Fait le 5 juillet 2017 au Centre de Recherche Interdisciplinaire en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines (CRILLASH), à l’Université des Antilles, campus Schœlcher, Fort-de-France, Martinique
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L’Éloge de la créolité a récemment eu 30 ans. En 2009, Jean Bernabé a publié l’article « La créolité vingt ans après » dans lequel il prêchait le besoin d’une épreuve de la créolité dans le domaine de la mondialité. Quel bilan feriez-vous après ce trentième anniversaire ?
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Je dois dire d’abord que l’Éloge est l’aboutissement de réflexions diverses. Ce n’est pas quelque chose qui a jailli au hasard. Chacun réfléchissait de son côté, Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et moi et d’autres aussi. Ernest Pépin, de la Guadeloupe, par exemple, aurait pu signer s’il était en Martinique. C’est l’aboutissement d’une longue réflexion et c’est aussi une demande sociale, parce que je crois beaucoup aux demandes sociales. C’est-à-dire que la société formule à travers certains individus des demandes. Il n’y a pas seulement le génie de certains individus. Cette demande sociale dans les années 1980 était une demande d’approfondissement d’une culture qui soit la nôtre, qui soit fondée sur nos racines multiples. Il y avait, bien sûr, le mouvement de la Négritude dans les années 1930-1940 et même un peu en 1950, comme on connaît avec Aimé Césaire, qui nous avait réconciliés quelque peu avec l’Afrique. Alors quand je dis nous avait réconciliés, c’est des intellectuels, parce que l’impact de la Négritude sur la société globale a été assez modeste. Il ne faut pas en exagérer l’importance. Ensuite il y a eu Glissant qui est venu, qui nous a réconciliés avec notre environnement caribéen et qui, à un moment, a défendu l’Antillanité, puisque nous méprisions un peu notre environnement caribéen et puis nous, on est venus dans les années 1985-1990 où on s’est dit, on va lier notre petit environnement au phénomène de mondialisation. Et la créolité quelque part est une idée un peu ambitieuse, peut-être un peu fanfaronne, parce qu’elle prétend que la première mondialisation a eu lieu dans l’archipel des Caraïbes et que c’est là que la plupart des peuples du monde, Amérindiens, Blancs, Africains, Indiens, Chinois, Syro-libanais, c’est la première fois dans le monde que presque tous les peuples de la planète (sauf ceux de l’Océan Pacifique) se sont rencontrés dans cet archipel et ça a donné naissance à une culture que l’on appelle créole. Il était nécessaire, à cette époque de mondialisation, de montrer qu’il y avait une autre voie que celle de la mondialisation américaine. Nous ne sommes pas contre la mondialisation parce que c’est un processus irréversible de toute façon, mais celle qui est en train de s’imposer c’est la mondialisation avec un imaginaire nord-américain. Il y a une autre voie qui est celle d’une mondialisation que l’on pourrait appeler créole, qui n’impose pas un seul imaginaire, mais qui permet à divers imaginaires de s’exprimer. Et au fond, même si c’est dans les Antilles, dans l’archipel qu’il y a eu cette créolisation au départ, quand on prend une partie du sud des États-Unis, Mississipi, Alabama, Louisiane, etc., quand on prend le nord du Brésil, le Venezuela, la côte caraïbe de la Colombie, il y a quand même toute une ère civilisationnelle qui est marquée par la pluralité culturelle et donc, nous, on a voulu exprimer cela. Alors, quel est l’impact sur la société martiniquaise ? Je dirais modeste. Je ne dis pas qu’il est nul. Les mouvements intellectuels, il ne faut pas exagérer leur importance non plus, parce que nous sommes dans une situation très particulière, nous ne sommes pas maîtres de notre pays, nous sommes dépendants d’une grande puissance européenne et elle exerce sa culture, sa langue et tout et nous l’impose et nous, on essaie de résister. L’Éloge de la créolité est une forme de résistance mais avec ce pouvoir que l’on a en face c’est quand même difficile. Globalement, l’Éloge de la créolité a été nécessaire et a changé un certain nombre de choses. Pour moi, si on me disait de résumer la chose qu’elle a changée, qui est une toute petite chose par rapport à l’ambition que l’on avait, c’est le rapport négatif du Martiniquais à la langue et la culture créole. Nous avons réussi à inverser ce rapport.
