[Brésil] Vanessa Massoni da Rocha: Entretien avec Patrick Chamoiseau.(2ème Partie)

« Moi, je suis riche du conteur créole et de l’oralité. Dans la plupart de mon écriture, il y a une dimension orale et déclamatoire qui est présente. Dans Frères migrants, c’est comme s’il y avait une assemblée de poètes et qu’il y en avait un qui déclamait. Les conteurs pour nous sont morts, on ne pourra pas les ressusciter. Mais il y a une mémoire culturelle des conteurs qu’il faut faire par les politiques culturelles et notamment une poétique du conteur avec l’esthétique de l’oralité. » Patrick CHAMOISEAU

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Vous avez publié en 2012 le roman L’empreinte à Crusoé, relecture du livre de Daniel Defoe. Maryse Condé s’est consacrée à la version guadeloupéenne de La Belle et la Bête en 2013. À son tour, Aimé Césaire a adapté la pièce La tempête de Shakespeare en 1969. Comment comprenez-vous les versions antillaises de classiques du canon littéraire ?

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C’est une des caractéristiques de la situation relationnelle. Ce n’est pas simplement les écrivains antillais qui le font, c’est tout le monde. Les littératures au départ exprimaient une réalité communautaire. Le récit a toujours été au service de la fondation communautaire, pour souder les gens, un peuple, une culture, une nation. La littérature suivait cette dimension-là avec notamment le vieil épique qui construisait les communautés. Et aujourd’hui ce qui se produit c’est que les individus se sont libérés de l’espace communautaire. Un écrivain ne représente ni une langue ni un territoire ni une culture ni une problématique ni un petit contexte. Il représente une expérience singulière, individuelle, chahutée entre un petit contexte qui serait son lieu et un grand contexte qui est désormais le monde de la relation. Du coup, quand les littératures prennent un accent relationnel, on n’est plus dans les littératures nationales, on est touché par des auteurs qui viennent de partout. Ce n’est pas collectivement que l’on rencontre une œuvre, c’est individuellement.  Defoe, je l’ai lu il y a plus de quinze ans, ça m’a frappé et je l’ai gardé. D’autres vont lire Defoe mais ça ne va pas avoir le même impact.  On se retrouve avec des gens qui rencontrent comme ça des puissances créatrices, qui des fois veulent témoigner de l’importance de ce texte-là dans leur construction personnelle. Une œuvre contemporaine a comme toujours une trajectoire individuelle dans la relation, dans toutes les stimulations que peut avoir un individu qui doit se définir, définir son éthique. C’est une littérature des littératures. Toute littérature aujourd’hui se situe dans une bibliothèque relationnelle immense. Je suis très admiratif des auteurs qui ont été importants pour moi, je les nomme, je cite beaucoup. Il y a du paratexte, il y a beaucoup de références (même celles qui ne sont pas exprimées). Il y a véritablement une littérature des littératures et ça c’est une caractéristique à mon avis de l’esthétique contemporaine.  

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Considérez-vous le roman Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, publié en 1972, comme un ouvrage de la créolité avant la lettre ?

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Bien sûr. Et puis c’est un chef-d’œuvre absolu, magnifique, immortel, un classique. Effectivement dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, on a déjà une créolité agissante même dans la langue (la langue de Simone Schwarz-Bart est magnifique). Pourtant, quand je l’ai lu, il n’a pas eu l’impact créatif de Malemort (1975). Malemort a véritablement déclenché mon envie et la nécessité de mélanger le français et le créole. Une fois que je l’ai fait et que j’ai construit mon esthétique, je reconnais que dans Pluie et vent sur Télumée Miracle tout y était absolument. Ç’est le grand mystère de la rencontre d’une conscience avec une œuvre. Peut-être que Glissant, lui-même, a été influencé par l’apparition de ce roman. Quand on lit Le Quatrième siècle, le roman avant Malemort, il n’y a pas un telle présence du créole. Il y a peut-être un phénomène qui s’est passé qui l’a amené à renforcer dans la langue française l’irruption du créole. C’est drôle parce que j’ai commencé à lire Malemort en Martinique et ça a été le rejet total, je l’ai trouvé complètement délirant. Et après, pendant mon exil en France, j’ai pu finalement accéder au roman dans un moment de nostalgie. Ce moment m’a révélé Malemort d’une autre manière. Peut-être que si j’avais lu à ce moment-là Télumée…

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Dans le roman Texaco, Marie-Sophie Laborieux lit dans son cahier : « Toi tu dis l’Histoire, moi je dis les histoires. Celle que tu crois tige-maîtresse de notre manioc n’est qu’une tige parmi charge d’autres. » (Chamoiseau, 2003, 117). Comment comprenez-vous l’entrecroisement entre l’Histoire et les histoires dans la fiction antillaise ?

