turbulence, un peu en bout de course.
« Enfin, je voyais comment la physique pouvait ne pas être coupée de la société. J’ai découvert en effet une société en ébullition, nourrie par les découvertes scientifiques. C’est ce qui s’est passé dans les années vingt ! C’était une véritable épopée ! Dans le domaine de la microfluidique, il y avait de vrais pionniers, des questions complètement ouvertes, beaucoup de talent et de modestie. » À ce stade de l’entretien, je comprends que Patrick ait été enthousiasmé.
C’est aussi à UCLA que Pierre-Gilles de Gennes, déjà prix Nobel de physique (en 1991), lui propose de créer, à l’ESPCI (École supérieure de Physique et Chimie Industrielles de Paris), qu’il dirige, un laboratoire de microfluidique (science que personne ne connaît en France, à l’époque). Patrick refuse : on l’attend à l’École Normale !
Mais à son retour, il déchante. « Le département était peu intéressé par la technologie.» Et lorsque Patrick mentionne dans un séminaire que le chiffre d’affaires des microsystèmes se monte à cinq milliards de dollars, on se met à le regarder comme s’il s’était rendu coupable de la pire des indécences ! Parler d’argent dans un séminaire, c’est très mal vu.
Patrick retourne voir de Gennes, « qui a la générosité de m’accueillir, malgré mon premier refus. » À l’ESPCI, il découvre des gens généreux, sans dogme et sans ego hypertrophié, des chercheurs comme ceux qu’il a côtoyés aux États-Unis. « Depuis, je suis un fan de l’ESPCI ! », ajoute-t-il.
Depuis, beaucoup de choses ont été accomplies. De belles réalisations.
Développée dans les années 2000, la microfluidique est l’art de maîtriser les écoulements fluides à l’échelle du micromètre (un millième de millimètre). « La microfluidique tente de faire aussi bien que la nature, pour gérer de toutes petites quantités de fluides dans de tous petits canaux. » Ainsi, par exemple, peut-on produire des plaquettes sanguines en laboratoire. Celles-ci sont en effet conçues à partir de cellules de la moelle osseuse (mégacaryocites) qui sont étirées par le flux sanguin dans des canaux très fins. « Les plaquettes sont absolument nécessaires, car elles permettent la coagulation du sang », explique Patrick. À une échelle encore plus petite, celle du nanomètre (le millionième de millimètre), certaines protéines, les aquaporines, permettent les échanges d’eau à une vitesse prodigieuse entre une cellule et l’extérieur. « On commence à le faire dans des nanotubes de carbone. Mais on ne peut pas encore fabriquer d’objets qui fonctionnent comme les aquaporines. Nous ne sommes pas encore aussi forts que la nature !». Il y a bien d’autres exemples, parmi lesquels la sève des arbres et la toile des araignées… « Cette technologie permettra de mener très facilement des analyses biologiques ou de dessaler l’eau de mer ! » s’enthousiasme Patrick. « Le séquençage du génome est aussi une réalisation microfluidique », ajoute-t-il « On ne le dit pas assez, mais le capot de la machine qui permet le séquençage est truffé de cellules microfluidiques, un peu comme un ordinateur est truffé de transistors. »
De belles réussites de l’équipe de Patrick la propulse sous les projecteurs. « Il y a dix ans, nous étions les seuls. » D’autres groupes se sont mis à la microfluidique, dans les laboratoires voisins de l’ESPCI. La ville de Paris, soucieuse de maintenir de la science de haut niveau au cœur de la capitale, a lancé le projet de l’Institut Pierre-Gilles de Gennes (IPGG), qui rassemble de nombreuses équipes d’institutions différentes. Patrick l’a porté. « Aujourd’hui, nous avons parmi les meilleurs groupes du monde. » Douze start-ups ont été créées en quatre ans. Certaines d’entre elles ont déjà levé plusieurs millions d’euros.« En 2023, nous aurons créé le début d’une industrie microfluidique. Et plusieurs centaines d’emplois ! ». Aujourd’hui, Patrick a gagné une sacrée bataille. Il est prêt pour celles de demain. « Demain ? On explorera la nanofluidique, qui recèle une jungle encore vierge de phénomènes nouveaux. Il y a aussi les organes sur puce : on modélisera de plus en plus fidèlement le fonctionnement des organes pour tester de nouveaux médicaments, ce qui permettra de sacrifier moins d’animaux. On peut aussi fabriquer de nouveaux matériaux, et de nouvelles structures pour la délivrance de médicaments. » Décidément, le petit monde de Patrick est un vaste univers qui recèle beaucoup de rêves, de belles découvertes scientifiques, et au moins autant de réalisations pratiques. On est heureux d’y avoir fait un tour.
Elisabeth BOUCHAUD
Secrétariat de rédaction Colette FOURNIER
©Pluton-Magazine/2017
Patrick Tabeling et des étudiants de son équipe (Pierre Garneret, Margaux Kerdraon, Alexandre Mansur, Elian Martin, Marine Truchet, et le concours d’Aurélien Lepoetre) donneront une conférence grand public sur la microfluidique au Théâtre de la Reine Blanche, le dimanche 11 juin à 18H30 :
« La physique du petit monde »
Dans l’univers, il doit exister des planètes qui ressemblent à notre Terre, et, si c’est le cas, il n’y a pas de raison que les êtres intelligents qui l’habitent soient aussi grands que nous. Ils pourraient même avoir la taille d’un dé à coudre. L’évolution, qui a l’habitude d’emprunter des chemins bizarres, ne l’interdit pas.
Et la physique le permet. Si c’est le cas, les habitants de cette planète auraient une vie très différente de la nôtre. On décrira les lois physiques auxquelles ils seraient soumis, et les dons qu’ils possèderaient, certains proches de ceux des superhéros. C’est cette physique qui gouverne les nanotechnologies fluides, donnant lieu à la réalisation de choses étonnantes.
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