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La créolité demeure un symbole majeur d’une entreprise littéraire et identitaire antillaise. Vous attendiez-vous à ce que ce manifeste soit un incontournable pilier de la littérature ? La dimension qu’il a pris vous étonne, vous surprend ?
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Oui, parce qu’il n’était pas un manifeste au départ. Cela s’est passé de manière très bizarre : un jour, Patrick Chamoiseau vient chez moi et nous discutons. Je lui dis qu’il faudrait peut-être qu’on fasse un éloge de notre culture et lui aussi il tombe d’accord. Je lui dis « j’ai quelques pages qui s’appellent l’Éloge de la créolité. Je te les montre » ; et lui il m’a dit « C’est bien, je vais les développer ». Il n’y avait pas encore Jean Bernabé. Et un festival d’Antilles en France qui s’appelle le festival La Seine Saint-Denis, dans une région autour de Paris, nous invite. Et comme nous n’avions pas le temps chacun d’écrire une communication, à ce moment-là, on a contacté Bernabé qui avait ajouté des choses sur Césaire. On s’est dit « Rédigeons le texte et nous avons le festival pour le lire. Ce sera notre communication ». On arrive au festival et on ennuie tout le monde parce que les communications sont très courtes, elles ont 15-20 minutes. Et nous, pour lire l’Éloge, on a pris au moins une heure. Chacun a pris un morceau. Dons, ça a été un texte qui a été d’abord prononcé oralement, mais pas dans l’idée de manifeste. L’idée était de donner notre contribution à ce festival. Après, certains ont demandé à lire le texte, à le publier. Et quand on est rentrés en Martinique on s’est dit : « Mais pourquoi ne pas le publier ? » Et donc on l’a publié mais on ne s’est jamais assis autour d’une table pour dire « on va écrire un manifeste ».
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Vous ne vous rendiez pas compte de l’immensité du projet ?
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Pas du tout. On est rentrés, on a proposé à Gallimard et il l’a publié. Même quand ça a été publié, on ne mesurait pas. Il y a eu quelques articles et soudainement on a vu que les universités aux États-Unis, au Canada… Ça a été traduit en anglais. La créolité est devenu un mouvement littéraire. Il n’est pas devenu un mouvement littéraire parce que nous l’avons voulu et c’est cela que j’appelle « la demande sociale ». Il y a des forces obscures qui sont dans la société et qui sont à l’œuvre et qui font que des mouvements apparaissent ; des mouvements représentés par tels et tels individus. On a été très très très surpris. L’Éloge a été traduit en japonais, en Coréen, en espagnol, en italien. Mesurer l’impact du texte m’étonne toujours, jusqu’à aujourd’hui je me dis « c’est quand même étonnant parce que la Martinique est minuscule, une toute petite population, comment on a fait un texte de cet impact ? » L’étonnement est toujours là.
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Vous avez mentionné Ernest Pépin comme possible signataire. Pourquoi, à la fin, il n’a pas signé ?
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Parce que ce n’était pas quelque chose de décidé. Si c’était quelque chose que nous avions planifié, on aurait proposé à Frankétienne et à d’autres écrivains, on aurait fait quelque chose avec plus de signatures. Ce n’était pas prémédité. Si on avait mesuré l’impact, on n’aurait pas mis que des Martiniquais, évidemment. On aurait cherché un Haïtien, un Guadeloupéen, …
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La littérature antillaise a-t-elle réussi à faire son irruption dans la modernité ?
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Je pense qu’elle a toujours été moderne parce que dès le début du XXe siècle avec Césaire. La poésie de Césaire on la classe au début comme surréaliste. Je pense que si Césaire s’est un peu inspiré du surréalisme au départ, vite il a trouvé sa voix, son style. Césaire a été l’un des grands poètes de la langue française de son époque. Et quand, Glissant est arrivé vingt ans après, le type de roman qu’il a écrit est quand même très différent de la moyenne des romans français. C’est une écriture très moderniste, Glissant. Même aujourd’hui j’ai des difficultés à lire ces textes. On arrive, on apporte une certaine forme de modernisme, dans la mesure où on fait éclater l’idée d’une langue française académique, respectable. On fait voler en éclat les barrières de la langue ; pas seulement les barrières géographiques. Le plus important pour moi est la barrière historique que nous faisons sauter. Les écrivains français ont tendance à écrire la langue de leur siècle. Nous qui ne sommes pas en France, la langue française pour nous est la totalité de la langue française depuis Rabelais jusqu’à aujourd’hui. Nous n’avons pas de frontière historique. Le français que j’écris n’est pas le français du XXe siècle, parce que je n’habite pas en France. Je n’ai pas leur réflexe. Pour moi il n’y a pas de mots anciens. Quand on me dit « vous mettez des mots anciens », je pense « non, pour moi ils ne sont pas anciens ». C’est une langue extérieure, je l’apprends de l’extérieur. Ça a beaucoup troublé et ça a plu en France et d’où le succès de la littérature de la créolité.