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D’abord, il y a une réalité coloniale qui croise toutes les autres histoires. Ce qui est considéré comme l’histoire de la Martinique, de la Guadeloupe, du Brésil, c’est très souvent l’histoire de la colonisation de ces pays plus que l’expression d’une réalité où il y a eu beaucoup de silences, d’interdictions, d’oublis, de croisements. Quand j’étais jeune, je n’ai connu qu’une histoire de la Martinique, celle qui commençait en 1635. Et puis on a toutes les dates coloniales, les gouverneurs… Pas un mot sur les Amérindiens, pas un mot sur les esclaves africains, pas un mot sur les immigrants. Il n’y avait que les colons. C’est assez frappant. Donc, il y a une Histoire en majuscule et au-dessous il y a toutes les autres histoires. C’est la poétique de Glissant qui va les explorer et qui va me permettre d’aller chercher d’autres histoires et comprendre que l’histoire de la Martinique, de la Caraïbe et des Amériques, d’une manière générale, ne peut pas se raconter d’une façon monolithique, mais véritablement en mélangeant différents niveaux de présence, de silence, de cris, enfin, une complexité narrative et historique qui est liée à la relation. Avec l’esthétique de la relation dans tous les pays du monde aujourd’hui, plutôt que de voir le récit du vainqueur, il faut essayer de trouver l’ensemble de récits. Moi, quand j’ai écrit Chronique des sept misères, je pensais faire un roman polyphonique. Je voulais que ceux qui racontent le marché soient toutes les voix du marché. J’avais une série de petits récits. Si vous allez à Bibliothèque Schœlcher, vous demandez le manuscrit de ce roman et vous allez vérifier cela. Je voulais que ce soit une mosaïque et pour cela le premier manuscrit était assez chaotique, il y avait beaucoup de témoignages. J’ai repris la démarche pour Solibo Magnifique au moment de décrire le personnage. Ça a fait une esthétique littéraire que j’ai reprise dans pratiquement tous mes romans. Une fois que j’ai compris qu’il fallait véritablement aller chercher ceux qui ne parlaient pas, qui avaient été écrasés, j’ai fait une esthétique du divers, de la diversité.

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Dans ce sens, la littérature s’érige d’emblée comme conquête d’une parole réparatrice ?

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Autant la littérature exprimait l’unité communautaire, le grand récit national, la grande histoire nationale avec un grand H ne reproduisait pas la réalité, elle racontait l’imaginaire dominant et elle soudait une communauté faite de diversité. Elle soudait cette communauté autour d’un récit mené par l’imaginaire dominant. Maintenant, avec la relation on s’aperçoit que ce qui a donné les États-nations, les drapeaux, les hymnes nationaux, des livres d’histoires où chacun prend son histoire comme si elle était le centre du monde, a été dépassé. Nous en sommes sortis. Et aujourd’hui, lorsque la littérature s’exprime, elle ne s’exprime pas pour fonder une communauté monolithique mais elle s’exprime pour explorer des complexités relationnelles. Elle exprime plus une complexité, une diversité, qu’une unité. C’est pourquoi le récit se déconstruit, la construction devient plus complexe, le personnage est beaucoup moins défini, le langage est plus bizarre. L’évolution de l’esthétique romanesque littéraire est liée au fait que c’est la diversité, la complexité, le changement permanent, la fluidité, l’imprévisible, l’incertain qui priment plutôt que la stabilité des communautés qui donnaient le grand récit.

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Dans votre conférence « L’esclavage : quelle influence sur notre poétique » à Fort-de-France, en octobre 2016, vous avez préconisé que « Ce n’est donc pas le traumatisme qu’il faut craindre mais de ne pas pouvoir, de ne pas savoir, le transformer en un élan vital ». La thématique est présente, par exemple, dans votre roman Un dimanche au cachot. Alors, je vous pose la question : quelle est influence de l’esclavage sur votre poétique ? Elle a été transformée en élan vital chez vous ?

