Vers une déshumanisation de l’humanité

Nous finissons tous par être anesthésiés, insensibilisés, nous nous sommes fait prisonniers d’un système où l’Homme disparaît. Il est  avalé par le « progrès technologique » dont l’œsophage est tapissé d’un suc digestif qui dissout toute capacité de jugement.

Comment, dès lors rester « humain » quand l’éthique individuelle et la morale collective sont broyées dans un maelström d’outillages qui font disparaître les  « vraies »relations humaines, celles de la convivialité et de cette fraternité gravée au fronton de nos codes institutionnels.

 

Unabomber, le prophète oublié

 

Qui était Unabomber? Qui se souvient de Unabomber?  

 De 1978 à 1995, aux États-Unis, un mystérieux inconnu avait semé la terreur et la mort parmi les scientifiques et les ingénieurs en informatique, par colis piégés et bombes artisanales. Au fil des ans, il avait provoqué la mort de trois de ses destinataires et en avait blessé vingt-trois autres. Théodore Kaczynski avait finalement été identifié et débusqué en 1996 par les agents fédéraux à l’issue d’une traque inlassable. Ancien élève de Harvard, qui avait abandonné les mathématiques pour se retirer seul au fin fond d’une forêt du Montana et vivre dans une cabane qu’il bâtit lui-même et où il ne disposait ni d’eau courante ni d’électricité. Dans cette retraite, il vécut pendant dix-sept ans presque sans ressources, cultivant la terre, chassant le gibier et coupant le bois. Il se mit rapidement à rédiger et à diffuser tract sur tract pour dénoncer les développements de la technologie moderne «désastreux pour le genre humain». Puis, il entreprit de confectionner et ajuster ses engins mortifères avec une précision méticuleuse. C’était au nom de la vie, contre la technique qu’il répandrait désormais la mort.

Il développe longuement ses idées dans les deux cent trente-deux paragraphes du volumineux Manifeste contre la société industrielle dans lequel on trouve des arguments contre la technologie qui étaient – et restent – pour l’essentiel partagés par un grand nombre de penseurs, d’idéologues et de militants qui, depuis la fin des années soixante, s’entendent à imputer aux progrès de la techno-science les maux de nos sociétés. La thèse centrale de Kaczynski tient en peu de mots : il y aurait une incompatibilité radicale entre technologie et liberté. Son argumentation vise à montrer que l’individu se trouve aujourd’hui enrôlé au service d’un système implacable et que  la technologie moderne ne saurait se développer sans un contrôle et une régulation de la vie de tous. Quant à l’expansion des sociétés technologiques, il la montre bien enracinée dans une perversion de la nature humaine, laquelle, de son fait, ne connaît plus son développement normal. Cette nature veut que les êtres humains aient chacun pour soi un besoin vital de s’engager dans une quête de pouvoir. Mais ce pouvoir, en lui-même, ne saurait jamais leur suffire; ce qui compte ce sont les buts qu’il permet d’atteindre. Or, il existe deux sortes de buts : les buts naturels et les buts artificiels. Toute quête de pouvoir qui vise un but naturel (manger, boire, dormir, jouir) sera pleinement satisfaisante dans la mesure où il permettra à chacun d’affirmer son autonomie, même s’il faut s’associer à quelques autres pour y parvenir, même si l’effort doit être permanent et si le but n’est jamais définitivement atteint.

 Ce que l’on voit, affirme-t-il, dans les sociétés primitives où, malgré la rudesse de l’existence, les hommes affrontent les épreuves seuls ou en groupe, et n’éprouvent pas le stress et la frustration qui sont le lot de nos contemporains. Or, la puissance que nous avons acquise sur la nature s’avère telle que, dans les sociétés industrielles, l’individu ne consacre plus qu’un effort minime pour la satisfaire ses besoins physiques. Plus grave : cette satisfaction même apparaît liée à une «immense machine sociale» où nul ne trouve à satisfaire son besoin d’autonomie. C’est donc vers des «activités de substitution» que chacun se tourne pour se donner au moins l’illusion d’y parvenir.