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Quelle est la place des langues créoles dans votre quotidien ?
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Elle est trop faible, malheureusement. J’enseigne la littérature en langue créole. Dans mes cours, je suis obligé d’utiliser le créole. Mais, dans la vie de tous les jours je n’utilise la langue qu’avec mes pairs, les gens de la même génération que moi. Je ne vais pas l’utiliser avec un enfant et je ne vais pas l’utiliser avec qui a 90 ans parce que la distance est trop grande et malheureusement on n’a pas réussi à briser le fait que le créole est la langue des pairs. Les gens d’une même classe d’âge, du même groupe social ou alors des femmes entre elles. Les femmes ne vont jamais parler créole avec moi, mais si elles sont ensemble entre femmes, elles vont parler créole. Et nous, entre hommes, on va parler créole. C’est quelque chose qui est mauvais pour la langue, ça ghettoïse la langue, alors que le français on peut l’utiliser avec n’importe qui, tandis que le créole subit la pression de la diglossie. La diglossie a cet effet négatif de cantonner la langue à des groupes et c’est un grand danger pour la langue, surtout que le créole est faible, est jeune, n’a que deux siècles et demi, il est écrit depuis pas longtemps. Quand j’étais enfant, les gens disaient que ce n’était pas une langue. La situation est difficile. Dans mon quotidien elle n’occupe pas la place que j’aurais aimé qu’elle occupe, parce que le français occupe une place principale dans mon quotidien, malheureusement. Je ne suis pas toujours avec mes amis. Je suis avec des gens avec qui sociologiquement je suis obligé de parler français. J’aurais pu parler créole avec eux, mais sociologiquement, hiérarchiquement… Si la femme de ménage qui est ici, je lui parle créole, ça veut dire que je la connais depuis longtemps et qu’elle peut admettre que je lui parle créole. Mais, si c’est une femme de ménage que je ne connais pas et que je lui parle créole, elle risque de penser que je la considère comme un moyen. Si je lui parle français il n’y a aucun problème. Donc, je peux parler créole à des gens qui n’ont pas le même statut social que moi, à condition qu’ils me connaissent depuis longtemps, et qui ont une relation de confiance, ce qui fait que la personne ne va pas penser que je la méprise. Cela est terrible pour une langue. On est quatre fois obligé de se demander « est-ce que je lui parle français ou créole à cette personne ? » Même si j’ai envie de parler créole il faut réfléchir si la personne va bien l’accepter. Si je suis perdu en voiture au fin fond d’une campagne, par exemple, je veux demander à un paysan, je vais le faire en français et il va me répondre en créole. Si je change deux ou trois phrases avec lui, je peux à ce moment-là passer au créole. Si d’emblée je lui dis en créole que je suis perdu, il va penser que ce type-là est un bourgeois de la ville qui vient à la campagne. Tout cela n’a pas changé. Tout cela met en danger l’existence d’une langue. Les langues meurent. Je ne fais pas de nostalgie. Même si elles gardent le même nom. Le français du Moyen Âge n’est pas le français d’aujourd’hui. Les langues meurent. Tous les trois, quatre siècles, elles meurent. Donc, le créole tel que l’on le parle peut mourir et devenir une autre chose. Je ne suis pas fixé sur les langues parce que je sais que les langues, comme les civilisations, sont mortelles.
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Et pourtant, vous avez travaillé sur un dictionnaire de créole, une initiative qui vous a pris beaucoup de temps.