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Oui, j’essaie. C’est vrai que pendant longtemps ça a été paralysant pour la plupart d’entre nous parce que ça a été un pathos, une douleur, un traumatisme qui n’a pas été traité. C’est-à dire que quand il y a eu l’abolition de l’esclavage, les maîtres ont été indemnisés, les esclaves ont été lâchés un peu livrés à eux-mêmes, beaucoup sont restés dans les habitations. Leur histoire, leurs héros, leur résistance, ça s’est dilué, a disparu et même tout le monde a voulu oublier ça. Dans les livres d’histoires on ne célébrait que les Blancs, les libérateurs, les abolitionnistes. Donc, il y a eu une réalité qui a été étouffée et qui peut-être a provoqué des raideurs. C’est vrai que tout le travail de notre génération et celui que j’ai essayé de faire, était de considérer autrement ce moment de l’esclavage : pas simplement un lieu de mort mais aussi un lieu fondateur. Pour comprendre les réalités antillaises, les créations musicales, les pratiques culinaires, le rapport aux enfants et aux femmes, la structure familiale, il fallait s’intéresser aux rapports de force et aux forces qui étaient présentes dans la relation esclavagiste. Et c’est vrai que le fait de dénoncer, de se plaindre, d’être en colère, d’accuser l’Occident nous avait empêchés de considérer cet espace et de l’explorer pour bien comprendre ce qui s’était produit et bien comprendre non seulement comment nous avions résisté mais aussi où étaient les vrais héros et comment la culture qui allait en sortir était une culture de résistance et de réhumanisation. Notre génération l’a fait très très très largement. Fanon et Glissant avaient commencé. Pour moi, c’est à partir de la déflagration esclavagiste que j’essaie de comprendre toute la Caraïbe, les Amériques et la totalité du monde contemporain. C’est véritablement pour moi le lieu de commencement.

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Des thématiques telles que l’esclavage, la plantation, la colonisation, l’enfance et les ancêtres fécondent les trames littéraires antillaises, en général, et la vôtre, en particulier. Le travail mémoriel est-il la force motrice de la littérature antillaise ?

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Oui, d’une certaine manière parce que nous sommes nés dans le phénomène colonial, la colonisation, la traite, l’esclavage et ce sont des processus sculpteurs de l’humain. Une bonne partie de ce que nous étions était laissée dans l’oubli, dans l’obscurité. La lumière portait sur l’histoire des vainqueurs, ce qui fait que toute la tradition populaire (la survie, la résistance) restait dans l’obscurité. Moi, je me souviens quand j’ai commencé à écrire de la soif que j’avais des études. Toutes les sciences humaines nous étaient précieuses et on s’apercevait qu’il y avait un grand déficit dans ce domaine. Les psychanalystes, les psychologues, les sociologues, les historiens n’ont pas suffisamment exploré cette réalité qui a donné ce que nous sommes, qui a donné la société antillaise et d’une certaine manière l’Amérique des plantations. À partir de là, il fallait fouiller dans les mémoires populaires, récupérer l’oralité, inventer une exploration scientifique. Dans mes premiers livres, je me dis que je suis ethnographe et même anthropologue de moi-même. Glissant disait qu’il faut être ethnographe de nous-mêmes. L’écrivain se retrouvait dans la nécessité d’être psychologue, psychanalyste, sociologue, statisticien… mobiliser toutes les approches de connaissance plus l’approche mémorielle. On a toujours eu dans cette réalité antillaise à la fois cette dimension semi-scientifique des sciences humaines et l’approche mémorielle, c’est à dire aller chercher dans la mémoire populaire, dans les vieilles traditions, dans la vision populaire quelque chose qui pouvait nous montrer le lieu du commencement, ce qui allait donner par la suite notre présence au monde. Du coup, la mémoire est devenue très importante dans la récupération de ce qui était devenu obscur. On ne trouvait pas de livres qui portaient sur nos réalités, mais on avait l’oralité, des chants, des conteurs, de vieilles personnes, des souvenirs, des témoignages.

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Dans le roman Solibo Magnifique, vous vous surnommez Chamzibié, Ti-Cham, Oiseau de Cham et Marqueur de parole (p. 30). Avec quelle épithète vous identifiez-vous davantage à présent ?

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Depuis la période esclavagiste, les esclaves perdaient leur nom africain, lorsqu’ils étaient nommés par le maître, qui décidait de les appeler par des noms chrétiens, bibliques. Si le nom donné par le maître ne prenait pas, il y avait un petit nom de proximité, de famille, de quartier qui prenait. Quand j’étais jeune, j’ai connu des gens en ne connaissant que leur petit nom. Dans les avis d’obsèques à la radio, beaucoup de gens ne reconnaissaient pas le nom du mort si on ne mentionnait pas son surnom. Le nom et le prénom de l’état civil étaient moins connus que le petit nom. Il y avait plusieurs manières de former les petits noms : sur l’apparence physique, sur un événement, … Mais ça pouvait être aussi une déformation du nom connu. Très souvent les gens m’appelaient Chamzibié. Dans mon nom il y a plein d’animaux (chat, chamois, chameau, oiseau) et j’étais poursuivi pour cela dans la cour d’école. C’est une pratique que j’ai reprise.