Théodore Kaczynski donne une liste de ces activités: le sport, le travail humanitaire, la création artistique et littéraire, l’ascension sociale dans l’entreprise, l’accumulation frénétique de richesses et de biens, l’activisme social… Or, parmi ces activités de substitution qui mobilisent les êtres humains sans leur offrir de buts naturels figure, au premier rang, « le travail scientifique ». En réalité, martèle Kaczynski, les chercheurs et les ingénieurs ne recherchent que la satisfaction personnelle dont les gratifie leur travail par lui-même. Il est vrai que ce travail peut à l’occasion leur apporter la fortune et la gloire. Mais c’est rare. Et, surtout, là n’est pas l’essentiel : «La science et la technologie s’avancent à l’aveugle, n’obéissent qu’au besoin psychologique des scientifiques, des gouvernants et des chefs d’entreprises qui financent les recherches. » Si l’on définit la liberté comme «le pouvoir de contrôler les circonstances de sa propre vie », le développement des sciences et des technologies apparaît d’entrée de jeu incompatible avec elle. Quoi qu’il en soit de leurs motivations propres, le système a besoin de scientifiques, de mathématiciens et d’ingénieurs pour forcer le peuple à se soumettre à un mode de vie qui apparaît de plus en plus éloigné du « modèle naturel du comportement humain ».

Dans nos sociétés, chacun serait invité, incité ou obligé non à se soumettre à une argumentation idéologique avec laquelle des transactions et des compromis resteraient toujours possibles, mais à s’incliner devant une brutale nécessité technique. Voilà pourquoi en définitive il ne saurait être question de faire le partage entre les «bons» et les «mauvais» aspects de la technologie. (…) La technologie a ainsi acquis une telle puissance sociale que sa marche conquérante ne saurait être arrêtée. Elle se révèle par essence irréversible. Aucune loi, aucune institution, habitude ou code ne peut protéger efficacement les individus contre la technologie. »Elle vole les vies, les substitue, les élève puis les brise. Elle est éphémère. L’on ne dispose pas de temps suffisant pour comprendre ses impacts négatifs. Elle est elle-même déjà remplacé par une autre technologie. Les études sur ses effets ne sont souvent pas possible en raison de cette courte durée d’enchaînement de vie.

« Pour la première fois, nous allons devoir cohabiter sur la terre avec une espèce que nous avons créée. »

Nous nous retrouvons dans un monde à trois: les machines, les animaux et les hommes. Jusqu’ici les outils et machines n’étaient pas intelligents, ils n’étaient que des prolongements des organes humains. Voici qu’ils deviennent des prolongements de son cerveau, et acquièrent une part d’autonomie. Il va falloir apprendre à vivre à trois. L’autonomie de ces machines est illusoire, seconde, inévitablement limitée: elle dérive de l’autonomie humaine. Une machine, aussi perfectionnée soit-elle, dépend toujours, ontologiquement, de son créateur. C’est pourquoi ces machines ne parviendront jamais au degré d’autonomie qui est celui des hommes et des animaux. Elles peuvent, à l’occasion, et non par nature, être nos ennemies, jamais nos rivales. Une différence apparaît entre ces machines et les animaux: dans un monde de plus en plus sous l’emprise de la technicité: les animaux ont besoin de notre protection (nous avons des devoirs envers eux, même s’il est absurde de leur accorder des droits), l’aide des hommes leur est due sans qu’ils en aient conscience, alors que nous n’avons aucun devoir envers les machines. Ceci s’explique: l’homme est une fin en soi , l’animal aussi . En revanche la machine est créée  pour l’utilité de l’homme : pour son bien être ou le bien public (l’homme se doit les détruire dès qu’elle contrevient à ce bien-être). Il n’y a pas de devoir envers les machines. Plus ces machines gagneront en puissance, plus l’homme lui-même tendra à leur ressembler, plus il sera important de maintenir comme une norme rigoureuse la définition « classique », « humaniste » de l’homme, héritée aussi bien des Grecs que du christianisme et de Kant. Pareille définition est un rempart et un garde-fou.

 Le projet avorté d’Unambomber : arrêter le progrès.

« Supposons maintenant que la révolution anti-technologique souhaitée par Kaczynski ait effectivement lieu. Que verra-t-on sur Terre? Le triomphe, affirme-t-il dans un style dont la sécheresse semble vouloir démentir le prophétisme, de la «Nature sauvage», de la pure Nature dans l’éclat de son innocence. L’humanité découvrira alors que «la Nature constitue un contre-idéal parfait face à la technologie». Cette découverte se traduira par la constitution de petites communautés d’hommes, groupuscules très résolus parce que parfaitement éclairés sur les dangers de la civilisation technologique et industrielle. Mais s’il est vrai que seuls ces petits groupes organisés pourront mener ce combat à bien, il faudra pourtant que cette révolution soit universelle pour que la logique mortifère de la technologie se trouve définitivement enrayée et que les individus retrouvent la voie «normale» du développement humain, laquelle passe par la quête autonome de buts naturels strictement liés aux nécessités physiques de l’existence. »