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C’est un travail d’un groupe de recherche, le GEREC, avec quelqu’un qui était chargé de diriger des enquêteurs, des étudiants. Mon dictionnaire n’est pas un travail d’enquête de terrain, parce qu’un seul individu ne peut pas aller chez les pêcheurs, … Moi, mes termes, mes mots, sont justifiés par des phrases d’auteurs. Ça veut dire que j’ai dépouillé tous les textes écrits en créole et chacun de mes mots est exemplifié par une phrase d’un auteur créolophone. C’est un dictionnaire très littéraire. Au GEREC, on a fait un énorme dictionnaire à partir des enquêtes de terrain mais malheureusement il n’a pas été publié.
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Vous êtes reconnu pour le travail intense et créatif d’écriture en créole. À qui vous adressez-vous quand vous écrivez en créole ? Quelle est votre démarche de choix de langue d’écriture ?
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Je fais partie des rares écrivains antillais qui ont commencé par l’écriture en créole. Mes cinq premiers livres ont été écrits en créole. Normalement, tout écrivain antillais de par sa formation, c’est en français qu’il écrit. J’ai fait mes études en France. À l’époque, il n’y avait pas d’université ici, sauf la faculté de Droit. J’ai écrit en créole à une époque où le créole n’était pas enseigné à l’école, où les gens ne savaient pas lire le créole. Il y avait un format pris pour la langue si bien que quand j’allais déposer mes livres en librairie, les libraires refusaient d’en accepter. Des livres que je finançais avec mon propre argent, des livres auto-édités. En Martinique, aucun éditeur ne voulait les publier. Et je peux dire que pendant douze ans, j’ai vécu une forte période d’humiliation et de mépris parce que les gens me disaient que je n’étais pas écrivain et qu’écrire en créole n’avait aucun intérêt. Mais j’ai résisté et j’ai fait quand même cinq livres en créole. C’est Patrick Chamoiseau qui m’a dit un jour que je devrais écrire un peu en français aussi. Et j’avais commencé depuis quelques mois à écrire un livre qui s’appelait Eau de café. J’avais écrit une trentaine de pages et j’étais découragé, exactement comme dans l’origine de l’Éloge de la créolité. Je lui ai montré et il m’a dit que c’était bien. Patrick Chamoiseau m’a tellement poussé que j’ai finalement écrit le texte. À l’époque il n’y avait pas d’Internet et il fallait envoyer en format papier le manuscrit. J’ai trouvé des adresses des maisons d’édition en France et ma femme a préparé plusieurs paquets à envoyer à plusieur éditeurs, Gallimard, Grasset, Seuil, … Au milieu de la nuit, je me lève pris des remords en me disant « J’ai trahi ma langue ». Ma femme dort. Je me lève doucement, je prends tous les exemplaires, je vais au jardin et j’allume le feu. Sans Internet, si le manuscrit était brûlé, c’était fini. Soudain, ma femme court dans le jardin et elle se jette sur le dernier exemplaire, le onzième qui était en train de brûler. Elle le prend et dort le reste de la nuit sur le manuscrit. Le lendemain, à son travail, elle a retapé les pages un peu brûlées, elle a refait onze exemplaires et elle a posté elle-même. Après, le Seuil me dit qu’il n’était pas trop d’accord. Je suis content. Intérieurement je me dis « je n’ai pas trahi le créole ». J’oublie cette affaire, j’ai conclu qu’ils sont tous refusés, les manuscrits. J’ai appelé Chamoiseau pour dire que c’était fini et que j’allais reprendre l’écriture en créole.