L’autre élément est que je me suis désigné « marqueur de parole » parce que, au début de l’écriture, il y a eu cette nécessité de récupérer à la fois l’oralité créole qui était oubliée, méprisée et le conteur créole comme personnage. Les contes étaient un peu explorés mais le conteur lui-même, le personnage qu’il représentait, son rôle dans la fondation antillaise restait à explorer. Pour bien montrer l’importance de celui-là, je me suis appelé marqueur de parole, celui qui va récupérer l’oralité créole et qui va essayer de comprendre le phénomène du conteur créole.

Après, pour montrer le façonnage et le formatage de l’imaginaire du néo-colonialisme et de l’idéologie néo-libérale, je suis devenu le « guerrier de l’imaginaire ». Aujourd’hui, je pense que je suis un artiste de la relation. Je ne me considère pas comme un intellectuel car l’intellectuel fonctionne avec des concepts et moi, je fonctionne tel un artiste, avec des organismes sensibles, des perceptions. Deleuze parlait de « percepte ». La matière langagière que j’utilise dans les romans c’est par sa forme, par ses sonorités déjà une manière de connaître, d’explorer, de montrer autrement, de faire ressentir des choses qui sont infiniment plus invisibles, plus sensibles, plus immatérielles. Donc, il y a vraiment une connaissance esthétique et artistique des choses qui est nécessaire et complexe.

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Puisqu’on parle de Solibo Magnifique, vous êtes vous-même un personnage suspect de l’assassinat du conteur…

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D’une manière générale, je suis dans tous mes romans. Dans la Biblique des derniers gestes, je suis à la veillée de Baltazar Bodule-Jules, je suis là quand Solibo Magnifique meurt, je suis dans le marché. Dans Dimanche au cachot, je suis en prison en tant qu’éducateur. Je suis souvent là et quand je ne suis pas là, il y a une sorte de regard sur moi-même en train d’écrire ou de créer. Il y a toujours une réflexion sur la littérature.

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L’entreprise littéraire a, d’une certaine manière, permis au conteur de ne pas mourir par une égorgette de la parole (p. 25) ?

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Non. Le conteur meurt. Il n’y a plus de conteur. La réalité de la veillée mortuaire, la vie des contes et de l’habitation n’existe plus. Ce qui existe est une tentative culturelle de pérenniser un standard qui est en train de se rigidifier, de se fossiliser ; de toute manière qui n’a plus les fonctions sociale, symbolique, artistique d’auparavant. Aujourd’hui ça a une fonctionnalité culturalo-folklorique.  C’est important parce que ça permet de ne pas perdre la continuité historique, mais ce n’est pas déterminant. Ce qui est déterminant aujourd’hui est de comprendre que l’idée n’est pas de faire revenir le conteur créole, mais d’être riche de tout le fond de l’oralité et de toutes les stratégies narratives du conteur et toute la poétique qui est dans l’oralité. Ça, c’est plus difficile à faire. Moi, je suis riche du conteur créole et de l’oralité. Dans la plupart de mon écriture, il y a une dimension orale et déclamatoire qui est présente. Dans Frères migrants, c’est comme s’il y avait une assemblée de poètes et qu’il y en avait un qui déclamait. Les conteurs pour nous sont morts, on ne pourra pas les ressusciter. Mais il y a une mémoire culturelle des conteurs qu’il faut faire par les politiques culturelles et notamment une poétique du conteur avec l’esthétique de l’oralité. 

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Vanessa Massoni da Rocha

Pluton-Magazine/Paris16eme/2021

Crédit photo: Francesca Palli

Copyright Pluton-Magazine Vanessa Massoni da Rocha.

Entretien réalisé le 3 et le 6 juillet 2017 à l’hôtel L’Impératrice, à Fort-de-France, Martinique. Publication inédite.

Vanessa Massoni da Rocha: Département de Lettres Étrangères Modernes de l’Institut de Lettres de l’Universidade Federal Fluminense, à Niterói, à Rio de Janeiro, au Brésil. Vanessa Massoni da Rocha enseigne le français langue étrangère et de littératures francophones. Elle s’intéresse à la recherche académique portant sur la production littéraire de la Caraïbe francophone et ses interfaces avec la littérature brésilienne et dirige des étudiants dans leurs projets. Ses domaines de recherches sont notamment la Caraïbe d’expression francophone, la Post-colonisation et la Décolonisation. Dans cette perspective, elle a créé et elle co-organise deux événements universitaires, à savoir: La Rencontre Littérature, Histoire et Post-colonialité, dans sa quatrième édition, et le Séminaire International de Littératures Caribéennes, dans sa première édition

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