Cependant, il ne faut pas oublier que ces évolutions peuvent se révéler utiles au bien être des hommes, à la médecine et à la chirurgie. Il ne faut pas oublier, non plus, que ces intelligences peuvent être nos serviteurs faisant à notre place ce que nous ne pouvons faire. A ce titre, il n’existe aucun droit de les arrêter . Quoiqu’il en soit, et quand bien même ce droit existerait-il, il y a un destin métaphysique de la technique, qui a bien été mis en lumière par Heidegger, dont rien ne dit que nous puissions sortir dans un futur proche. Un destin est un envoi depuis une origine qui est aussi une destination. Le destin technique de l’Occident se façonne dans la grande révolution intellectuelle (scientifique et philosophique) du XVII ème siècle. On ne sort pas de la technique, pas plus d’ailleurs que du capitalisme, cet autre destin de l’Occident, par un acte de la volonté.

La volonté de fabriquer un homme nouveau donne à réfléchir. Le communisme et le nazisme en ont été de monstrueux exemples. Cette volonté est la signature même des utopies totalitaires. Exprimer cette ambition trahit quelque chose auquel l’on ne prête pas assez attention : l’entreprise Google est une entreprise politique, pas uniquement commerciale et technologique, dont le but est de soumettre les hommes à son propre fantasme, à une idéologie unique, à fabriquer un homme unique (comme on parle de pensée unique) planétaire.

 

La science peut-elle vraiment résoudre tous les problèmes?

La science est à l’origine des problèmes. Il suffit de rembobiner le film de l’humanité pour voir ce qui disparaît ce qui réapparaît. La science n’a pas de modèle exact pour les grands problèmes des humains. En voulant trouver des solutions elle en crée d’autres et la chaîne ne se brise jamais. Comment peut-on confier notre futur à des apprentis sorciers ? Cela n’a pas de sens. Avons-nous jamais réalisé à quel point notre société était déshumanisée ? Le choc disparaît. Les images d’horreurs circulent à la vitesse fibre partout dans le monde si bien qu’on s’y habitue. La conception naturelle a changé. L’accouchement par voie naturelle tend à disparaître au profit de la chirurgie esthétique du ventre qui supprime la malédiction d’Eve à savoir la souffrance. Le sexe risque à terme de devenir un objet de perversion plus qu’un désir naturel. L’indifférence est devenue le carburant de notre éloignement. L’homme par nature n’est pas un solitaire. Les réseaux sociaux génèrent des comportements virtuels ou les aspects comme la charité, la gratitude, l’amour… les grandes qualités qui se développent au contact s’expriment maintenant par des émoticônes. Nous devenons froids comme le métal dans lequel est moulée cette technologie. Nous sommes atteints par ce virus qui nous empêche d’aimer l’inconnu et de lui venir en aide. Les hommes que nous sommes deviennent des robots. Un robot est par essence un humanoïde sans âme, sans instinct et sans conscience. Nous ne sommes d’ailleurs plus des individus, mais des numéros. Et plus le numéro consomme, plus la Société est satisfaite, ou du moins ceux qui la représentent au sommet et qui généralement se moquent éperdument de l’intérêt des peuples. Détruire l’humanité de l’homme en même temps, la terre, est essentiel au progrès quoi qu’on en dise. Nous n’avons jamais eu autant d’interdits. Et pourtant, la grande majorité de gens se sentent bien dans cette restriction exagérée de la liberté individuelle. Cette restriction semble être  la solution à de très grands problèmes d’ordre général. Car  aucune autre solution véritable n’a été cherchée exceptée celle d’utiliser à l’infini la capacité limitée d’adaptation de l’homme .

Les apprentis sorciers de la finance, des nouvelles technologies, de la médecine moléculaire, de l’industrialisation à outrance et autres faiseurs de miracles sont dépassés par leur création. La question se pose dorénavant pour nous de choisir entre rester un voyeur passif d’une humanité qui se délite ou devenir acteur d’un nouveau modèle de société plus humaniste, respectueux de son environnement construit sur de nouvelles bases de transaction humaines et économiques.. Dans le même temps, comme par ironie, on constate les impacts nocifs de ce trop plein d’Avoir qui au fur et à mesure transforme l’Être vivant en consommateur compulsif et la terre en  grande poubelle.

Reste à savoir quel genre d’espèce humaine sommes nous en devenir ? Le progrès est simplement une justification de nos désirs fous que nous faisons passer pour des besoins.

Un seul homme était-il en phase d’y réussir ?

Georges Cocks

Secrétariat rédaction  Fatima Chbibane

Copyright Pluton-Magazine/2016

 

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