Un jour, je vais à ma boîte aux lettres, je vois une petite enveloppe bleue, un télégramme. Je tremble. J’ouvre l’enveloppe et je lis : « Je suis Monsieur Hervé des Éditions Grasset, votre manuscrit m’a plu. Je suis d’accord pour l’éditer. Appelez-moi à tel numéro ». Le lendemain, j’appelle. Il dit qu’il trouve le texte difficile et me demande si j’ai un texte moins difficile. Je bluffe, je mens et je dis que j’ai un texte sur la Seconde Guerre mondiale aux Antilles. Il m’accorde deux, trois mois pour l’envoyer. Et je m’assieds pour écrire pendant trois mois et c’est là que je découvre que je prends plaisir à écrire en français. Ce plaisir d’écriture en français a continué, si bien que, malheureusement, je n’ai jamais pu écrire en créole après. J’ai écrit le dictionnaire, des livres sur les proverbes, sur les devinettes, des livres de traduction, mais pas de la fiction en créole. J’ai essayé plusieurs fois de le faire mais je n’y suis pas arrivé. C’est une langue jeune qui n’a pas les moyens stylistiques du français. Je garde une nostalgie de l’écriture en créole. Suite à mon exemple, il y a des écrivains qui écrivent en créole jusqu’à aujourd’hui. À ce moment-là, j’accorde un entretien à Le Monde et on me demande pourquoi j’ai laissé tomber le créole. Je dis que c’est comme si on laissait une bicyclette et on montait en Mercedes. Le journal avait mis cela en titre et tout le monde m’était tombé dessus en Martinique (rires). Ce que je vous raconte, c’est ma famille, Chamoiseau et Pépin qui le savent, la masse des gens en Martinique pensent qu’un jour j’ai décidé d’écrire en français et que tout s’est bien passé. Je n’ai jamais oublié tous ces épisodes. Ça montre la force du hasard dans la vie.
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Quel est le public lecteur du créole ?
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Il est très restreint. Ce sont des intellectuels qui ont eux-mêmes appris à lire en créole. Depuis une quinzaine d’années, on a une licence à l’université. D’année en année ce public devient plus important parce qu’on a mis le créole dès l’école primaire maintenant. Tout enfant qui quitte l’école primaire a eu un contact avec le créole écrit et tout cela est un grand progrès. Aujourd’hui, il y a une visibilité plus grande de l’écrit en créole (publicité, quelques titres de journaux) qui n’existait pas il y a trente ans.
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Vous traduisez-vous vos textes en créole ? Comment gérez-vous le clivage entre l’oralité du créole et la scripturalité du français ?
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Je traduis mes textes créole en français mais pas l’inverse. Je triche un peu, c’est-à-dire que le texte français n’est pas vraiment la traduction du créole. Je ne traduis pas exactement de par la différence de développement entre les deux langues. Donc, je suis obligé, dans la traduction française, d’améliorer des choses, d’augmenter… C’est plus de transposition que de traduction qu’il s’agit. Il y a au moins 20 % de texte qui sont améliorés, parce que le créole est fortement marqué par l’oralité. C’est difficile à transcrire à l’écrit en français. Je suis obligé d’inventer des stratégies et ça me permet de changer le texte d’origine. Ce n’est pas très fidèle.
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Vous traduisez, dans le cadre des Caraïbéditions, des textes tels ceux d’Albert Camus en créole. Quel est le rôle du travail accompli par Caraïbéditions ? Pourquoi êtes-vous l’un de ces plus enthousiastes collaborateurs ?
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J’ai été le collaborateur aussi des éditions Désormeaux dans les années 1980. Ensuite j’ai beaucoup travaillé aux éditions Ibis Rouge. J’ai toujours eu le souci d’aider les éditions locales. C’est très facile de se faire éditer en France. C’est prestigieux. Il faut quand même que nous ayons nos propres maisons d’édition. C’est pas facile parce que le marché est petit, les gens ne lisent pas beaucoup. Il y a beaucoup d’auteurs antillais qui ont acquis une renommée en France qui ne s’intéressent pas du tout aux maisons d’édition antillaises et qui considèrent, à la limite, que c’est méprisable de se faire éditer ici. Moi, mon livre sur Fanon, j’aurais pu le donner à n’importe quel éditeur français, qu’il l’aurait accepté. J’aurais eu une meilleure distribution. J’aurais gagné de l’argent. Mais non. Je savais que ce livre aurait pu connaître un certain succès et cela a permis de contribuer avec un petit éditeur : accès à la radio et à la télé française, par exemple, ce qu’il n’aurait jamais obtenu autrement. On ne peut pas être totalement dépendant des maisons d’édition françaises. Je continuerai à contribuer avec les éditions locales. Je regrette que mes collègues écrivains les plus renommés ne travaillent pas avec les maisons d’édition locales.
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Vous avez récemment publié un article dénonçant la décréolisation et préconisant le besoin de recréolisation. Quel état de lieu pourriez-vous faire de ces constatations ?
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L’état de lieu est très simple. La scolarisation massive à partir des années 1960-1970 a fait que tous les Martiniquais savent parler français. On a scolarisé tout le monde en écartant le créole ; le créole s’est retrouvé bloqué, car les gens s’en servaient pour les choses banales de la vie quotidienne. Le créole aujourd’hui est une espèce de mauvais français, c’est ça la décréolisation. La notion de faute en situation de diglossie n’existe pas. La personne a l’impression qu’elle fait une faute en français et elle sera un peu vexée si on remarque ça. Mais tous les jours les Martiniquais massacrent le créole et ça ne les dérange pas. Quelque part, pour sauver la langue, il faut recréoliser. L’un des moyens de recréolisation est l’école et l’université, parce que l’élève et l’enfant, ils sont en classe, ils travaillent sur des textes, il apprennent du vocabulaire, ils réapprennent la grammaire de la langue, … Ce sont des instances de recréolisation insuffisantes. Il faut une véritable politique linguistique, comme la Catalogne, en Espagne, comme au Québec. Si le pouvoir politique ne prend pas en main la question de la langue, comme dans les pays que j’ai cités, la langue va disparaître. Malheureusement, en Martinique, quel que soit le parti politique, le sort du créole ne les intéresse pas. Ou alors ils considèrent que c’est une langue qui doit rester orale et on peut la parler n’importe comment. Ils ne voient pas la nécessité d’une politique linguistique. Je suis un peu pessimiste.
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Vous avez une verve polyvalente et vous écrivez constamment sur la page Montray Kréyol. S’agit-il d’un débordement de votre écriture et d’un espace de méta-littérature/méta-écriture ? Quelle importance accordez-vous à cette page ?
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J’ai toujours écrit dans la presse, même avant Internet. C’est juste un média électronique. C’est juste le support qui a changé. J’ai toujours considéré que je ne peux pas me contenter de la littérature, qu’il y a des choses très importantes en écologie, en politique sociale, etc., sur lesquelles je suis obligé de dire une parole, d’intervenir. J’ai fondé des journaux avec d’autres personnes : un premier journal en créole qui a duré cinq ans. Il s’appelait Grif-an-te et il a eu cinquante-deux numéros. J’ai participé à la création du magazine Antilla et d’autres aussi. Ce que je fais avec Montray Kréyol ce n’est que la continuation de ce que je faisais dans la presse papier, parce que je considère qu’on ne peut pas se contenter d’être écrivain tranquille dans sa tour d’ivoire où on regarde le monde de loin.
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Vanessa Massoni da Rocha
Pluton-Magazine/Paris16eme/2021
Crédit photo: Francesca Palli
Copyright Pluton-Magazine Vanessa Massoni da Rocha.
Vanessa Massoni da Rocha: Département de Lettres Étrangères Modernes de l’Institut de Lettres de l’Universidade Federal Fluminense, à Niterói, à Rio de Janeiro, au Brésil. Vanessa Massoni da Rocha enseigne le français langue étrangère et de littératures francophones. Elle s’intéresse à la recherche académique portant sur la production littéraire de la Caraïbe francophone et ses interfaces avec la littérature brésilienne et dirige des étudiants dans leurs projets. Ses domaines de recherches sont notamment la Caraïbe d’expression francophone, la Post-colonisation et la Décolonisation. Dans cette perspective, elle a créé et elle co-organise deux événements universitaires, à savoir: La Rencontre Littérature, Histoire et Post-colonialité, dans sa quatrième édition, et le Séminaire International de Littératures Caribéennes, dans sa première édition.
Bel échange madame Massoni da Rocha, avec un quesionnement pertinent. Raphaël Confiant évoque très bien le contexte dans lequel cette langue a évolué et le rapport que nous avons avec elle, comme outil éventuel de socialisation. Il est vrai que le risque de voir cette langue se « décréolisé » est réel, et en cela, jusqu’à ce jour, il y a aussi le poids de l’histoire. Il est bon denote, qu’il y a une adaptabilité de la langue à son époque et son environnement, qui a toujours eu lieu. A preuve, le créole que nous utilisons avec un peu de réticence, ici, en métropole, qui a peu de choses à voir avec celui pratiqué aux Antilles. Je vous souhaite, ainsi qu’au « chabin grisonnant » une bonne poursuite de vos activités respectives.